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Mega amende pour Google : quand l’Europe prend enfin le taureau par les cornes
©Josh Edelson / AFP

Le pour

La Commission européenne a infligé aujourd'hui à Google une amende record de 4,3 milliards d'euros, pour abus de position dominante sur le marché. Pour Frédéric Marty, cette sanction extraordinairement lourde n'est pas nécessairement justifiée, car la firme américaine n'est pas la seule à faire usage de telles pratiques.

Frédéric Marty

Frédéric Marty

Frédéric Marty est chercheur affilié au Département Innovation et concurrence de l'OFCE. Il également est membre du Groupe de Recherche en Droit, Economie et Gestion (GREDEG) de l'Université de Nice-Sophia Antipolis et du CNRS.

 

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Franck DeCloquement

Franck DeCloquement

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée - EGA. Il intervient comme conseil en appui aux directions d'entreprises implantées en France et à l'international, dans des environnements concurrentiels et complexes. Membre du CEPS, de la CyberTaskforce et du Cercle K2, il est aussi spécialiste des problématiques ayant trait à l'impact des nouvelles technologies et du cyber, sur les écosystèmes économique et sociaux. Mais également, sur la prégnance des conflits géoéconomiques et des ingérences extérieures déstabilisantes sur les Etats européens. Professeur à l'IRIS (l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques), il y enseigne l'intelligence économique, les stratégies d’influence, ainsi que l'impact des ingérences malveillantes et des actions d’espionnage dans la sphère économique. Il enseigne également à l'IHEMI (L'institut des Hautes Etudes du Ministère de l'Intérieur) et à l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale), les actions d'influence et de contre-ingérence, les stratégies d'attaques subversives adverses contre les entreprises, au sein des prestigieux cycles de formation en Intelligence Stratégique de ces deux instituts. Il a également enseigné la Géopolitique des Médias et de l'internet à l’IFP (Institut Française de Presse) de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, pour le Master recherche « Médias et Mondialisation ». Franck DeCloquement est le coauteur du « Petit traité d’attaques subversives contre les entreprises - Théorie et pratique de la contre ingérence économique », paru chez CHIRON. Egalement l'auteur du chapitre cinq sur « la protection de l'information en ligne » du « Manuel d'intelligence économique » paru en 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).

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Atlantico : Pourriez-vous expliquer l’affaire ?

Frédéric Marty : Avec l’effacement des Windows Phone et de BlackBerry, les systèmes d’exploitation des terminaux mobiles sont essentiellement au nombre de deux. Un système qui fonctionne en silo fermé, l’iOS d’Apple et un système ouvert Android (80% de part de marché). La décision de la Commission porte sur ce second système et sur lui seul.

La Commission reproche à Google d’avoir imposé des conditions restrictives aux fabricants de terminaux dans leur développement  et dans le choix de leurs applications pour consolider sa position sur le marché de la recherche en ligne. La firme de Mountain View aurait indûment imposé la pré installation de son moteur de recherche (Google Search) et de son navigateur (Chrome) sur les terminaux. La position dominante sur le marché des moteurs de recherche aurait ainsi été étendue par effet de levier anticoncurrentiel aux terminaux fonctionnant sous Android et en retour la part de marché de ces derniers consolide et verrouille cette dominance initiale. Selon la Commission des fabricants et des opérateurs de réseaux mobiles auraient reçu des paiements pour pré installer ses applications et des clauses contractuelles leur interdisaient de vendre des terminaux utilisant des variantes d’Android non approuvées par ses soins (les forks Android).

Malgré le caractère ouvert du code d’Android, Google aurait entravé au travers de clauses contractuelles restrictives la capacité des fabricants et des opérateurs de réseaux à choisir librement les applications qui pouvaient être disponibles.

Pour étayer son raisonnement la Commission considère que Google jouit d’une triple position dominante. La première sur les services de recherche (90% de part de marché en Europe), la seconde sur les systèmes d’exploitation mobiles sous licence et la troisième sur les boutiques d’applications sous Android. Les deux dernières valent qu’on s’y arrête.

Dans l’écosystème d’Android, les fabricants de terminaux peuvent au travers d’une licence faire fonctionner leurs appareils sous Android. Il s’agit d’un système ouvert et non d’un système fermé en silo comme cela est le cas chez Apple où seuls les terminaux développés par la firme fonctionnent sous iOS. Cela conduit la Commission à distinguer deux marchés pertinents différents ce qui fait l’objet de vifs débats et qui sera sans doute ardemment discuté quand la décision elle-même sera publiée.

