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Martin Gurri : "Les vents de révolte ne sont pas prêts d’arrêter de souffler en Occident car nos élites et institutions ne sont plus adaptées au monde actuel"
©FREDERICK FLORIN / AFP

Grand entretien

Entretien exclusif avec Martin Gurri, l'analyste de la CIA qui annonçait la crise des Gilets jaunes dès 2014.

Martin Gurri

Martin Gurri

Martin Gurri est un analyste, spécialiste de l’exploitation des "informations publiquement accessibles" ("open media"). Il a travaillé plusieurs années pour la CIA. Il écrit désormais sur le blog The Fifth Wave. Il est l'auteur de The Revolt of The Public and the Crisis of Authority in the New Millennium (Stripe Press, 2014).

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Atlantico : Au mois d'octobre 2020, la France a subi plusieurs attaques terroristes. De votre point de vue d'étranger, ces événements doivent-ils être interprétés comme les résultats des fractures de la société française ? Si oui, quelle est, selon vous, l'origine de ces fractures ?

Martin Gurri : Je ne crois pas qu'il soit utile de considérer les meurtres comme une fonction de la solidité de la société française. Lorsqu'un citoyen ordinaire est agressé ou violé, nous ne demandons pas : « Quel trait de personnalité de la victime a poussé le criminel à attaquer ? » Nous insistons simplement sur la justice. Il est autorisé de se demander pourquoi les individus d'une nation prospère et démocratique souhaitent tuer au hasard. Mais présenter ces crimes comme le résultat des défaillances de la société implique qu'ils peuvent être justifiés. Or, il n'y a pas d'ordre moral civilisé dans lequel cela est vrai.

Le numérique, sans conteste, a multiplié les fractures sociales et politiques en France comme ailleurs dans le monde. La raison en est simple. Un grand nombre de voix et d'opinions nouvelles peuvent maintenant apparaître dans la sphère publique, diluant le monopole de l'attention autrefois détenu par des institutions telles que le gouvernement et les médias. L'ancien consensus a été imposé d'en haut. Pour récolter une audience aujourd'hui, vous devez crier plus fort et adopter une position plus extrême que celle de vos concurrents. Rappelez-vous la devise de Mark Zuckerberg pour Facebook : "Agir vite et casser les choses". Aujourd'hui, la trajectoire de la vie politique dans les nations démocratiques ressemble à celle d'une pierre qui fracasse une vitre. En France, les partis politiques sont en morceaux. Aux États-Unis, ceux qui crient sont déjà au pouvoir.

Beaucoup de ceux qui épousent des convictions politiques violentes ou exotiques se sentent exclus de la représentation officielle. Ils vivent dans de sombres fragments sectaires, invisibles pour le grand public. A l'ère du numérique, l'attention est le symbole de l'existence et un petit pourcentage de ces personnes commettent des atrocités pour l'obtenir. Ils obtiennent une brève existence médiatique en détruisant la vie des autres. Dans leurs manifestes en ligne, les tueurs semblent totalement convaincus de leur propre droiture. Ils offrent divers prétextes pour leurs crimes : l'islamisme n'est qu'un prétexte parmi d'autres. D'autres ne donnent aucune raison. Aucun des tueurs, à mon avis, ne représente une cause plus grande qu'eux-mêmes. La pulsion nihiliste, comme tout acte social, a des antécédents historiques, mais est une pathologie profondément personnelle. Ce sont des âmes fracturées.

La société française n'est pas une utopie, mais elle offre de nombreuses possibilités de progrès et d'expression. Vous pouvez être aliéné et en colère, mais vous pouvez protester dans la rue, ou vous pouvez améliorer votre influence par l'éducation, ou vous pouvez mener une vie de famille heureuse, ou vous perdre dans un hédonisme intellectuel sans but à la Houellebecq. Assassiner des inconnus innocents afin de prouver votre supériorité morale sur le "système" est un acte d'étrangeté monstrueuse et d'égocentrisme. Pourtant, c'est précisément ce qu'affirment les meurtriers. Ils seraient entièrement d'accord avec la proposition selon laquelle la société est responsable de leur violence. Le nihiliste, ce monstre moral, se considère comme la dernière personne vertueuse sur terre.

La réaction française à la publication des caricatures de Mahomet apparaît souvent incompréhensible aux yeux des penseurs politiques des pays anglophones, y compris les États-Unis, qui considèrent ces caricatures comme offensantes et provocatrice. Pourquoi cette différence d'attitude ?

La question se rapporte à la crise de l'autorité - la grande difficulté existentielle à laquelle la démocratie est confrontée aujourd'hui. Les causes de cette crise sont structurelles : une inadéquation totale entre le monde numérique dans lequel vit le public et les institutions hiérarchiques et bureaucratiques que nous avons héritées de l'ère industrielle. Les symptômes comprennent la démoralisation des élites qui habitent ces institutions, dans les deux sens du terme : les élites sont paniquées mais elles ont également perdu leurs repères moraux, leur foi dans les principes et les idéaux des institutions qu'elles représentent. Pour beaucoup, être puissant, riche, ou célèbre est devenu une fin en soi.

