Philippe Sollers, ou l’avènement du Graal intérieur<!-- --> | Atlantico.fr
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Philippe Sollers publie "Graal" aux éditions Gallimard
Philippe Sollers publie "Graal" aux éditions Gallimard
©DR / F. Mantovani

Atlantico Litterati

Philippe Sollers (Joyaux, de son vrai nom) est mort le 5 mai, à Paris, à l’âge de 86 ans. Il sera enterré dans une stricte intimité familiale à Ars-en-Ré (Charente-Maritime). Selon sa volonté, une messe catholique sera célébrée. Il était né le 28 novembre 1936, à Talence (Gironde), près de Bordeaux.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

Voir la bio »

« Philippe Joyaux naît à Bordeaux dans une famille d'industriels. Après des études secondaires, il publie son premier texte en 1957 et prend le pseudonyme de Sollers, inspiré du latin et signifiant "tout en art". Encouragé par Francis  Ponge(1899-1988), il publie ensuite  Une Curieuse Solitude, ouvrage salué par Mauriac et Aragon. En 1960, il fonde la revue Tel Quel aux éditions du Seuil.  En 1961, il obtient le prix Médicis pour Le Parc. Il publie ensuite DrameNombres et Lois, puis  Paradis. En 1983, -année de Femmes et de son départ des éditions du Seuil- , Sollers rejoint Gallimard et  fonde une revue :  L'Infini, prenant la direction d’une collection du même nom. Sollers est membre du comité de lecture des éditions Gallimard »

-Voir aussi  la biographie détaillée,  la liste des œuvres ( romans, essais critiques)  et celle des prix littéraires sur Wikipédia

Thèmes de prédilection de Philippe Sollers romancier   : «  la lutte de l’individu face à une société falsificatrice et répressive » ; l’importance vitale de l’art et l’absolue nécessité des artistes. L’amour, ses plaisirs : une religion. L’insularité (d’où ce roman du Graal  perdu :  l’Art sauve autant que dieu incarné, c’est l’Amour retrouvé).

Pour ce qui est de la forme, les romans de Philippe Sollers sont  souvent des récits autobiographiques, enrichis un regard décapant sur l’époque, et de commentaires justes et méchants  sur le Spectacle, la Mode. Du grand art.  

«En observant la majorité des  romans de Sollers depuis « Portrait du joueur » (1984), on se rend compte que, par leurs schémas narratifs plus ou moins répétitifs ( ascension, initiation, ou libération du narrateur jusqu’au bonheur, associé chez Sollers à une forme d’ataraxie : le but du héros ? Accéder à la lumière, et à une certaine forme de paradis ») ;  ces romans parlent d’eux-mêmes et se regardent,  s’exhibent et dévoilent leurs mécanismes de construction. Ainsi, la place du rêve contribue à créer un motif récurrent.» Clara Ness/ « Du rêve dans les romans de Philippe Sollers ».

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Or -et c’est l’une des surprises de ce « Graal », si le roman semble appartenir au domaine du rêve éveillé, il participe d’une sorte d’optimisme tranquille, qui le distingue radicalement des autres romans de Sollers.Un optimisme désespéré, certes, mais optimismetout de même.Une sorte d’ élixir des sirènes -Atlantes, breuvage miraculeux qui rend au narrateur sollersien son bien : l’espérance. Règne ainsi dans « Graal » un plaisir charnel tranquille,(révélé par les souvenirs du narrateur) sans oublier le plaisir du texte, celui que l’auteur se plaît à exprimer, comme s’il jubilait d’avoir trouvé son trésor. « L’amour on ne le sait pas assez, consiste à trouver quelqu’un qui vous touche où il faut quand il faut »,précise le narrateur de « Graal » qui ajoute « Pour un Atlante conscient une telle rencontreest exceptionnelle et comporte une chance sur des millions ». Comme le souligneAntoine Gallimard dans sa lettre à Sollers, le narrateur revisite le mythe de la quête du Graal (cf.le calice contenant le sang du Christ). L’auteur débarrasse mine de rien le christianisme de sa haine de la chair ( en particulier la chair des femmes), et de sa détestation du plaisir charnel. Ré devient l’Atlantide sollersienne.