Déjà la Commission apporte des éléments dans son communiqué pour appuyer sa décision de considérer qu’un iPhone et un portable Android n’offrent pas le même type de services aux consommateurs et donc ne sauraient être vus comme substituables. Le raisonnement de la Commission sur lequel nous reviendrons quand nous aborderons le bien-fondé de la décision (pour ce qu’il est possible de juger sur la base d’un seul communiqué de presse) se fonde sur les différences de « gamme » entre les deux écosystèmes pour les consommateurs, sur les coûts de changements pour les utilisateurs d’Android qui opteraient pour des Apple et enfin par la possibilité d’utiliser le service de recherche de Google même sur un terminal Apple.

Le troisième marché pertinent défini est celui des magasins d’applications. Pour la Commission Play Store, le magasin d’applications fourni par Google, est dominant sur les téléphones fonctionnant sous Android (par exemple vis-à-vis d’un service de type Samsung Galaxy Apps que peut proposer chaque fabricant) et sa situation ne peut également être comparée à celle de l’App Store d’Apple…

Sur la base de cette triple dominance, la Commission caractérise trois abus de position dominante.

Le premier abus caractérisé par la Commission rappelle l’affaire Microsoft de 2004. Il porte sur la vente liée des applications de recherche et de navigation avec la licence du système d’exploitation. Dès 2011, Google Search aurait été préinstallé sur quasiment tous les terminaux mobiles utilisant Android. Dès 2012, la même situation aurait prévalu pour le navigateur Chrome. Bien que les utilisateurs puissent aisément changer pour les services de recherche et de navigation par défaut de leur choix, la Commission considère que cela créé une distorsion de concurrence. Ainsi seuls 5% des utilisateurs d’Android utilisent des services tiers, alors que 25% des utilisateurs de Windows Phone se détournaient de Bing, le moteur de recherche de Microsoft, d’ailleurs lui aussi préinstallé par défaut dans cet écosystème. L’effet de ces préinstallassions aurait été d’entraver l’accès au marché de services concurrents. 

Le deuxième abus tient aux paiements conditionnés à la préinstallation de Google Search. Le parallèle pertinent est ici celui de l’affaire Intel en 2009. Par des remises de fidélités, Intel avait été accusé d’avoir exclu du marché son concurrent AMD même si ce dernier était plus efficace que lui. En effet, pour un fabricant de PC, opter pour des puces AMD même sur une faible part de sa production conduisait à renoncer à l’ensemble des remises offertes par Intel. Ainsi, le paiement (sous forme de remises) aurait produit les mêmes effets qu’une clause d’exclusivité. Le raisonnement de la Commission en 2009 avait été validé en 2014 par le Tribunal de l’UE avant d’être renvoyé devant ce dernier en septembre 2017 par la Cour de Justice pour une nouvelle évaluation des effets concrets de la pratique en regard de toutes les circonstances du cas.  La Commission annonce donc dans son communiqué avoir rigoureusement mis en œuvre cette évaluation. A nouveau, il est impossible d’en juger sur la seule base du communiqué de presse.

Le troisième abus porte sur l’entrave au développement et à la mise sur le marché de terminaux utilisant des systèmes Android modifiés (les fork Android). Pour la Commission, cela aurait conduit à empêcher l’arrivée de concurrents, tels Amazon et son fork Android « Fire OS ». Cette entrave aurait bien entendu été également préjudiciable aux consommateurs les privant d’une liberté de choix et du bénéfice d’autres trajectoires d’innovations et de nouveaux services et applications. 

Un point essentiel de ce dernier grief tient au rejet de la défense de Google basée sur la qualité du service rendu. Les arguments anti-fragmentation présentés ne satisfont pas la Commission. Il en va d’ailleurs de même sur la rentabilisation des investissements dans Search et dans Chrome dans le premier grief.

Pour la Commission, les pratiques sont donc particulièrement graves : ventes liées, paiements d’exclusivité, entrave à l’entrée sur le marché de produits et services concurrents… A cette aune et au vu du chiffre d’affaires d’Alphabet, la maison mère de Google, la sanction record annoncée depuis des semaines semblait inéluctable.