Ce sont ces personnes qui gèrent les rouages de la politique et du gouvernement démocratiques. Leur perte de confiance est donc une crise de la démocratie. Alors même que les divisions et les conflits sociaux prolifèrent, les fonctionnaires élus pour maintenir l'ordre et appliquer la loi semblent peu enclins à défendre des principes fondamentaux tels que la liberté d'expression. Ils se demandent si ces principes sont toujours valables, et si leur propre pouvoir est toujours légitime : craignant la rage et le rejet de la population, ils souhaitent avant tout ne pas devenir les méchants du drame.

En 1988, la publication du roman Les Versets sataniques a déclenché des protestations de colère parmi les musulmans de Grande-Bretagne qui souhaitaient l'interdiction du livre. L'Ayatollah Khomeini d'Iran a menacé de mort l'auteur, Salman Rushdie. Le gouvernement Thatcher a ignoré les sensibilités musulmanes et a traité cette affaire comme une attaque contre la liberté d'expression. En 2005, cependant, après la publication des caricatures de Mahomet au Danemark, le gouvernement Blair a réagi aux protestations d'une manière diamétralement opposée. Les caricatures ont été pour l'essentiel interdites en Grande-Bretagne. Le ministre des affaires étrangères de Blair, Jack Straw, a découvert un nouveau principe régissant le discours controversé : parce que les caricatures étaient "insensibles" et "irrespectueuses", a déclaré Straw, elles étaient "mauvaises". Avec ces mots, la démocratie représentative britannique a abdiqué sa responsabilité en matière de protection de l'expression aux groupes musulmans les plus intransigeants du pays.

Entre 1988 et 2005, la confiance des élites britanniques dans les principes traditionnels du système qu'elles géraient, et dans leur propre autorité pour imposer ces principes dans les moments de désordre, s'était en quelque sorte évaporée. C'est la morale de cette histoire. La décadence du gouvernement démocratique est encore plus avancée aux États-Unis, comme l'a montré la paralysie lors des récents troubles dans les rues. Les gouverneurs et les maires, bien qu'élus par le peuple, ne savaient pas s'ils étaient les oppresseurs et condamnaient souvent la police qui servait sous leurs ordres. Comme on pouvait s'y attendre, le territoire évacué par les élites a été occupé par des bandes identitaires férocement agressives cherchant à définir pour le public ce qui est permis et ce qui est tabou.

La différence entre la France et les pays anglo-saxons est difficile à analyser. Chaque culture politique est un système complexe, avec une histoire unique et des forces distinctes en jeu. La république française a évolué dans une lutte contre l'Église catholique ; la laïcité est l'un de ses principes fondateurs. La civilisation américaine a commencé comme un paradis puritain - et un puritanisme féroce est toujours visible dans le comportement de nos groupes identitaires. Mon propre sentiment, en tant que personne ayant visité la France pendant des décennies, est que, par comparaison avec les États-Unis, la politique et la société françaises sont beaucoup plus conservatrices, et se trouvent dans une phase antérieure - et plus heureuse - de la crise de l'autorité.

Lors des récents attentats terroristes, les élites américaines ont accusé les Français de vivre à l'époque du colonialisme. Les élites françaises, pour leur part, peuvent prétendre appliquer les règles avec lesquelles elles ont toujours géré les affaires de leur République. Bien que cela puisse le surprendre, Emmanuel Macron, dans ses déclarations et ses actions, ressemble plus à Margaret Thatcher qu'à Tony Blair.

Je suis, bien sûr, un Américain loyal et patriote - mais permettez-moi, dans cette unique controverse, de me ranger du côté de mes amis français...

L'une des thèses de votre livre, La révolte du public, était que le conflit majeur du XXIe siècle ne serait pas entre la droite et la gauche, ou entre l'Islam et l'Occident, mais entre le public et les élites. Pourtant, le mouvement Gilets Jaunes a presque disparu, les attentats terroristes se poursuivent et les tensions avec la Turquie s'accentuent. Maintenez-vous votre analyse ? Comment interpréter le moment que vit la France ?

Le moment actuel en France est presque entièrement défini par la pandémie de coronavirus, ses effets économiques et la façon dont le public jugera la performance du gouvernement pendant cette crise. Je ne m'y attarderai pas ici, mais il me semble qu'au moins certaines des observations que j'ai faites dans mon livre restent pertinentes. Certes, chaque fois que les autorités se contredisent ou imposent une nouvelle quarantaine, l'exaspération du public français devient plus palpable. Mais ce match est toujours en cours. Nous en reparlerons lorsque nous connaîtrons le score final.

