Obésité normative : l’autre inflation qui étrangle la France<!-- --> | Atlantico.fr
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Le poids des normes fragilise notre pays dans de nombreux domaines.
Le poids des normes fragilise notre pays dans de nombreux domaines.
©JACQUES DEMARTHON / AFP

Inflation normative

Les normes ont envahi notre quotidien. En vingt ans, le nombre de règles et de contraintes a doublé. Christophe Eoche-Duval, juriste familier de la fabrique des normes, s'inquiète de cette dérive maladive bien française et propose des remèdes de choc pour lutter contre. Il vient de publier « L'inflation normative » aux éditions Plon.

Christophe Eoche-Duval

Christophe Eoche-Duval

Christophe Eoche-Duval est Juriste et écrivain.

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Atlantico : Vous publiez chez Plon « L’inflation normative » avec un sous-titre cinglant « Quand la France crève de trop de lois ». Alors que le gouvernement se débat face aux déficits publics sans paraître capable de rétablir la trajectoire budgétaire de la France ni d'endiguer son endettement, diriez-vous que les finances publiques ne sont que le symptôme du même mal ?

Christophe Eoche-Duval : Le lien entre l’inflation normative et ce qui s’avère aussi, mieux connue du grand public, l’inflation des prélèvements obligatoires (notre pays apparaissant comme champion des deux scores), est en effet abordé dans un de mes chapitres. Je suis frappé que les deux courbes sont spectaculairement indexées, à la même hausse, à peu près depuis la même période, milieu des années 80. La preuve scientifique absolue du lien entre ces deux inflations n’est pas possible, mais un faisceau d’indices, « graves et concordants » comme disent les juges, existe : la course aux normes, d’une part, entraîne sinon la course aux recrutements d’agents publics, pour  devoir contrôler les normes, mais, du moins, l’extrême difficulté de réduire le « train de vie de l’Etat », puisque c’est une forme de « fuite en avant » ; d’autre part, dans un autre chapitre de mon essai, je pointe la responsabilité peu discutable, voire démocratiquement grave, entre l’inflation de deux catégories de lois, les lois de finances et les lois de financement de la sécurité sociale, et l’inflation, non contrôlée, des prélèvements obligatoires, fiscaux ou sociaux, en France. Donc votre question est pertinente, et met le doigt sur une cause d’un des doubles effets du « mal français » de la boulimie normative et des charges publiques.

Haut fonctionnaire*, vous avez mis au point une méthode pour apprécier le volume supplémentaire de normes produites chaque année en France. Quels sont les chiffres les plus frappants de ce point de vue ?

C’est évidemment comme chercheur, indépendant, que je m’intéresse à ces questions. J’ai été frappé par deux constats : à lire les discours officiels depuis au moins 1995, plus un chef d’Etat ou un Premier Ministre ne nie la « maladie »  de l’inflation des normes, et nos concitoyens ou entrepreneurs en ont une intuition, une sorte de sixième sens, qui parfois les fait « râler », voire beaucoup plus. Je me suis donc demandé si c’était un simple « sentiment » d’inflation normative, ou bien une grave réalité d’inflation normative. Je laisse au lecteur de mon essai comprendre mon enquête, face à un sujet hélas complexe, mais que j’ai essayé de vulgariser au mieux. Car cela doit devenir une question grave du débat public, et, j’espère, en vue du débat prévisible de 2027. Après avoir analysé l’augmentation via différents critères, celui du Journal officiel, celui du nombre de textes, de lois, d’ordonnances, de décrets, j’en suis arrivé à une approche, beaucoup plus scientifique, en volume de « mots »**, grâce à l’outil informatique. Mais comme c’est « inaudible » pour tout un chacun, je l’ai transformé en volume d’heures de lecture de tout le Droit français en vigueur : j’arrive à 2516 heures. Bonne lecture, car «Nul n’est censé ignorer la loi » !

Au-delà de l’aspect quantitatif, que dire de l’aspect qualitatif des lois, réglementation énorme en vigueur en France ?

Tous les commentateurs, universitaires du droit , avocats, notaires, usagers, admettent là encore ce qui s’appelle la « dégradation » (certains disent même la « décadence du droit ») de la qualité de la norme : elle est illisible, complexe à trouver, complexe à comprendre, même par des professionnels. Il faudrait que tout citoyen soit docteur en Droit pour s’en sortir, et encore ! La France n’a pas de pétrole mais beaucoup d’usines à gaz juridiques. Là aussi, dans mon essai, j’explique qu’on peut prouver cette dégradation de la qualité des textes : depuis 2002, il faut de plus en plus de mots par article (de loi ou de décret) pour exprimer une règle, qui, ensuite, s’impose, avec le concours des sanctions de la Justice !