Comment évaluez-vous cette amende infligée par l'Union Européenne lorsqu'on la compare aux amendes américaines ? Ne risque-t-elle pas d'être à la fois trop élevée pour ne pas être humiliante, et trop faible encore pour être réellement dissuasive ?

Frédéric Marty : Avant même de comparer aux amendes qui pourraient être appliquées aux Etats-Unis pour de telles affaires, il convient de souligner le montant inédit dans la pratique décisionnelle européenne des amendes prononcées par la Commission à l’encontre de Google.

Celle-ci s’élève à 4,34 milliards d’euros. Le précédent record ne datait que de juin 2017 : avec 2,42 milliards. Non seulement l’amende est presque deux fois plus importante mais elle concerne la même entreprise ! Pour aller plus loin encore ces deux amendes correspondent à deux volets d’une même affaire… qui en compte trois. En juin 2017 c’étaient les pratiques mises en œuvre dans le domaine des comparateurs de prix en ligne (affaire Google Shopping). Aujourd’hui, les pratiques mises en œuvre au travers du système d’exploitation mobile Android. Reste un troisième volet, celui relatif à Ad Sense dans le cadre duquel la Commission reproche à Google d’avoir stratégiquement réduit les capacités des annonceurs publicitaires à transférer leurs campagnes publicitaires de son environnement à ceux développés par des tiers.

Ces montants de sanction sont bien plus élevés que ceux prononcés dans des affaires de cartels qui pourtant représentent la pratique anticoncurrentielle la plus dommageable qui soit. Le précédent record avant les affaires Google remontait à mai 2009 avec l’affaire Intel a qui il été reproché d’avoir évincé son concurrent AMD notamment au travers d’une politique de rabais anticoncurrentiels. Le montant de l’amende était alors de 1,06 milliards d’euros. La célèbre décision Microsoft de mars 2004 qui avait tant marqué les esprits et qui avait donné lieu à d’acerbes commentaires de la part des autorités antitrust américaines avait conduit à une amende 497 millions d’euros. Ce montant apparaissait alors comme une somme inouïe : en 14 ans, le rapport est de un à neuf.

Pour autant comment jauger d’un tel montant ? En valeur absolue, cela correspond à la contribution annuelle des Pays-Bas au budget de l’Union Européenne. Cette amende ne correspond d’ailleurs qu’à une partie des coûts auxquels l’entreprise est exposée. En effet, au-delà des coûts liés à la défense, de l’impact réputationnel sur les marchés boursiers, il faut tenir des actions de suite en dommages et intérêts que pourraient mettre en œuvre des consommateurs ou des entreprises s’estimant affectées par les pratiques. Une directive européenne de novembre 2014 facilite ces recours et le communiqué de presse de juin 2017 dans le cadre de l’affaire Google Shopping « invitait » ces derniers à se saisir de cette ressource d’action. En termes économiques, l’effet dissuasif de l’amende ne se limite donc pas à ce montant de 4,34 milliards aussi élevé puisse-t-il déjà apparaître.

Cependant, ce montant n’est pas discrétionnairement fixé par la Commission. Ce n’est pas une sanction punitive. Son montant est encadré par des lignes directrices dont la Commission a été amenée à se doter en 2006 et qui permettent de définir la façon dont l’amende est calculée. Cet élément est essentiel d’ailleurs dans le cadre du contrôle juridictionnel des décisions de la Commission, par le Tribunal de l’UE tout d’abord et par la Cour de Justice ensuite. Ce point est essentiel. La sanction doit être proportionnée au marché concerné par les pratiques, à leur durée ou encore à leur degré de gravité. Si l’on considère qu’Alphabet (la maison de mère de Google) a un chiffre d’affaires de 110,9 milliards d’euros annuel, cette sanction représente 16 jours de revenus. 

Cette sanction demeure inférieure au plafond légal qui est de 10% du chiffre d’affaires du groupe de société auquel l’entreprise mise en cause appartient. Il n’en demeure pas moins que ce montant est considéré à l’échelle du groupe quelle que soit la contribution de l’activité. Une amende peut donc sur le principe être plus élevée pour une entreprise multi-activités que pour une entreprise mono-activité. Ensuite l’amende se définit par rapport au revenu des ventes pas par rapport à la marge bénéficiaire. Une entreprise avec un chiffre d’affaires élevé et des marges faibles sera plus pénalisée qu’une entreprise avec un faible chiffre d’affaires et des marges élevées.

