Nouvelles routes de la soie : Xi Jinping ou le stratège aux pieds d’argile<!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Lincot publie « Le Très Grand Jeu. Pékin face à l'Asie centrale » aux éditions du Cerf.
Emmanuel Lincot publie « Le Très Grand Jeu. Pékin face à l'Asie centrale » aux éditions du Cerf.
©Selim CHTAYTI / POOL / AFP

Bonnes feuilles

Emmanuel Lincot publie « Le Très Grand Jeu Pékin face à l'Asie centrale » aux éditions du Cerf. Le devenir du monde se décide en Asie centrale. Aujourd'hui, le « Grand Jeu » continue. Avec, pour acteurs majeurs, la Chine mais aussi la Turquie, l'Iran, l'Inde, le Pakistan... Le rêve chinois de domination à partir de ce grand plateau démentira-t-il une histoire multiséculaire ? Extrait 2/2.

Emmanuel Lincot

Emmanuel Lincot

Professeur à l'Institut Catholique de Paris, sinologue, Emmanuel Lincot est Chercheur-associé à l'Iris. Son dernier ouvrage « Le Très Grand Jeu : l’Asie centrale face à Pékin » est publié aux éditions du Cerf.

 

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La Chine se joue des catégories auxquelles nous avaient habitués théoriciens et analystes des relations internationales. À commencer par le mot « culture » que l’on peut définir par un système de normes, de valeurs et de communauté d’appartenance et qui, dans sa conception chinoise, a des acceptions multiples ; l’une d’entre elles – et non des moindres – entrant en résonance avec la notion de « stratégie ». Celle-ci est associée à une interprétation subordonnant la culture au pouvoir d’un État corseté, depuis l’avènement du régime communiste, par une organisation léniniste. En cela, le discours officiel chinois est en adéquation avec les régimes illibéraux. C’est bien parce que la Chine a une approche différente de la culture et de son usage, que deux chercheurs américains du think tank de la Fondation nationale pour la démocratie, Christopher Walker et Jessica Ludwig, désignent désormais ce qui, selon eux, caractériserait le mieux sa stratégie comme relevant du sharp power.

Sharp signifie pointu, piquant, tranchant. Et les deux chercheurs en question filent la métaphore pour évaluer ce nouveau genre d’influence. Le sharp power est le « pouvoir qui perce, pénètre et perfore l’environnement politique et informationnel des pays cibles ». Ceux-ci sont victimes d’une propagande qualifiée à la fois « de subversive et de corrosive ». Même si les auteurs de ce rapport ont raison de comparer les initiatives de la Chine en la matière à celles entreprises par son partenaire russe, elles s’en distinguent aussi. D’une part parce que l’usage des « fake news » n’a jamais pris l’ampleur institutionnelle, diplomatique et militaire que lui ont conféré Moscou et l’un de ses « cerveaux », Valeri Guerassimov, que ce soit en Crimée ou en Syrie. D’autre part, parce que les initiatives de prestige de la Chine vis-à-vis de l’étranger visent à flatter l’orgueil national et à sécuriser des espaces qu’elle souhaite fidéliser. Or, cette sécurisation est l’un des grands principes défendus par le régime. La « sécurité culturelle » (wenhua anquan) va dans le sens de l’élaboration d’une politique façonnée par l’histoire traumatisante que subit le pays durant plus d’un siècle (depuis les guerres de l’opium jusqu’à la victoire des communistes en 1949). Christopher Walker et Jessica Ludwig ne croient pas si bien dire en employant ce terme de sharp. Car, dans une acception à laquelle ces deux auteurs n’avaient sans doute pas pensé, le mot signifie aussi « tailler » et, dans le contexte chinois, l’allégorie du jade ciselé dont il convient d’épouser les nervures, en suivant les conformités offertes par la nature, est l’un des plus grands topos de la philosophie chinoise. Il est illustré également par le Zhuangzi (IVe siècle) qui, rapportant la pratique harmonieuse du boucher Ding, en déduit que celui-ci a toujours su épargner le tranchant de sa lame. Cette dialectique inversée dans la perception souvent univoque que nous avons de la culture et de la politique propres à la Chine est un fait récurrent.

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Autre exemple des plus significatifs : celui de Deng Xiaoping. Dès les années 1980, le père de la réforme appelle ses concitoyens, en termes imagés, à reconstruire la Grande muraille. Paradoxe s’il en est, que peu d’observateurs occidentaux avaient relevé et qui reste d’actualité : toute ouverture de la Chine – celle aux investisseurs étrangers en est une – s’accompagne d’un dispositif de fermeture. Dans une société où l’on privilégie le discours allusif, il n’échappait à personne que la restauration toute symbolique de la Grande muraille était annonciatrice d’une résistance du régime, tout en montrant du doigt et en qualifiant de « pollution spirituelle » les valeurs que sont la démocratie et les droits de l’homme. L’échec de Gorbatchev à réformer de l’intérieur le système soviétique conforta les dirigeants de Pékin dans leurs choix. Plusieurs décennies après la longue parenthèse que furent respectivement l’expérience désastreuse du maoïsme et celle de la première république, ils semblent avoir renoué avec le legs d’une politique prônée il y a plus d’un siècle par un haut fonctionnaire de la cour mandchoue, Zhang Zhidong. Son aphorisme résume tout : « L’apprentissage chinois des principes fondamentaux et des études occidentales pour des applications pratiques » (Zhongxue Weiti Xixue Wei Yong). C’est à ce principe que souscrit aujourd’hui Xi Jinping.