Cette avalanche de normes vous paraît-elle relever de la seule responsabilité des élites technocratiques et politiques françaises ou répondent-t-elles aussi à une demande sociale ?

Le professeur Carcassonne, éminent professeur de droit constitutionnel qui nous a quittés, disait avec humour « Tout sujet d’un « vingt heures » est virtuellement une loi ». Votre question est intéressante, en ce sens qu’elle est souvent l’excuse que se donnent par avance les « producteurs de normes », pour soi-disant répondre à une « attente ». Mais cette réponse, qui est en partie vraie comme mobile démagogique de facteur de l’inflation normative, ne devrait jamais dédouaner la grave responsabilité du législateur. Le législateur est-il une simple « planche à normes », qui n’ont pas d’abord été soigneusement évaluées dans leur utilité, dans leur coût, dans leur pertinence ; ou suis-je un Législateur, avec un L majuscule,  à la manière de Portalis, qui disait : « les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois » ?   Des lobbys, des « demandes » à la hausse, il s’en trouvera toujours ; il faudrait savoir aussi écouter les lobbys -aussi légitimes- qui alertent sur le « trop de normes ». Et le trop de normes, c’est nos entreprises qui devraient en parler le mieux ! Les écoute-t-on ?

En quoi cette inflation normative est-elle un mal spécifiquement français ? Ne peut-on l’imputer aussi à la complexification du monde ?

Bien sûr que le code civil de Napoléon avait moins de problématiques à régler, encore que je me méfie aussi de l’excuse, facile, de la « complexité », pour justifier la « complexification ». Toutes les démocraties parlementaires européennes et nord-américaines sont frappées par cette tendance. Sauf que l’exception française, encore une fois, se singularise : Grande-Bretagne, Allemagne, Belgique, par exemple, pour se limiter au cas européen, ont pris quinze ans d’avance sur nous par des mécanismes de rationalisation. Je raconte dans mon essai un colloque tenu en 2014 à l’Assemblée nationale où Britanniques et Allemands sont venus nous expliquer… ce qu’il faudrait mieux faire. Depuis, rien ne s’est passé.

Vous avez relevé la bonne volonté affichée par le premier ministre, lors de son discours de politique générale, lorsqu’il affirmait vouloir lutter contre l’obésité administrative. Comment expliquez-vous le fait que la volonté de simplification soit martelée en France depuis des décennies, et qu’elle ne réussisse jamais ?

Il faudrait d’abord poser la question au Premier ministre ! Ce qui me frappe en effet c’est que ce discours, positif, est exactement le même que celui d’un autre jeune Premier ministre, prédécesseur, de Gabriel Attal. C’était en 1974. Il s’appelait… Jacques Chirac.

Il y a donc une sorte d’échec, ou d’impuissance, au choix des concitoyens ; c’est hélas la seule chose qu’ils retiennent, au final. Ce qui ne participe pas beaucoup à la confiance dans la chose publique. Plutôt que d’avoir à simplifier, ensuite, je préconise de commencer par moins complexifier, avant ! Le gouvernement prépare un projet de loi, tant mieux, ce sera que la 38ème loi …depuis 1969 (selon mon décompte). Bref, la simplification, c’est un peu écoper la mer. Commençons plus sérieusement à limiter les fleuves qui l’alimentent et la font déborder.

Emmanuel Macron s’est fait élire sur la promesse d’une révolution et la volonté de rompre avec la matrice intellectuelle du système politique français. Quel bilan tirez-vous de cette volonté d’efficacité nouvelle qui avait été martelée par le président de la République ? Et quelle serait selon vous la vision politique susceptible de délivrer enfin la promesse de simplification ?

Dans mon essai, je rappelle deux mots et un signe de ponctuation tirés du discours au Parlement que le nouveau Président a prononcé, le 3 juillet 2017, devant le Congrès, à Versailles : « Légiférer-moins! ». Sept ans plus tard, je trouve que cette injonction n’a pas perdu une ride. 

*tenu au devoir de réserve, Christophe Eoche-Duval assume de s’exprimer comme chercheur

**l’auteur les appelle « mots Légifrance », du nom du site internet où sont publiés les textes

Christophe Eoche-Duval vient de publier "L'inflation normative Quand la France crève de trop de lois !" aux éditions Plon

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