Mais nous aurions tort de ne considérer le coût de l’affaire que sous l’angle de l’amende stricto sensu. Comme a pu le souligner Marie-Anne Frison-Roche, l’amende pèse parfois moins que les injonctions qui accompagnent la décision. C’était déjà la cas de la décision Google Shopping (voir sur ce sujet le commentaire publié dans la chronique Pratiques Unilatérales  du numéro 1-2018 de la revue Concurrences). Google devait garantir une égalité de traitement à ses concurrents en matière de présentation de leurs comparateurs de prix par rapport au sien. Si cette injonction n’était pas respectée, l’astreinte pouvait s’élever à 5% du chiffre d’affaires moyen réalisé quotidiennement au niveau mondial par sa société mère. Ce même type d’injonction prévaut aujourd’hui : si Google ne met pas en place, dans les 90 jours, un système permettant aux tiers de proposer leurs applications et leurs services sous Android dans des conditions raisonnable et équitables, l’astreinte sera de 5%

Ces injonctions sont particulièrement importantes. Elles sont tout d’abord difficiles à mettre en œuvre. Elles bénéficient ensuite certainement aux concurrents (selon leurs modalités de définition bien entendu) mais reste toujours à montrer qu’elles bénéficient au consommateur et qu’elles permettent un développement du processus de concurrence sur la base des mérites.

Restent deux questions à éclaircir : l’amende record que nous observons aujourd’hui était-elle inéluctable et une telle issue pourrait-elle être observée aux Etats-Unis.

Le premier point est déterminant. Longtemps, il était anticipé que la procédure donne lieu à un règlement négocié. En mars 2013, la Commission communiqua à Google des préoccupations de concurrence. Juridiquement, il ne s’agissait pas d’une notification de griefs qui annonce une issue contentieuse. La distinction est importante, une telle communication appelle implicitement un règlement transactionnel au travers d’une procédure d’engagements. Dans le cadre de celle-ci, l’entreprise, sans reconnaître les faits qui pourraient lui être reprochés propose volontairement à la Commission des engagements (ou remèdes) de nature à répondre à ses préoccupations et donc de rétablir une concurrence libre, non faussée et sur la base des mérites. A l’issue de  procédure, la Commission rend obligatoires ces engagements (après négociations). L’entreprise ne se voit pas imposer d’amende et aucune violation des règles de concurrence n’est établie. Le caractère exceptionnel de l’affaire Google tient au fait que la Commission a décidé en avril 2015 de revenir à une procédure contentieuse.

C’est en grande partie également l’une des raisons des différences observées par rapport aux Etats-Unis. De telles amendes à l’encontre des entreprises dominantes apparaissent fort peu probables et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, les procédures concurrentielles aux Etats-Unis trouvent très communément une issue dans des procédures négociées. Deuxièmement, l’antitrust américain est depuis une quarantaine d’années très restrictif en matière de sanction des entreprises dominantes pour des abus d’éviction (on utilise aux Etats-Unis le concept de monopolization) sur la base de plaintes portées par les concurrents s’estimant évincés sur une autre base que celle des mérites. 

Quelles en sont les raisons ? Elles tiennent tout d’abord à la prise en compte du risque d’instrumentalisation des règles de concurrence par des compétiteurs moins efficaces. Un tel détournement les maintiendrait sur le marché au détriment in fine des  consommateurs qui seraient ainsi privés de baisses de prix ou de services gratuits. Elles tiennent ensuite à la difficulté dans des affaires complexes à établir une théorie économique solide du dommage (quel est l’explication anticoncurrentielle du comportement de l’entreprise ?), d’évaluer l’effet net sur le  bien-être du consommateur et enfin de définir des remèdes (i.e. des injonctions) à même de rétablir un fonctionnement non biaisé de la concurrence. Si l’un de ces trois volets est caractérisé par de fortes incertitudes, la sanction par le droit antitrust n’est peut-être pas opportune. Cela nous mène à la dernière raison pour laquelle une telle décision est moins probable dans le cadre de l’antitrust américain : le marché ne peut-il pas dans certains domaines répondre lui-même à ces phénomènes de dominance. La position de marché de Microsoft n’est plus la même quinze ans plus tard sans que les décisions de concurrence y ait joué un rôle crucial. Google est-il effectivement en situation d’ultra-dominance dès lors que l’on tient compte de la position d’Apple, du pouvoir de marché compensateur des fabricants de terminaux téléphoniques ou encore de la convergence technologique propre aux marchés numériques ? Comment traiter des pratiques par lesquelles les consommateurs bénéficient de services gratuits ?

