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Petite démonstration de la raison pour laquelle les taux négatifs sur la dette française sont encore... trop hauts
©DANIEL ROLAND / AFP

Illusion nominale massive

En décembre dernier, la BCE arrêtait son programme d’achats d’actifs, bien avant d’avoir atteint ses objectifs, et sans raison autre qu’une vague auto-limitation, fixée au hasard entre Karlruhe, Francfort et Berlin.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Il y a encore quelques jours, le Shogun Mario Draghi nous disait (ma traduction, mon anglais est rouillé et mon japonais un peu faible) : “Il n’existe aucune probabilité de déflation, une très faible probabilité de récession, et pas de menaces de désancrage des anticipations d’inflation”. Pour la BCE, la prolongation des incertitudes (tarifs douaniers, Brexit…) « laisse sa marque sur le sentiment économique » ; même message que celui de la Banque du Japon : tous les problèmes viennent de la nébuleuse extérieure, puisque nous sommes gérés à l’intérieur par des dieux vivants de la gestion monétaire. Avant-hier, on a assisté à un beau volte-face (un de plus) de la part des samouraïs de la BCE, Draghi en tête ; je vais en parler plus loin : il n’est plus trop question de nier quelques petits problèmes internes, les taux directeurs pourraient baisser, et les limitations pour les achats pourraient sauter. Hier, le taux d’intérêt des emprunts de l’Etat français à 10 ans est devenu pratiquement négatif (suivant en cela les taux allemands avec un peu de retard) : nous pouvons, en nominal, gagner de l’argent en nous endettant à taux fixe sur le long terme,… aux antipodes de nos experts les mieux payés et les plus télévisés qui nous expliquent depuis des années que les taux vont remonter (c’est toujours pour l’année prochaine), qu’il faut louer le Ciel d’avoir des autorités monétaires si sages qui ne singent pas du tout la longue liste des erreurs du Japon avec 20 ans de retard, qu’il faut donc se dépêcher de réduire la voilure avant l’inévitable krach obligataire (version Dennis Kessler ou François Fillon), ou qu’il faut se hâter d’acheter de la pierre n’importe où n’importe comment (version des agents immobiliers), ou qu’il faut tabler sur un rebond imminent des banques commerciales (version officielle de tous les financiers qui savent que leur « business plan » est en jeu), et autres fadaises dignes des années 30.

Comment en est-on arrivé là ? est-ce grave ? la faute à qui, à quoi ? et comment en sortir ?

C’est la faute de la BCE, de A jusqu’à Z. Elle n’est certes pas responsable pour les variables réelles (productivité, production de pétrole…), mais responsable pour les variables nominales (la plupart des choses économiques ici-bas sont nominales, à commencer par les taux nominaux dont nous parlons ici) : c’est la théorie même (la stabilisation du PIB nominal, c’est la charge du banquier central en échange de son indépendance), et l’esprit et la lettre du Traité européen. Depuis bientôt 12 ans, les perspectives nominales se portent mal (les banques réduisent leurs bilans…) et la BCE fait le minimum syndical pour compenser, toujours trop peu et trop tard : elle a étendu son bilan de 2600 milliards d’euros et elle a baissé ses taux courts en dessous de 0%, mais il a fallu pour cela attendre 2014 environ, pour une crise commencée en 2008… ; et si cette action parait énorme, elle devrait être mis en face de la fantastique destruction monétaire opérée par le secteur privé, et de la taille de l’économie du continent, et de ce qu’ont fait les autres (l’euro est encore trop cher) (une monnaie forte protège de l’inflation, une monnaie chère nous éloigne de la cible d’inflation). Résultat, les anticipations d’inflation menacent régulièrement de se désancrer (le forward 5 ans des marchés qui est pourtant bien complaisant chute à 1,1%), la promesse des 2%/an n’est plus qu’un souvenir (la moyenne du CPI core, qui surestime pourtant l’inflation via de nombreux biais, rôde à 1,2%/an depuis fin 2008), et logiquement les taux longs suivent un chemin de riquiquisation, sans que cela signifie que les marchés donnent quitus aux Etats au sujet de la soutenabilité à long terme des finances publiques... Toutes ressemblances avec le Japon ne seraient pas fortuites…

