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“Nous vivons le divorce entre les économies de marché et les démocraties” : quand Emmanuel Macron met le doigt sur un problème majeur du XXIème siècle
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SOS économie qui profiterait à tous

Interrogé sur les conséquences du néo-libéralisme, Emmanuel Macron a répondu qu'il "[produisait] en tout cas des laissés-pour-compte". Une analyse qui pourrait expliquer qu'une partie des électeurs ne croient plus au système communément admis.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico :  Dans un entretien donné à l'hebdomadaire Marianne, Emmanuel Macron évoque les "laissés pour compte" du néo-libéralisme, et va jusqu'à déclarer que "nous vivons un moment inédit, et dangereux, celui du divorce entre les économies de marché capitalistes et les démocraties. Le capitalisme financier mondialisé produit des perdants éduqués, conscients, qui, aujourd'hui, disent non à la démocratie". Comment analysez-vous le phénomène ? A quand peut-on faire remonter ce processus ? 

Vincent TournierIl est tout de même assez cynique de la part de quelqu’un qui a occupé de hautes fonctions politiques, de venir expliquer maintenant que le capitalisme mondialisé produit des perdants. Le constat est juste, mais pourquoi n’en a-t-il pas parlé plus tôt ? Pourquoi n’a-t-il pas profité de son passage au ministère de l’Economie pour mettre cette question au cœur de son action, au lieu de passer son temps à s’occuper des bus et des taxis ? Mais plus sérieusement, il est clair, évidemment, qu’Emmanuel Macron vient d’entrer dans une nouvelle phase de sa campagne. Jusqu’à présent, il est resté très flou sur son programme, ce qui lui a assez bien réussi. Mais ce flou ne peut pas être maintenu sur la durée. Emmanuel Macron doit désormais envoyer des messages plus précis, mais tout en évitant d’être trop marqué sur le plan idéologique afin de conserver sa spécificité. C’est d’ailleurs pourquoi, en même temps qu’il glisse ses remarques sur les laissés pour compte, il propose de défendre une conception très libérale de la laïcité, provoquant une vive réaction de la part de Manuel Valls. Bref, il multiplie les signaux contradictoires pour jouer sur tous les tableaux, ce qui est astucieux mais risqué.  

Sur le fond, a-t-il raison de s’inquiéter d’un éventuel divorce entre la démocratie et le capitalisme ? Que la mondialisation capitaliste fasse des perdants, c’est maintenant une évidence. Pour autant, le peuple a-t-il cessé de croire dans la démocratie ? Ce n’est pas évident. En fait, ce sont peut-être moins les citoyens qui se détournent de la démocratie, que la démocratie qui se détourne du peuple. Car si on regarde attentivement, il n’y a pas aujourd’hui, en provenance des masses populaires, de puissant mouvement anti-démocratique ou anti-parlementaire comme on a pu le voir par exemple dans l’Entre-deux guerres. Les gens sont certes désabusés, beaucoup ne votent plus, mais ils restent dans une logique démocratique, ils ne basculent pas dans la radicalisation politique. Une partie des électeurs souhaitent probablement un pouvoir fort, mais c’est surtout pour regagner en efficacité, pour mieux servir l’intérêt général auquel beaucoup continuent de croire.

> Lire également : Pourquoi Samsung n’est pas vraiment fragilisé par l’explosion de ses téléphones tant le groupe coréen fait partie de ces oligopoles qui échappent à la concurrence aujourd’hui

Il n’en va pas forcément de même chez les élites. On peut se demander si ce n’est pas plutôt chez elles que se produit la véritable césure, la véritable perte de croyance dans la démocratie. Les élites y croient-elles ? Ce n’est pas évident quand on voit les réactions qui entourent les référendums, que ce soit hier avec la Constitution européenne, ou aujourd’hui avec le Brexit. Le citoyen de base ne peut qu’être troublé par un double discours : d’un côté, on fait un éloge dithyrambique de la démocratie participative, de l’autre les consultations populaires sont systématiquement dénigrées ou méprisées. Le décalage est encore plus flagrant quand on compare avec ce qui se passe à côté de chez nous, en Suisse, où les habitants du canton de Tessin viennent de légaliser par référendum la "préférence régionale" pour l’emploi. 

Eric Verhaeghe : De mon point de vue, le phénomène a toujours existé! Souvenons-nous du discours de Victor Hugo qui proposait déjà, à la fin du XIXe siècle, de faire des lois contre la misère. Dès cette époque, existait la conviction que la croissance économique ou le développement industriel se faisaient essentiellement sur le dos des salariés et de leurs droits. Dès cette époque, des armées de travailleurs de réserve prêts à tout pour gagner leur vie existaient. Imaginer que les problèmes d'aujourd'hui soient totalement nouveaux constitue donc une imposture. En réalité, la question des "objecteurs de conscience" face à un capitalisme excessif au sens large se pose de longue date, de droite comme de gauche. A neuf mois des présidentielles, on peut évidemment s'interroger sur le degré de sincérité de ces positions subitement généreuses. Ce qui mérite d'être souligné, c'est qu'Emmanuel Macron ménage ici la chèvre et le chou. Pour des raisons qu'on peut comprendre d'ailleurs, il ne veut se fâcher avec personne: ni attaques contre les élus, contre les patrons, contre les journalistes. Le message est bien passé parmi les troupes. 