Ainsi, les autorités de concurrence américaines sont-elles bien plus clémentes avec les opérateurs dominants… au risque d’ailleurs de donner prise à des accusations d’évolution vers un pro-trust antitrust ou de tolérer une concentration excessive du pouvoir économique privé, qui peut être préjudiciable non seulement en termes de répartition du bien-être social mais également d’efficacité économique à long terme.

Cependant, un point est essentiel : cette divergence n’est pas liée – du moins à mon sens à un quelconque patriotisme économique – mais à une conception très spécifique de la capacité du marché à remédier de lui-même à ces phénomènes de dominance.

Franck DeCloquement : Les pratiques de Google sont scrupuleusement examinées par les autorités européennes. Et certains comparent déjà dans les médias cette véritable « gifle » infligée par la très redoutée commissaire européenne à la concurrence - d’origine danoise - Margrethe Vestager, à une simple « pichenette ». Voir même un modeste « PV de stationnement » ! Et ceci, compte tenu du chiffre d’affaires annuel astronomique généré par la firme géante, culminant cette année à plus de 100 milliards de dollars estime un brin provocateur dans la presse,  le chercheur Matt Stoller. 
Le géant californien de l'Internet n'en n'est pas à sa première condamnation d’envergure par Bruxelles. Et cela même si l'amende infligée ce mercredi après-midi, dépasse de très loin cette fois les précédentes peines prononcées en la matière. En 2017, la firme de Mountain View avait en effet déjà été condamnée à payer 2,42 milliards pour avoir abusé de sa position ultra-dominante dès 2008, dans la recherche en ligne sur internet. Et cela, dans l’objectif manifeste de favoriser son service de comparaison de prix « Google Shopping ». Bien entendu, au détriment de ses concurrents directs… Google avait fait appel de la décision. Mais la firme géante n’est pas la seule à avoir été sanctionnée de la sorte : pour mémoire, le fabricant de puces informatiques Intel avait lui écopé de 1,06 milliard en 2009, bien que la justice européenne ait finalement décidé en septembre 2017 de réexaminer son cas… Le fournisseur informatique américain « Qualcomm » avait été affligé de 997 millions en 2018, et Microsoft de 497 millions en 2004 … Puis à nouveau condamné à 899 millions d'euros d'amende - réduit ensuite à 860 millions en 2008 - et finalement à 561 millions d'euros d'amende en 2013. Ce véritable florilège à la Prévert n’est bien entendu pas exhaustif. 

Une telle amende ne va pas arranger le différend commercial entre l'Union européenne et les Etats-Unis... Faut-il craindre de nouvelles mesures de rétorsion de leur part ? 

Frédéric Marty : Ma position reprend de fait le point précédent. La sanction prononcée par la Commission ne saurait s’expliquer par un contentieux commercial ou par la protection d’acteurs européens concurrents. Elle ne trouve sa source que dans l’application d’un cadre de pensée concurrentiel mettant l’accent sur les risques de domination irrévocable du marché par un acteur donné, fusse-t-il européen, américain ou chinois. Ce que craint la Commission, c’est que l’éviction des concurrents se fasse sur une autre base que celle des mérites. Si de telles évictions étaient définitives et que les barrières à l’entrée empêchaient des concurrents potentiels de proposer leurs services sur le marché, les consommateurs y perdraient en termes de liberté de choix, de diversité des technologiques proposées, de prix mais aussi d’innovations dans la mesure où l’entreprise dominante n’aurait plus guère de raison d’investir. C’est contre ce blocage potentiel du processus de concurrence que s’exerce la décision de la Commission et non dans le cadre de logiques de politiques commerciale ou industrielle.

Le fonctionnement de la politique de concurrence européen met en jeu des logiques purement économiques (ses effets sur les services publics sont souvent dénoncés à cette aune) et le cadre réglementaire dans lequel il se déploie empêche toute logique discrétionnaire.

Cependant deux éléments sont à prendre en compte.