La disparition des Gilets Jaunes n'est pas un événement inhabituel à l'époque de la révolte. Ces éruptions soudaines venues d'en bas manquent de leaders, d'organisation ou de revendications politiques claires. Elles peuvent infliger des dommages - à leurs antagonistes, au système - mais elles sont incapables d'apporter des changements positifs, et elles durent rarement. Les manifestants égyptiens de la place Tahrir, par exemple, ont aidé à renverser Hosni Moubarak mais n'ont pas réfléchi à ce qui devait suivre la dictature. Les insurgés chiliens ont renversé leur constitution, mais il leur manque les principes ou l'idéologie communs pour en rédiger une nouvelle. Souvent, ces mouvements échouent même dans leur mission négative. Occupy Wall Street s'est disloqué tranquillement, ne laissant derrière lui que quelques slogans. La même chose s'est produite avec les Gilets Jaunes.

Les protestations numériques peuvent s'éteindre aussi vite qu'elles se matérialisent, mais elles ne disparaissent jamais complètement. Tout ce dont vous avez besoin pour une nouvelle explosion est une quantité suffisante de colère et un smartphone. La France en a peut-être fini avec les Gilets Jaunes, mais pas, je suppose, avec la révolte du public.

Votre question concerne bien sûr la relation de la France avec sa population musulmane et avec le monde musulman en général. La première étape pour trouver une réponse est d'être clair sur la nature des récents attentats terroristes. Il ne s'agit pas d'un choc des civilisations. Recep Erdogan n'est pas le sultan Suleiman marchant vers Paris à la tête d'une armée pour punir l'infidèle. Il s'agit plutôt d'une version réduite de l'ayatollah Khomeini, criant des insultes à distance pour se faire passer pour le champion de l'islam. Certains des tueurs islamistes, comme l'auteur de l'atrocité de Nice, sont des étrangers. Ils représentent un défi pour le contrôle des frontières, une tâche toujours difficile dans une société libre.

Nombre de ces terroristes sont les enfants et petits-enfants d'immigrés. Ce sont des citoyens français qui haïssent et souhaitent détruire la société dans laquelle ils vivent. Les musulmans représentent entre 10 et 15 % de la population française. Des millions d'entre eux vivent une vie ordinaire, en paix avec leurs voisins. Mais trop d'entre eux ont été condamnés à une sorte d'exil intérieur dans la banlieue. Trop souhaitent acheter un billet pour la version française de la bonne vie que personne n'est prêt à leur vendre. Ils voient la France en ligne et à la télévision, mais ils vivent dans un autre endroit.

Les meurtriers islamistes individuels, ai-je dit, sont des cas pathologiques, mais ils nagent dans un courant de ressentiment social et culturel. Pour inclure les personnes de la périphérie culturelle, il faudra élargir les idéaux du républicanisme français et les rendre plus attrayants pour elles. Il serait présomptueux de ma part, en tant qu'Américain, de dire comment cela devrait être fait, bien que j'aie un avertissement à faire : souvenez-vous de l'exemple britannique. Si votre stratégie d'inclusion implique l'abolition des droits et libertés fondamentaux, vous donnerez du pouvoir aux groupes musulmans les plus radicaux, qui n'ont, dès le départ, aucun amour de la France ou du républicanisme.

Comme votre question le suggère, ce conflit précède de loin la révolte du public - mais il se jouera dans cette arène. Les communications numériques, un public en colère et agité, la crise de l'autorité démocratique - ce sont là des caractéristiques qui vont être immuables dans le paysage, dès lors que vous cherchez un compromis avec les minorités aliénées. Dans le tourbillon des griefs de l'ère numérique, chaque action peut déclencher une réaction. La colère contre l'immigration et les questions culturelles ont joué un rôle important dans le triomphe de Brexit et Donald Trump. Toute tentative d'aider les habitants de la banlieue pourrait pousser de nombreux électeurs à rejoindre le Rassemblement national. D'une manière ou d'une autre, le gouvernement français devra naviguer de Charybde en Scylla. Ce ne sera pas facile.

Mais la démocratie n'a jamais été facile. Elle doit être reconstruite encore et encore au fil des générations. Ceux qui veulent désespérer peuvent trouver de nombreuses raisons de le faire, mais je regarde les 100 dernières années et je constate que des dangers bien plus terribles ont été surmontés : la Grande Dépression, les horreurs et la dévastation économique de la Seconde Guerre mondiale, les menaces totalitaires de la droite et de la gauche, la montée en puissance et la chute d'Al-Qaïda et du califat islamique. Pendant tout ce temps, aucune alternative durable n'a été trouvée à la démocratie libérale. Et pourtant, nous sommes ici, éternellement insatisfaits. Avons-nous raison d'être ainsi ? Bien sûr. C'est ainsi que le monde avance. Mais le désespoir s'épanouit de lui-même, et je n'ai jamais été tenté de m'y adonner.

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