« Graal » est le roman d’un avènement. Jésus étant l’ami des artistes, écrivains et philosophes tels Platon,Baudelaire,Laclos,Borgès, Sade, ce bréviaire du libertin ne le choque pas.« Les papes ont détourné le lieu biblique vers la Grèce antique,elle-même inspirée par son vieil ennemi englouti, l’Atlantide »

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L’air marin chasse la tristesse qui pouvait subsister .Le narrateur semble avoir accès « aux secrets jalousements gardés », tels le temps, la mémoire, l’éternité. L’apôtre Jean est son guide (« arrivé le premier au tombeau. Il voit, et il croit. »)( l’Évangile selon Jean est le plus important en matière de christologie, car il énonce implicitement la divinité de Jésus : le Verbe incarné)

Philippe Sollers est formidable : chaque fois qu’il nous offre un nouvel ouvrage, quittant pour l’occasion son refuge d’Ars-en-Ré d’écrivainlégendaire, il parvient chaque fois à nous surprendre.Nous le lisons avec délectation, et le lecteur faisant toujours « la moitié du chemin » comme le rappelle Modiano, nous poursuivons avec Sollers rêveries et conversation.

Dans « Graal », lerécit s’enrichit demoments fictionnels brouillant les pistes car l’auteur est extrêmement pudique ;là encore, comme chaque fois avec Sollers,les séquences existentielles sontréinterprétées- voire transfigurées -par la force et les subtilités de son imaginaire. « Vivre avec Dieu, ne fut-ce qu’une semaine est un émerveillement continu, seconde par seconde ». Ce que l’apôtre Jean confirme dans «  Graal » : « Il y a encorebeaucoup d’autres choses qu’a faites Jésus. Si on les mettait par écrit une à une, je pense que le monde lui-même ne suffirait pas à contenir les livres qu’on en écrirait » Conclusion de Sollers : « Jean a bien vu ce qu’il a vu, le tombeau est vide. » Mozart et Bach sont présents. L’océan et la solitude inspirent l’auteur :« Graal » est un noble texte qui détruit la mort.

Annick GEILLE

« Graal », par Philippe Sollers ( Gallimard) /12 euros

Atlantico / Litterati / Extraits « Graal »  de Philippe Sollers / Gallimard

Extrait 1

La « lovée »

« Vous avez sûrement entendu parler de la « kundalini », dite la « lovée, cette énergie enroulée comme un serpent au niveau du sexe. La syllabe sacrée permet de la réveiller, et de la faire vibrer, même dans le silence, a travers le nombril, le cœur, la gorge, les sourcils, le front et le haut du crâne, où elle s’épanouit comme une fleur. Vous êtes votre propre fleur, le reste relève de la pudeur.

Juste cette précision : « le son S est émis involontairement et du plus profond de l’être, au moment du summum du plaisir amoureux ».

Le cri d’amour sonore, impossible à simuler, est donc un écho de la Parole Suprême. La majorité des mâles hétéros sont sourds, et se laissent facilement abuser. Les Sirènes ne chantent pas, mais râlent beaucoup faussement, et plus d’un marin enivré de désir finit par s’apercevoir que tout ça lui coûte trop cher.

La Parole Suprême jouit de la parole en tant que parole, et nous voici brusquement chez saint Jean, sans parler de Heidegger, qui préfère l’expression «  cheminement vers la parole », chemin qui ne mène nulle part, mais là où il faut, en pleine Forêt Noire. Quant à la cure psy par la parole, vous serez toujours très surpris par ce que disent vraiment vos rêves. Je laisse de côté les mystiques de toutes les traditions, pour n’en garder qu’un, le plus proche de la Parole Suprême, l’obscur et lumineux Maître Eckhart.

