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Payé 28 000 dollars par mois pour écrire de fausses critiques sur Amazon : y-a-t-il encore des recommandations fiables en ligne ?
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Mensonges et trahisons

Todd Rutherford, embauché par des écrivains pour écrire des critiques positives de leurs livres sur Internet, a bouleversé le monde littéraire avec son site GettingBookReviews.com.

"Si vous avez aimé tel livre, nous vous recommandons celui-là". Amazon base ses bons conseils sur les pages Internet que vous avez consultés, et surtout, sur les critiques que les internautes laissent sur le site. Et si tout n'était que mensonges ? Et si les excellentes notes – les cinq précieuses étoiles –  données à un livre par plusieurs lecteurs ne venaient en fait que d'une seule personne ? Révélée par le New York Times, l'incroyable histoire de Todd Rutherford, qui gagnait sa vie en rédigeant critiques élogieuses après critiques élogieuses, démontre à quel point le système de notation sur Internet est faussé, mais surtout, pousse le monde littéraire à s'interroger sur la question du succès.

Tout commence il y a quelques années lorsque Todd Rutherford, salarié d'une entreprise censée convaincre les médias d'écrire des critiques des livres de leurs écrivains-clients, a une idée de génie : se débarrasser des intermédiaires. Et voilà notre Américain qui lance son site Internet, GettingBookReviews.com, traduisible par ObtenezVotreCritique.com. Tout est dans le titre : les écrivains n'ont qu'à le demander, et payer bien sûr, et le nouvel entrepreneur se charge d'écrire une critique de leur livre. La demi-mesure n'a pas lieu d'être. Non, les livres seront "incroyables, fantastiques, magnifiques, étonnants, passionnants", et beaucoup d'autres choses, tant que cela pousse les internautes à vouloir se procurer l'ouvrage. Plusieurs études indiquent en effet que la multiplication de critiques positives sur Amazon augmente les ventes d'un livre puisque censées être écrites par des lecteurs, elles donnent une impression de vérité, d'honnêteté.

99 dollars pour une critique dithyrambique, ce n'est donc pas cher donné pour un écrivain qui s'auto-publie et rêve de gloire. Le service attire en effet avant tout ces nouveaux écrivains qui ne sont pas soutenus par une grande maison d'édition et qui proposent par le biais d'Amazon une version électronique de leur ouvrage. Mais une critique ne suffit plus, et certains en veulent plus, toujours plus. A tel point que Rutherford propose des forfaits : 20 critiques Internet pour 499 dollars, 50 pour 999 dollars. Les plaintes de lecteurs qui fustigent le procédé se multiplient, les demandes d'écrivains en manque de succès aussi. Et le petit génie d'amasser un véritable butin : jusqu'à 28 000 dollars par mois.

Ne pouvant plus assurer l'écriture des nombreux articles, Rutherford va jusqu'à embaucher plusieurs personnes pour sous-traiter son activité ! Payés 15 dollars la critique, apprentis journalistes et autres gratte-papiers se bousculent au portillon. L'entreprise florissante de Rutherford a ainsi produit 4 531 critiques. Mais tout a une fin, et pour Rutherford, elle porte le nom d'Ashly Lorenzana…

Cette jeune femme de 24 ans, qui vient de publier le livre Sex, Drugs & Being an Escort (Sexe, dorgue, et être escort) qu'elle a écrit, cherche à attirer l'attention. Comme beaucoup d'autres écrivains, elle s'adresse à GettingBookReviews. Mais la critique tarde à être écrite, et l'auteure s'en prend alors à Rutherford et ses services sur plusieurs sites de consommateurs. Si l'entrepreneur n'attend pas pour la rembourser, le mal est fait. Google suspend son compte, expliquant qu'il n'approuve pas les publicités pour les services d'écriture de critiques positives, et Amazon retire de son site une partie de son long travail. La carrière insolite de l'Américain s'arrête ici. Mais il ne désespère pas. Et tandis qu'il vend des camping-cars à Oklahoma City, il pense déjà à son retour dans le monde de la critique littéraire, qui sort ébranlé de toute cette histoire.

Ebranlé, car l'entreprise de Rutherford montre bien que désormais les lecteurs se basent davantage sur des critiques d'Internautes pour acheter un livre et plus nécessairement sur celles de journalistes professionnels. Certains s'interrogent déjà sur la mort des critiques littéraires, tués par les lecteurs, mais pas seulement. Si certains écrivains, aujourd'hui connus, ont en effet admis avoir eu recours à ces "critiques-marketing" pour booster leurs ventes, d'autres se sont improvisés critiques de leurs propres livres. L'Américain Stephan Leather, auteur de best-sellers, a ainsi avoué avoir créé plusieurs faux profils sur Amazon pour s'écrire des critiques favorables. Le monde littéraire s'en trouve aussi chamboulé. En plus de découvrir des écrivains qui doivent en partie leur succès à l'écriture de fausses critiques, il se rend compte que les auteurs se tirent dans les pattes. Dénigrer le livre d'un concurrent sous couvert d'une fausse identité peut en effet ramener des lecteurs chez soi ! Et pendant que tout le monde s'écharpe, on oublie de souligner que la politique d'Amazon en ce qui concerne la vérification des critiques publiées sur son site est loin d'être stricte.

