Post-vérité : ces raisons qui rendent si difficile de contrer l’attrait des fake news <!-- --> | Atlantico.fr
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Claudine Tiercelin publie « La Post-vérité ou le dégoût du vrai » aux éditions Intervalles.
Claudine Tiercelin publie « La Post-vérité ou le dégoût du vrai » aux éditions Intervalles.
©WILLIAM WEST / AFP

Bonnes feuilles

Claudine Tiercelin publie « La Post-vérité ou le dégoût du vrai » aux éditions Intervalles. À l'heure des fake news et du fact-checking de mauvaise foi, de l'information en continu et des sciences alternatives, on pourrait facilement croire que tout est relatif. Mais pour ne pas céder au cynisme ou au nihilisme, on peut se tourner vers les recherches récentes associant sciences humaines et sociales, qui ont fait progresser l'analyse des mécanismes à l'oeuvre dans les manipulations des négateurs de la science. Extrait 2/2.

Claudine Tiercelin

Claudine Tiercelin

Claudine Tiercelin est une philosophe française. Elle est, depuis 2010, professeur au Collège de France, où elle est titulaire de la chaire de Métaphysique et philosophie de la connaissance. Elle est membre de l’Académie des sciences morales et politiques.

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Lutter contre le dégoût du vrai est tout sauf une sinécure. J’ai simplement voulu proposer ici quelques armes pour juguler le phénomène, bien incrusté, de post-vérité et ses effets pervers. On dira sûrement que j’exagère, voire que je me trompe de cible. Ce qui est en cause dans la crise de la post-vérité, ce n’est pas la vérité, voyons, c’est quantité d’autres choses ! La crise de l’opinion publique, de la représentativité, de la démocratie, la montée des dictatures, les problèmes politiques et économiques avivés par la guerre, les vilains réseaux sociaux, et in fne, la fameuse – ah, la formule magique! – « perte de sens ». Quant au vrai, il n’y a pas de quoi s’inquiéter : nous en aurions tous le « goût ». Frankfurt lui-même se veut rassurant : même si cela exige que nous en prenions soin (care), que nous y soyons plus attentifs, « l’amour » du vrai n’est pas près de disparaître, ne serait-ce que parce que nous en avons besoin pour survivre. Chiche. Perdre la vérité, ce n’est pas seulement une affaire d’instinct. Dans un monde où elle aurait disparu, nous continuerions sans doute à nous mettre sur le bas-côté de la route, pour ne pas nous faire écraser par une voiture, à ne pas manger dix tablettes de chocolat, pour éviter la crise de foie. Là n’est pas le problème : mais ce dont nous aurions été littéralement vidés, en revanche, c’est de ce qui est définitionnel de notre humanité, et peut-être même de ce que l’on peut encore se risquer à appeler notre appartenance à la civilisation.

Si les analyses que j’ai proposées sont correctes, on aurait donc tort de se tromper sur ce qui est au cœur de la crise, de n’y voir qu’un phénomène superficiel et passager et d’en sous-estimer la gravité. Si notre rapport au vrai est aussi profond et aussi inextricablement lié à toute une série de facteurs comme ceux que j’ai identifiés, et si est assez peu contestable l’insensibilité grandissante et omniprésente au vrai, l’indifférence à des distinctions aussi élémentaires que celle entre le vrai et le faux, si nous en sommes arrivés au point où nous préférons nous comporter comme des ectoplasmes avides de twitter, de texto-iser, de cliquer, d’émoticoniser, plutôt que d’écrire des phrases, sans lesquelles il ne saurait y avoir à proprement parler d’assertion ou de jugement, alors cela voudrait dire que nous avons accepté de vivre dans un monde où les individus que nous devrions pourtant nous obstiner à vouloir être, refusent de s’engager et d’assumer la responsabilité de leurs paroles comme de leurs actes. Cela voudrait dire que nous avons renoncé à vivre dans un monde autre qu’un monde de « solitude morale », un monde tout bonnement infernal. À certains signes, on voit poindre la proximité de la menace : que n’avons-nous entendu durant la pandémie ! L’obligation du port du masque constituerait la pire des consignes « liberticides ». En toute logique, rien ne distinguerait donc, finalement, un État démocratique libéral d’une dictature tyrannique ou d’un État terroriste. Aurons-nous le front d’entonner encore longtemps ce genre de refrain aux Ukrainiens bombardés par Poutine ? Aurons-nous encore longtemps le culot de tenir pour liberticides les lois qui n’autorisent pas le port du voile en France, quand des femmes iraniennes risquent leur vie pour avoir le droit de ne pas le porter ? Si nous perdons la vérité de vue, si nous sommes incapables de faire, comme le dit si joliment la formule, la part des choses, de quelles armes disposeront les opprimés pour répondre aux agressions des dictateurs ? Jusqu’à plus ample informé, avons-nous trouvé quelque chose de mieux que la vérité, que l’objectivité factuelle, et que la connaissance, pour les défendre ?

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J’ai distingué plus haut l’univers orwellien, de l’univers de la post-vérité, dont le principe est de faire disparaître la vérité objective, au sein d’un univers démocratique, en la dissolvant, en quelque sorte, de l’intérieur. Mais j’ai insisté aussi sur le fait que les conséquences y sont, dans les deux cas, assez voisines, puisque le totalitarisme et le post-véritisme sont l’application, sous des régimes opposés, d’une seule et même stratégie : rompre toute relation entre le langage et la réalité, et empêcher tout accès à la vérité objective, de manière à détruire les conditions mêmes de la liberté.

Compte tenu de certains signes plutôt inquiétants que présentent aujourd’hui nos démocraties, peut-être n’est-il donc pas inutile de rappeler ces mots d’Orwell :

« Le Parti vous disait de rejeter le témoignage de vos yeux et de vos oreilles. C’était son commandement ultime, et le plus essentiel. Le cœur de Winston défaillit quand il pensa à l’énorme puissance déployée contre lui, à la facilité avec laquelle n’importe quel intellectuel du Parti le vaincrait dans une discussion, aux arguments subtils qu’il serait incapable de comprendre et auxquels il pourrait encore moins répondre. Et cependant, c’était lui qui avait raison ! Ils avaient tort, et il avait raison. Il fallait défendre l’évident, le bêta et le vrai [the obvious, the silly and the true]. Les truismes sont vrais, cramponne-toi à cela. Le monde matériel existe, ses lois ne changent pas. Les pierres sont dures, l’eau est humide, et les objets qu’on lâche tombent vers le centre de la terre. Avec le sentiment […] qu’il posait un axiome important, il écrivit : “La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Si cela est accordé, tout le reste suit.” » (George Orwell, 1984, Gallimard, 1949 « Folio », p. 119)

Extrait du livre de Claudine Tiercelin, « La Post-vérité ou le dégoût du vrai », publié aux éditions Intervalles

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