Le premier élément est que le droit de la concurrence ne s’applique pas mécaniquement sous l’effet d’un algorithme. La Commission met en œuvre une politique de concurrence. Elle définit ses priorités et elle décide du traitement à apporter aux affaires. Le cas Google montre bien qu’elle a pu en 2015 renoncer à la voie d’un règlement négocié pour choisir une issue contentieuse. Peut-être que les engagements proposés par Google étaient insuffisants mais la Commission est libre de donner ou pas une issue favorable à des propositions d’engagements.

Le second point tient aux analyses qui pourront être faites de cette décision de part et d’autre de l’Atlantique. Les différends avec les Etats-Unis en matière de politique commerciale n’ont rien à voir avec cette décision. Cependant, elle risque en effet d’être prise comme la marque d’un protectionnisme envers des acteurs majeurs de l’économie numérique qui sont tous d’origine américaine (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Ces entreprises-là sont non seulement en concurrence les unes avec les autres et sous la menace d’acteurs chinois, technologiquement des plus avancés. En 2004, la Commission fut accusée de protéger les concurrents au détriment des consommateurs, il convient de veiller qu’en 2018, on puisse prêter le flanc à de quelconques accusations d’instrumentalisation des règles de concurrence. La Commission considère avec méfiance les opérateurs dominants quelle que soit leur origine. La décision prise en mai dernier dans le secteur du gaz quant à Gazprom le montre.

Franck DeCloquement : Il ne faut pas oublier que Google a utilisé des pratiques concurrentielles reconnues comme parfaitement illégales, afin de bétonner sa position dominante sur le marché a d’ailleurs tempêté la Commissaire européenne Margrethe Vestager. La firme géante de Mountain View génère plus de 95 milliards de dollars de revenu annuel grâce aux publicités « montrées et cliquées » par les utilisateurs de « Google Search ». Une très grande partie de ses revenus sont en réalité dus à la montée en puissance des appareils mobiles comme les smartphones et les tablettes informatiques. Le montant de l'amende qui a été décidé au dernier moment, aurait pu atteindre selon les règles de la concurrence européenne, jusqu'à 10% du chiffre d'affaires global de l'entreprise visée... Celui d’Alphabet (la maison mère de Google), s’élevait à 110,9 milliards de dollars en 2017. Soit 94,7 milliards d'euros. Quoique que record, on voit bien que ce chiffre ainsi constitué reste finalement assez… mesuré, en l’occurrence. Cette nouvelle sanction contre le géant américain arrive en effet dans un climat particulièrement tendu entre l'UE et les Etats-Unis, avec lesquels les sujets de friction sur l'Otan ou le commerce extérieur ne manquent pas. Dans une semaine, Jean-Claude Juncker le président de la Commission européenne, doit se rendre à Washington pour tenter de désamorcer le conflit commercial qui oppose l'UE au président américain Donald Trump. Celui-ci étant prêt à taxer les importations de voitures européennes en entrance dans son pays.

Google est-il réellement décidé à se plier aux règles de la Commission européenne ? N'a-t-il pas intérêt à poursuivre ses pratiques, au risque de continuer à payer des amendes ?

Frédéric Marty : Les deux questions peuvent être successivement abordées.

Au vu des astreintes (5% du chiffre d’affaires quotidien mondial du groupe), il ne fait aucun doute que l’entreprise ne peut avoir rationnellement intérêt, dans une logique coût avantage, à ne pas se plier aux injonctions.

La seconde dimension est cependant cruciale. Les injonctions sont-elles toujours possibles à mettre en œuvre ? Leur éventuelle mise en œuvre ne risque-t-elle pas de conduire à une régulation asymétrique de la concurrence au profit d’opérateurs moins efficaces (ou proposant des services de moindre qualité) et au détriment des consommateurs. A nouveau, le haut degré de turbulence concurrentielle et technologique des marchés numériques rend les effets des injonctions pour le moins difficile à appréhender ex ante.

Quelles sont ces injonctions ? Il s’agit d’abord de cesser les pratiques à l’origine des abus caractérisés par la Commission. Il en est ainsi des préinstallations des moteurs de recherche et des services de navigation Internet et des paiements d’exclusivité. Il s’agit ensuite de l’obligation de rendre possible le fonctionnement des terminaux sous des fork Android.

Deux questions se posent : ce remède est-il techniquement facile à mettre en œuvre et la nature de système ouvert d’Android ne créé-t-elle pas au final un risque juridique pour l’entreprise par rapport à des modèles fermés et verticalement intégrés ?