Atlantico a interrogé Alexandre Villeneuve, consultant en e-reputation.

Atlantico : Existe-t-il une estimation de la part de "bidonnage", de faux commentaires sur le net ? Quelle est-elle ?

Alexandre Villeneuve : C'est assez difficile à estimer. La seule société qui peut éventuellement faire ça c'est Trip Advisor qui a été très critiquée en raison du fait que son système était trop ouvert : n'importe qui pouvait laisser n'importe quel commentaire. Mais Trip Advisor ne peut comptabiliser que les faux commentaires qu'il a réussi a détecter. Or, il n'y a pas vraiment de moyen automatisé ne faire la différence entre un vrai commentaire et un faux commentaire. Il n'y a donc pas vraiment de moyen de faire d'estimation, puisque par définition l'activité de faux commentaires est une activité qu'on ne déclare pas. Je pense que peu de personnes vont même s'amuser à essayer de les quantifier parce qu’il y aurait trop de difficultés.

Dans quelle mesure les faux commentaires influencent-ils les ventes ? 

A nouveau, il est difficile de quantifier quelque chose que l'on n'arrive pas a détecter. Ce qui est certain, c'est que les gens s'y intéressent. En particulier dans certains secteurs d'activité comme le tourisme où les gens vont systématiquement jeter un œil sur des sites tels que Trip Advisor et Booking. Un bon avis ou un mauvais avis peuvent effectivement changer beaucoup de choses. Une récente étude a montré que 80% des gens faisaient davantage confiance aux commentaires écrits par des tiers sur Internet au sujet d'une marque, par rapport à ce qui est communiqué par cette marque elle-même. Précisément parce que les avis des internautes sont jugés plus indépendants.

Dans un documentaire de l'émission Special Investigation sur les faux avis (23e minute), le premier prix du faux commentaire revenait à 50 centimes à Madagascar. C'est donc vite vu pour un hôtelier, pour lequel les faux commentaires peuvent représenter 10 millions d'euros à gagner. Cela semble financièrement logique. Dans ces circonstances, il peut poster 200 ou 300 commentaires par mois.

La frontière semble parfois assez mince entre un vrai et un faux commentaire. Où placer la limite entre un faux commentaire qui constitue presque une arnaque, comme l'entreprise GettingBookReviews.com qui monnayait ses faux commentaires, et un cas qui relèverait davantage du conflit d'intérêt, dans le cas où des amis de l'entreprise ou de l'auteur déposeraient des commentaires élogieux sans pour autant être rétribués ?

Je ne sais pas si on peut véritablement parler d'arnaque, mais il est certain que ce que proposait Todd Rutherford relève bien du faux commentaire. Cela faisait deux ans qu'il le proposait, et le fait d'être payé pour ça fait une réelle différence. Au contraire, les avis d'amis déposés spontanément pour aider l'entreprise ou l'auteur ne peuvent pas vraiment être considérés comme des faux commentaires.

En outre, un hôtelier peut très bien demander aux clients satisfaits d'aller poster un avis sur Trip Advisor. Ce n'est pas illégal. Ce n'est pas un faux commentaire : c'est un commentaire qui n'est pas spontané, c'est légèrement différent. Ce que les marques essaient de faire, c'est de créer l'envie chez les clients d'envoyer des commentaires. Il peut aussi arriver qu'elles proposent aux clients des avantages, par exemple des bons de réduction, pour les inciter à poster un commentaire. On peut considérer que c'est proche du faux commentaire car il y a une forme de rétribution. Mais pour l'instant, la loi ne s'y est pas vraiment intéressée.

Tout dépend aussi du contenu objectif du commentaire. Si son auteur s'est vraiment rendu dans l'hôtel et peut le prouver, il est plus légitime qu'une personne qui n'aurait pas réellement testé le produit, comme c'est arrivé dans le cadre d'un jeu concours en ligne qui proposait des bons de réduction en échange de commentaires favorables.

Sur Facebook, certaines pratiques sont règlementées. Il est interdit de demander aux utilisateurs de publier des avis positifs pour gagner l'accès à un jeu Facebook. Les applications qui le proposeraient sont détectées et interdites. Malgré tout, les utilisateurs peuvent se proposer des jeux et le fait de faire la promotion d'un jeu en le proposant à ses amis peut aider la progression du joueur dans ce même jeu. Mais cela reste du marketing, et il ne s'agit pas de commentaires, et on ne propose pas d'acheter un produit. Ce qui est intéressant, c'est qu'il y a toute une gradation des avis, et de la neutralité des avis.

Existe-t-il en France des sociétés du type de celle de Todd Rutherford ? Existe-t-il une norme établie en France pour définir les faux commentaires ?

En France, la Direction générale de la consommation, de la concurrence et de la répression des fraudes (DGCCRF) a annoncé récemment que son enquête n'avait encore jamais débouché sur des condamnations. Mais une enquête est en cours, qui a donné lieu à huit procès-verbaux d'infractions, pour "pratiques commerciales trompeuses". Fréderic Lefebvre, à l'époque secrétaire d'Etat chargé au Commerce, a réclamé seulement l'année dernière que la DGCCRF s'intéresse aux faux commentaires. Pourtant, le phénomène existe depuis que les forums existent.

(Propos recueillis par Julie Mangematin)

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