Ajoutez, chez nous, que certaines dettes servent de refuge et s’enfoncent donc encore plus vers les taux au nadir (parce que rien n’a été résolu pour aider vraiment la périphérie, ou pour restructurer la Deutsche Bank et autres zombies), ajoutez quelques facteurs structurels pour faire bonne mesure, pour aider surtout à diluer les responsabilités (sur-épargne, vieillissement, numérique, que sais-je,…), et vous obtenez des taux nominaux poussés vers l’abîme à chaque nouvelle interrogation sur la croissance, sur l’inflation, sur les banques eurolandaises. Et si les taux n’ont pas remonté pendant la phase de « reprise » et d’embellie des actions, pourquoi remonteraient-ils maintenant et dans les mois à venir ? Ne devrions nous pas prendre Keynes plus au sérieux, qui prétendait jadis (au 2e degré ?) que Silvio Gessel (le prophète oublié des taux négatifs, et lui parlait d’aller à -5,2%/an…) était un auteur plus important que Karl Marx ?   

Tout cela est grave, mais pas au sens où on l’entend le plus souvent. Ce n’est pas grave dans l’absolu : si ce n’était pas la conséquence des pressions déflationnistes mal guéries ou pas guéries du tout, des pressions issus d’un manque de demande et non d’un excès d’offre comme à la fin du XIXe siècle, nous aurions des taux sympathiquement négatifs ; après tout, comme le pensait Gesell, tout s’oxyde dans la vie, pourquoi pas l’argent, et une négativité qui résulterait d’une décision consciente ferait du bien à la demande agrégée (même si ce n’est pas l’instrument de 1er rang pour créer la monnaie dont nous avons besoin : mieux vaudrait un QE direct vers le peuple, sans passer ni par les marchés ni par les banques, des bons financés par de la création monétaire ex-nihilo que nous irions retirer à la Poste, en toute impunité tant que l’inflation ne revient pas). Il a fallu sans doute des taux nuls ou négatifs pour construire les cathédrales, et on peut voir des choses plus scandaleuses tous les jours, comme les taux quasi-usuriers pratiqués un peu partout sur les cartes de crédit par exemple. La négativité me choque moins que l’inversion significative et durable des courbes de taux (quand on prête plus cher à court terme qu’à long terme), qui elle relève de l’aberration, qui elle viole le principe un tiens vaut mieux que deux tu l’aura, qui elle consacre la guerre entre la partie courte des taux administrés de la banque centrale et la partie longue des taux de marché (presque toujours, c’est la partie courte qui est fautive).

Par contre, la négativité est grave dans le contexte actuel : elle marque une capitulation des marchés financiers, une reconnaissance que les tentatives de reflation ne sont pas au niveau, que la dégradation des perspectives va plus vite que les placebos de la BCE. C’est la conséquence d’une japonisation en phase terminale, pas la cause d’un hypothétique rebond : les gens ne se disent pas « chouette, les taux sont bas nous allons investir », bon OK ils le disent parfois (souvenez-vous de François Hollande et de son « alignement des astres »…), mais ils ne le font pas, ils n’en profitent pas et c’est normal car tout se passe comme s’ils comprenaient la contrepartie de ces taux. La négativité est donc inutile en plus d’être pathétique quand elle ne sert pas à infléchir les décisions privées et à abaisser les taux d’actualisation, elle est même nocive quand elle offre un paravent hypocrite à nos maitres monétaires qui surfent sur les illusions nominalistes (vous-voyez-bien-que-notre-politique-monétaire-est-accommodante : les-taux-sont-bas) (ah bon, alors Caracas mène une politique ultra-restrictive avec ses taux à 200% ?? franchement ??).    