En cela, le sharp power chinois est un instrument nécessaire à ce qui tient lieu de mantra : rattrapage pour le pays de son retard technologique et changement de paradigme ; la Chine n’étant plus – selon la formule déjà datée – l’« atelier du monde ». Corrélativement, cette priorité engage une mobilisation à la fois sociale et culturelle. Donc politique. Toutes les activités du pays lui sont subordonnées. Que ce soit dans le domaine de la politique éducative, de l’innovation industrielle ou numérique, des industries culturelles, de la mise en valeur du patrimoine ou de la pensée. Le projet OBOR (« One Belt One Road », « Yi dai, Yi lu » en chinois), encore appelé les Nouvelles Routes de la Soie, est le principal vecteur de cette stratégie. Globale, elle crée les conditions nécessaires à la sécurisation des objectifs chinois dans le monde. Malgré l’opacité apparente de sa finalité, elle ne laisse aucun doute quant à ses perspectives hégémoniques. Sur le temps long, dans un tout autre contexte et avec une vitesse certaine quant à l’exécution des moyens mis en œuvre (bien moindres qu’aujourd’hui il est vrai), le déploiement de cette puissance n’est pas sans rappeler les stratégies déployées jadis par la principauté Qin. Dès le IIIe siècle avant notre ère, elle aménagea des routes pour ensuite envahir ses voisins et s’imposer comme force normative. De cette conquête naquit le Premier Empire. Les dynasties suivantes s’en inspirèrent par l’établissement de villes garnisons d’après une tactique non d’endiguement, mais de contournement et de neutralisation de l’adversaire. Rétractable au gré des opportunités saisies par ses marchands et ses militaires, et caractérisée par l’aménagement de comptoirs, cette tactique est redécouverte par la Chine et ses dirigeants à l’aune de considérations bien actuelles et ce, où que ce soit à travers le monde. Dans ce contexte, la culture est un moyen. Fondamentalement hybride dans ses référents comme dans les possibilités, somme toute limitées, accordées à ses acteurs de s’épanouir et de créer en toute liberté, la culture, telle que la conçoivent les autorités chinoises, est symptomatique de ce qu’est devenu ce pays : une puissance « déconcertante ». Mais ce que la Chine n’avait sans doute pas envisagé, c’est que ces routes et points de passage qui visent à lui assurer prospérité et sécurité ne sont pas à sens unique.

Et ses dispositifs de censure de l’information, d’hypersurveillance de son territoire ne sont pas invulnérables. Nombre d’analystes ont ainsi remarqué que le corridor qui relie le Pakistan au Tadjikistan via l’Afghanistan offre aux islamistes une profondeur stratégique qui s’étend de l’océan Indien à la Chine occidentale. Ce corridor est à la jonction entre l’Asie du Sud-Est, l’Asie centrale et l’Asie orientale. Il est en mesure d’alimenter une radicalisation islamiste en Chine même, et dans des régions autres que ouïgoures où une partie des activistes semblent se laisser séduire par le wahhabisme. La crainte de cette contagion explique l’extrême attention des autorités chinoises pour le Moyen-Orient en général et l’Arabie saoudite, principale matrice du wahhabisme dans le monde. Dans une déclaration commune datant de décembre 2022, les dirigeants saoudiens et chinois rappelaient leur volonté de combattre le terrorisme. Preuve s’il en est que l’avenir de la Chine est lié aux hydrocarbures de la région mais aussi à une question sécuritaire de taille, et qui englobe de facto l’Asie centrale. Loin de se fermer au reste du monde, l’ouverture de la Chine aux pays musulmans peut être l’occasion de nouvelles opportunités comme elle peut comporter le risque de fragiliser ses intérêts ainsi que son dirigeant. Le « Rêve chinois » (Zhongguo meng), comme le qualifie Wang Huning, l’un des principaux conseillers du président Xi Jinping, l’inventeur de cette expression devenue l’un des slogans du régime, soit la garantie d’une vaste prospérité et le rattrapage du « rêve américain », pourra devenir réalité au contact des pays de l’Asie centrale ou au contraire, se transformer en cauchemar.

Extrait du livre d’Emmanuel Lincot, « Le Très Grand Jeu Pékin face à l'Asie centrale », publié aux éditions du Cerf

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