Heureux le garçon de quinze ans qui a été initié sexuellement par une femme atlante, dont le corps a été élu à ce sujet par la Parole Suprême. Elle accomplit là, souvent sans le savoir, un rite millénaire de l’Égypte antique ou des hétaïres grecques qu’on peut admirer sur des vases d’avant notre ère. Ces prêtresses préhistoriques connaissent les gestes au millimètre près, ce sont ces mères incestueuses par procuration, elles ne jouissent qu’en faisant jouir leurs jeunes garçons, et ces derniers sont donc armés pour la vie contre toutes les impostures. Ils ont, très tôt, vu et vécu, dans la vibration.

J’aurais dû faire analyser, en laboratoire, le code génétique des trois femmes atlantes que j’ai eu la chance de connaître. Elles m’ont choisi, je les ai tout de suite reconnues, elles m’ont beaucoup appris sur les continents disparus et les stabilités inaccessibles. C’est à elles que je dois de croire de plus en plus à l’Éternel Retour. »

Extrait 2

L’importance d’être Jean

Trois minutes de course, le choc de la Résurrection, et la durée humaine change de nature. Jean n’hésite pas à dire de lui-même qu’il est le disciple que Jésus « aime ». Il va même plus loin dans ce qu’il raconte : « Pierre, voyant Jean, dit à jésus : «  Seigneur, et lui ? ». Jésus lui répond : «  Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe. Suis-moi. » Ce « que t’importe ?», adressé à Pierre, est fabuleux, dans le genre « mêle toi de ce qui te regarde » et de ce que tu peux comprendre, toujours, à moitié . Il te manque la foi de l’amour

Jean insiste :

« Le bruit se répandit chez les disciples que Jean ne mourrait pas. Mais Jésus dit quelque chose de beaucoup plus mystérieux :«  si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne ».

Chaque détail dans les Évangiles a son importance. Jean, avant cette déclaration, se définit comme celui qui, pendant le repas final, s’est penché sur la poitrine de Jésus, et lui a demandé : « Seigneur, qui est celui qui va te livrer ? ».  Il n’en a donc aucune idée ou, plutôt, il pose la possibilité que ce soit n’importe lequel des autres, y compris Pierre. Tous sont virtuellement coupables, sauf lui. »

Copyright Philippe Sollers/ Graal/ Gallimard/12euros. Disponible chez les libraires et les grandes surface à partir du jeudi 3 mars

LETTRE D'ANTOINE GALLIMARD À PHILIPPE SOLLERS À PROPOS DE SON PROCHAIN ROMAN, GRAAL, À PARAÎTRE AUX ÉDITIONS GALLIMARD EN MARS 2022

29 octobre 2021

Mon cher Philippe,

C'est toujours avec un grand bonheur que je te lis, cher Philippe, et celui-ci "Graal" particulièrement. Ta lecture très personnelle du mythe de Graal nous fait oublier les Chevaliers de la Table Ronde pour découvrir la figure de Jésus et de Jean avec un habit de l'Atlante, ce migrant clandestin d'une île atlantique perdue. Dégager la parole de Jésus pour dégager son enseignement de la mièvrerie universelle du christianisme. Vive la belle liberté du "Graal intérieur" que ne contraint aucune parole bâillonnée en laissant place à la séduction et au plaisir charnel. Bienvenue à tous tes amis : Platon, Baudelaire, Sade, Laclos, le Christ, Borgès... au son de l'orgue joué par Jean-Sébastien Bach. Tu retournes les obsessions de l'époque comme le plongeur retourne le corps de la pieuvre, qui ne peut plus cracher son encre, qui la rend invisible.

Je suis heureux, cher Philippe, d'inscrire ton Graal, au programme de mars. Espérons que les candidats à la présidence de la République s'en inspireront!

Je t'embrasse avec mon affection fidèle —

Antoine

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