Et puis la BCE (bien fol qui s’y fie) changea d’avis. Pas lors de sa réunion régulière, où elle nous servit comme d’habitude des brouets d’eau tiède, des prévisions irénistes de la part de ses économistes aux ordres, de nouvelles liquidités (TLTRO 3) pour les banques (pratique constante depuis l’été 2007, et sans intérêt, c’est le cas de le dire) ; Draghi avait même osé évoquer au sujet de l’inflation une déconnexion entre le pricing de marché et « ce qu’attendent les gens » (les marchés seraient « trop pessimistes »… propos dignes de Trichet), et indiqué que la politique budgétaire aurait un grand rôle à jouer lors de la prochaine crise (toujours cette tendance à balancer les responsabilités vers les autres ; on accuse les Etats de tous les maux dépensiers, et pour ne pas trop agir on les invite à… dépenser… partout, mais sauf en Italie bien entendu, le seul pays où justement plus de dépenses se justifieraient très bien). Ceci dit, Draghi était plus affirmatif que d’habitude sur le fait que les taux négatifs n’avaient pas engendré d’effets pervers pour les banques (on sait à quel point le sujet est sensible pour la BCE, peuplée d’anciens et de futurs banquiers...), et il reconnaissait un débat interne parmi les satrapes gouverneurs sur de possibles mesures de soutien (baisse des taux courts ou QE ? wait & see) en cas de scénario économique hostile (c’est vrai que rien ne presse, le ralentissement économique se voit depuis mars 2018, quelques mois après la décision de Draghi de ralentir le QE, on a tout notre temps…).

Le 7 juin, le jésuite Draghi, en parlant du QE : « nous avons maintenant – puisque nous nous sommes arrêtés d’acheter des obligations – des marges de manœuvres considérables. Nous avons aussi le confort de la loi, après que la Cour Européenne de Justice nous ait donné explicitement une large discrétion pour poursuivre de manière proportionnée nos objectifs et respecter notre mandat ». Ahahah : la pseudo-règle des 33% (qui succédait aux 25%) pourrait se transformer en règle des 50%. Traduction pour les non-spécialistes : nous avions fait croire que nous ne pouvions plus faire de QE pour ne pas trop choquer les juristes allemands, en fait la décision de la CJCE de décembre dernier (au moment même où cessait le QE…) nous autoriserait à en faire plus ; c’est nouveau, ça vient de sortir, l’interprétation de la jurisprudence évolue fort opportunément dans la zone euro.

Confirmation le 12 juin avec Benoît Cœuré, lieutenant en japoniseries de Draghi, qui précise l’idée (il a une license de japonais, ça ne s’invente pas) : “The European Court of Justice has stressed the relevance and usefulness of limits. The limits are there to guard against monetary financing and to protect the price discovery process. On the other hand, the ECJ has also affirmed the principle that we should have broad discretion in designing our instruments. The limits are ours.” WAOUAHHHH. Ma traduction : “c’est nous qu’on decide, c’est nous les chefs, nos limites sont celles que nous décidons”. Tout ce que je vous raconte depuis des années sur Atlantico est confirmé : la banque centrale FAIT CE QU’ELLE VEUT, elle utilise les gouvernements ou le Traité ou la conjoncture mondiale pour diffracter le blâme ou pour faire semblant, mais en réalité elle n’en fait qu’à sa tête, son autorité est régalienne sans contrepouvoirs, sa puissance est souveraine sans avoir à rendre des comptes, elle aurait pu faire plus de QE pour éviter ce bazar de l’inflation nulle et des taux négatifs, mais elle ne voulait pas, et maintenant que son scenario de reprise mondiale par le Saint Esprit tombe à l’eau, maintenant qu’elle doit à nouveau s’exposer un peu, elle change d’avis, suivie servilement par les banques et les marchés, mais pas trop non plus et pas trop vite, bien entendu, pour ne pas prendre toute la responsabilité, on attendra novembre au moins pour le remplçant de Draghi, on a du temps quand on ne paye pas les consequences...

Le 18 juin, Mario enfonce le clou à Sintra, au cours du symposium annuel de la BCE près d’une forêt qui est l’un des grands centres de la sorcellerie : “In the absence of improvement, such that the sustained return of inflation to our aim is threatened, additional stimulus will be required” ; “the ECB could still cut rates, adjust its guidance, offer mitigating measures to counter the unwanted side effects of negative rates and it also had “considerable headroom” for more asset purchases.“

Bref, la BCE va revenir à la case départ, mais à son allure, et de façon discrétionnaire, et ne dites pas qu’elle n’est pas gentille, car les taux sont négatifs, et puis ce ne serait pas européen de votre part, vous votez pour Victor Orban ou quoi ?