Un sondage publié cet été montre que seuls 30% des millenials aux Etats-Unis estiment essentiel pour eux de vivre dans une démocratie (voir ici). Le déclassement économique, le manque de perspectives peuvent-ils être liés à ce résultat ? Dans quelle mesure peut-on imaginer que le néolibéralisme, dont les promesses en termes d'amélioration de la qualité de vie n'ont pas été une réalité pour tous, peut-il en être la conséquence ? Quels en sont les effets politiques et sociologiques, voire philosophiques ?

Vincent TournierIl est possible que nous soyons effectivement à un tournant, ce qui peut s’expliquer par la conjonction de deux phénomènes. Le premier est une forme de banalisation, voire de désenchantement, concernant la démocratie. En Europe de l’Ouest, la démocratie est désormais le bain naturel des jeunes depuis plusieurs générations ; le souvenir des régimes non démocratiques s’est estompé. De plus, la diffusion de la démocratie dans le monde depuis les années 1980 confère à celle-ci un caractère d’évidence. Du coup, la démocratie est perçue comme un cadre de vie quasiment naturel, une sorte d’acquis. Cela peut induire un certain détachement, un peu comme un enfant finit par se lasser du jouet qu’il a réclamé et adoré. Ce phénomène de lassitude est encore plus fort lorsqu’il y a une frustration par rapport à des promesses jugées non tenues. C’est un peu ce qui s’est produit en mai 1968, lorsque les enfants gâtés des Trente Glorieuses ont considéré que les choses n’allaient pas assez vite : "tout, tout de suite" était par exemple l’un de leurs slogans. A l’époque, les ouvriers servaient de caution : ils faisaient l’objet d’une idéalisation (le travail en usine était l’idéal romantique d’alors) et permettaient de démontrer que la démocratie ne tient décidément pas ses promesses. Aujourd’hui, cette frustration a changé de forme, mais elle est finalement assez comparable. La désillusion provient désormais des bénéficiaires de la globalisation, notamment les étudiants et les jeunes cadres mondialisés ou européanisés. Leur critique se justifie, non plus par le sort du prolétariat, mais par le sort des minorités, avec l’idée que la démocratie traditionnelle ne permet pas à ces dernières de trouver leur place. La démocratie est donc accusée de ne pas remplir sa mission, et elle doit être dépassée par une sorte de post-démocratie, quitte à rompre avec les principes fondamentaux de la démocratie, par exemple en instaurant la discrimination positive.

Le second phénomène est le sentiment d’être à la fin d’un cycle, celui de la croissance et de la prospérité, cycle qui s’est ouvert après 1945. Cette phase de l’Histoire a vu se généraliser l’Etat-providence et les mécanismes de protection sociale, ce qui a permis d’augmenter considérablement le niveau de vie et la sécurité des personnes. Mais aujourd’hui, ce système se lézarde sérieusement. La globalisation a provoqué des bouleversements considérables dans les économiques européennes, notamment avec la désindustrialisation. Les migrations de masse provoquent des micro-chocs culturels à l’échelle locale, ce qui débouche sur de nouvelles formes de séparation territoriale. Ce contexte d’insécurité culturelle et sociale donne un sentiment de dégradation généralisée, mais on aurait tort de n’y voir qu’un simple sentiment. On commence par exemple à observer une baisse de l’espérance de vie, ce qui est un signe particulièrement inquiétant. Mais d’autres éléments doivent être pris en compte. Il n’est pas certain, par exemple, que l’on puisse conserver longtemps le même niveau de la fonction publique. L’âge d’or est ici plutôt derrière nous. Certains s’en réjouiront car ils n’aiment pas les fonctionnaires, mais c’est un raisonnement à courte vue car, qu’on le veuille ou non, la France a été faite par son administration. Or, il ne faut pas sous-estimer les conséquences néfastes que peut avoir la dégradation des fonctions de base de l’administration comme la collecte des impôts, la gestion de l’état civil, ou l’attribution des prestations sociales. Le problème est que l’on risque d’entrer dans une spirale du déclin : les insuffisances de l’administration vont être exploitées pour demander encore plus de réformes et de coupes, alors même que l’autorité de l’Etat paraît plus que jamais nécessaire pour garantir la paix civile.

Dans l'interview donnée à Marianne, il est fait référence notamment à certaines situations qui peuvent laisser penser à une illusion du libre-échange comme dans la grande distribution où "les deux plus grandes enseignes se sont rapprochées", donnant une image de "communisme refondé sur des bases privées". Avez-vous d'autres exemples en tête d'oligopoles, de situations où la libre concurrence est faussée ? Quelle image cela peut-il donner à la population ? 

Eric VerhaegheNous avons un problème aujourd'hui, qui est celui de la lutte contre les ententes entre les agents d'un même secteur. Il est un fait que, pour conjurer les règles de la concurrence, certains acteurs se mettent d'accord secrètement sur les prix, ce qui est contraire au droit de l'Union européenne. L'enjeu de la compétition porte bien sur ce point. Il s'agit de faire respecter, au sein de l'Union, les règles liées au marché unique, qui excluent clairement le patriotisme économique. Or nous avons un gouvernement attaché au patriotisme économique, puisqu'il vient d'annoncer le sauvetage de l'usine d'Alstom aux frais du contribuable. D'autres ententes existent-elles? Certains ont accusé le secteur du tabac de pratiquer la sorte. En grattant un peu, on s'apercevrait que bien d'autres secteurs sont structurés de la même façon. Tout l'enjeu de la crédibilité de l'Union repose sur l'idée que vous pouvez préparer une autre boisson.  

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