Les arguments en faveur d’un système ouvert sont nombreux comme le montre Dirk Aueur dans sa tribune « Why the Commission’s Google Android decision harms competition and stifles innovation ». Dans ce cadre, les clauses en question apparaissent comme nécessaires à l’équilibre économique du modèle.

Tout d’abord, l’effet de verrouillage du consommateur est-il incontestable ? En moyenne un utilisateur installe cinquante applications sur son terminal. Il peut aisément installer Qwant, Opera ou Firefox comme navigateur par défaut via le Play Store. Ensuite, le modèle économique d’Android reposerait sur son ouverture vers des développeurs tiers. L’analyse économique montre que le détenteur d’une position dominante amont à tout intérêt au développement d’une concurrence en aval pour maximiser son profit. L’intérêt d’évincer des services concurrents peut être discuté…surtout quand la position amont se caractérise par une dominance discutable, sauf à considérer que les terminaux Android et Apple appartiennent à deux marchés radicalement différents.

Il convient ensuite de s’interroger sur les règles anti-fragmentation. Celles-ci n’ont-elles pas d’autres intérêts que le verrouillage concurrentiel allégué ? Elles visent également à garantir la compatibilité du fonctionnement des applications et donc répondent à un objectif de garantie de la qualité du service. Il conviendrait alors de prendre en compte les effets non désirés possibles des remèdes sur le modèle même de la plateforme ouverte. Ne risque-t-on pas d’encourager le développement de modèles de silos ?

Il est difficile à ce stade de faire la part des deux effets et de trancher entre des motivations fondées sur l’éviction et des motivations visant à garantir la qualité du service rendu à l’usager. Seule la publication du texte intégral de la décision permettra de se faire une idée. Cependant, notons que l’affaire Google Shopping de juin 2017 mettait en jeu un problème comparable. Une correction des résultats de recherche (le demoting) avait été appliquée pour corriger les effets des manipulations possibles de l’algorithme de classement sur le moteur de recherche. Cette correction avait considérablement réduit le positionnement des services concurrents de Google Shopping sur les pages de résultats. La contestabilité de la position de Google Shopping était réduite mais peut-être que dans le même temps la qualité des résultats de recherche pour le consommateur était meilleure ? Il n’est guère évident de trancher quant au fonctionnement d’algorithmes voire dans le cas d’espèce d’interactions entre plusieurs algorithmes.

Franck DeCloquement : Cette dernière mesure vise à discipliner les comportements abusifs de la firme sur les marchés, cependant que Google fait déjà appel de cette dernière décision punitive en date… La Commission européenne espère ainsi faire cesser les pratiques anticoncurrentielles de Google concernant les smartphones, mais aussi dans d'autres domaines où le géant californien entrave la concurrence, en utilisant les mêmes pratiques contestables. L’UE a d’ores et déjà ouvert un « nouveau front » contre Google, au sujet cette fois de ses pratiques publicitaires à visées monopolistiques. Elle lui reproche en outre depuis le 14 juillet 2016 d'avoir abusé de sa position la encore dominante, avec en ligne de mire sa régie publicitaire « AdSense » (80% du marché en Europe). Celle-ci limitant artificiellement la possibilité pour les sites web tiers d'afficher des publicités contextuelles émanant de concurrents. Là aussi, une amende record pourrait une nouvelle fois se profiler à l’horizon. Le dossier « antitrust » visant « Android » - le système d'exploitation utilisé aujourd’hui dans 80% des appareils en Europe et dans le monde, autrement-dit l'équivalent de l'iOS pour l'iPhone d'Apple - est dans le collimateur de la Commission européenne depuis 2013 au moins. Et dans son communiqué du jour, la Commission européenne a d’ailleurs détaillé ses griefs spécifiques contre Google : en premier lieu, le groupe californien a exigé des fabricants qu'ils préinstallent l'application « Google Search » et son navigateur « Chrome » comme condition à l'octroi de la licence pour sa boutique d'applications en ligne « Play Store ». En second lieu, Google a payé certains grands fabricants et certains grands opérateurs de réseaux mobiles pour qu'ils préinstallent en exclusivité l'application « Google Search » sur leurs appareils. Et pour finir, la firme a empêché les fabricants souhaitant préinstaller les applications Google de vendre, ne serait-ce qu'un seul appareil mobile intelligent fonctionnant sur d'autres versions « d'Android », non approuvées par la firme Google…

Une telle amende est-elle méritée ? Jugez-vous que l'abus de position dominante est réellement caractérisé, et mérite une sanction de cette ampleur ?