Où cela se terminera-t-il ? Je n’en sais rien. Il y a une décennie encore, j’aurais répondu comme tout le monde qu’on ne peut pas descendre en dessous de 0% sur des taux nominaux. Je sais par contre que seule une détente monétaire massive pourrait permettre une amélioration des perspectives susceptible de nous ramener vers des taux à 2% environ. Ce n’est pas impossible avec de la monnaie hélicoptère, un QE plus direct et plus massif en direction des ménages et des firmes (il faut contourner les banques qui constituent un canal de transmission bouché, et même éviter les marchés si les effets richesse sont trop concentrés), une coordination avec les autorités budgétaires, plus de mansuétude vis-à-vis de l’Italie, de la détermination... Ce n’est probablement pas ce qui se passera, vu le casting à Francfort. Nous aurons peut-être un QE2 et un QE3, et toujours quelques largesses vers les banques pour qu’elles n’implosent pas car depuis 2014 c’est la BCE qui est en charge de la zombification supervision du secteur ; nous n’aurons pas plus et pas mieux, rien de très innovant et surtout pas ce qu’il faudrait, une cible rénovée qui ferait sens, une cible de PIB nominal, et whatever it takes ensuite pour la respecter.  

En attendant, nous obtenons une détente monétaire un peu partout, mais pas pour les bonnes raisons. Conférence de Chicago, 4 juin : Powell dit quelques mots sur les négociations commerciales. « La FED se tient prête à agir afin de soutenir la croissance ». Dingue : ils justifient une future baisse des taux par… des tensions protectionnistes !! Une banque centrale doit agir en cas de choc de demande, elle ne peut pas faire grand-chose en cas de choc d’offre (comme une guerre tarifaire), sauf éviter de faire des bêtises dans un sens ou un autre… Et, en plus, c’est encourager Trump dans ses dérives protectionnistes, en lui offrant une protection en béton !! La seule façon de contrebalancer Trump est de le virer (les électeurs aux USA) ou de baisser les tarifs douaniers unilatéralement (pour nous) ; mais baisser les taux d’intérêt ou faire du QE ne sert ici à rien. Mais nos chers banquiers centraux souhaitent tellement faire oublier les tensions déflationnistes internes, domestiques, qu’ils en rajoutent dans les chocs externes, pour justifier leurs revirements…

A « court » terme (fin d’année tout de même à attendre en zone euro…), une détente monétaire, sans doute trop faible et à confirmer, qui sera pourvoyeuse de taux plus bas s’ils passent par cet instrument, et peut-être à terme de taux plus hauts s’ils passent par un QE2. Ne pas en attendre des miracles, mais c’est mieux que rien. A moyen terme, comme les raisons officielles diffèrent des raisons véritables, et comme l’illusion nominale règne en maitre, et comme l’inflation véritable diffère de l’inflation statistique,… nous verrons, la poursuite de la japonisation assez probablement au Nord, et peut-être des choses plus désagréables au Sud (les italiens sont incroyablement patients vis-à-vis de l’euro qui les détruit à petit feu). Ensuite, un vrai problème, quand les gens vont découvrir que les banquiers centraux auraient pu, auraient du agir bien plus, bien mieux. On voit déjà Trump tacler la FED, et le pire c’est que cet imbécile a raison de les tacler ; je ne parle même pas de la BCE, qui mériterait plus que des remontrances sur Twitter. J’en viens presque à souhaiter la réussite de Facebook, avec son Libra, moi qui pourtant déteste et les crypo-monnaies et Zuckerberg... Nous voilà donc aux portes du populisme d’un coté et de la ploutocratie new look de l’autre, tout cela par défaut de contre-pouvoirs monétaires dans un système plus classique, plus parlementaire. Voilà la source première de nos malheurs, et des taux négatifs : l’indépendance hyperbolique des banquiers centraux depuis 20 ans, qui risque bien de se finir comme celle des années 1920 et 1930.

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