Frédéric Marty : C’est le point déterminant de la décision et c’est la raison pour laquelle une procédure d’appel sera certainement engagée. Pour l’heure, il est impossible de se prononcer. Seul un communiqué de presse est publié et la décision ne sera rendue publique que bien plus tard. Dans l’affaire Google Shopping, il a fallu attendre de juin à décembre 2017 pour avoir une décision qui ne permet pas à elle seule de trancher réellement. Ce n’est qu’au terme de la procédure d’appel devant le Tribunal et ensuite devant la Cour de Justice que nous ne pourrons nous prononcer, et encore… Pour donner un ordre de grandeur de la difficulté de la tâche, il est possible de revenir sur la décision Intel de 2009 que nous avons abordée supra. Elle est actuellement renvoyée devant le Tribunal par un arrêt de la Cour de Justice rendu en septembre 2017 ! Les plaintes initiales dans l’affaire Google remontent à 2009… il est possible que le point final à cette affaire soit mis dans neuf ans de plus. Entre temps, le contexte concurrentiel aura bien changé. N’oublions pas qu’une procédure fleuve avait été lancée aux Etats-Unis contre IBM dans les années soixante-dix et avait été abandonnée quand le pouvoir de marché était passé aux concepteurs de systèmes d’exploitations (Microsoft) et de processeurs (Intel).

Reste également une question à considérer, celle des effets des procédures concurrentielles sur la capacité et les incitations des firmes à investir et à innover. Proposer des services gratuits peut aisément conduire à des procédures sur la base des effets d’éviction sur des services payants (voir une contribution avec Estelle Malavolti). Le montant des amendes peut réduire la capacité des firmes à investir (voir la très récente contribution sur le sujet de Thibault Schrepel). 

Il s’agira donc de se pencher attentivement sur la décision et sur les contrôles que seront appelés à exercer le Tribunal et possiblement la Cour de Justice en cas d’appel. 

Quoiqu’il en soit cette affaire témoigne des capacités d’actions de la Commission européenne et de la capacité de la politique de concurrence à faire face aux phénomènes de concentration du pouvoir économique, quel que soit le secteur d’activité et quelle que soit la puissance des firmes concernées. 

L’essentiel tient cependant à la difficulté de caractériser les conséquences de pratiques sur le bien-être du consommateur mais également sur l’accès au marché, sur la liberté de choix ou encore l’équité de pratiques complexes mises en œuvre sur des marchés difficiles à circonscrire, turbulents technologiquement et concurrentiels, pour lesquelles il est peu aisé de trancher quant à leurs effets de long terme….

Franck DeCloquement : La Commission européenne a sommé l'entreprise américaine « de mettre fin à ses pratiques illégales dans les 90 jours, sous peine de se voir infliger des astreintes allant jusqu'à 5% du chiffre d'affaires journalier moyen mondial d'Alphabet ». Autrement dit, la « société-mère » de Google comme nous le précisions déjà plus haut. L'entreprise américaine a indiqué par communiqué qu'elle allait évidemment faire appel de sa condamnation. Google n’a donc nullement l’intention de se laisser faire, sans combattre. Cette nouvelle sanction contre le géant américain arrive à point nommé, dans un contexte international particulièrement tendu et troublé entre l'UE et les Etats-Unis, avec lesquels les sujets de friction ne manquent pas. Au nombre desquels les exportations et l’Otan. 

Mercredi prochain, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, doit d'ailleurs se rendre à Washington pour tenter de désamorcer le conflit commercial qui oppose l'UE au président américain Donald Trump, d’ores et déjà paré à taxer les importations de voitures européennes dans son pays. La Commission européenne a déjà ouvert un « nouveau front » contre Google, au sujet de ses pratiques publicitaires abusives. Elle lui reproche à ce titre, depuis le 14 juillet 2016, d'avoir abusé de sa position dominante avec sa régie publicitaire AdSense (qui représente 80% du marché en Europe), en limitant artificiellement la possibilité pour les sites web tiers d'afficher les publicités contextuelles émanant de concurrents. Là aussi, l’augure d’une nouvelle amende pourrait se profiler.

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