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Martin Gurri : "Les élites sont perdues et impuissantes mais le peuple qui leur fait face est, pour sa part, irrationnel"
©LUCAS BARIOULET / AFP

Mobilisations citoyennes

Martin Gurri, ancien analyste à la CIA, spécialiste des révoltes populaires à l’ère d’internet et des open media, décrypte la situation sociale en France et revient sur les raisons de la mobilisation et de la colère des Gilets jaunes et des syndicats face aux réformes du gouvernement.

Martin Gurri

Martin Gurri

Martin Gurri est un analyste, spécialiste de l’exploitation des "informations publiquement accessibles" ("open media"). Il a travaillé plusieurs années pour la CIA. Il écrit désormais sur le blog The Fifth Wave. Il est l'auteur de The Revolt of The Public and the Crisis of Authority in the New Millennium (Stripe Press, 2014).

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Atlantico : L'un des mouvements qui ressemble le plus à ce que vous avez décrit dans "La révolte du public", les gilets jaunes, fête son premier anniversaire. Sans que le monde ne s'en inquiète, le conflit semble se poursuivre à un autre niveau, puisqu'une grève majeure aura lieu le 5 décembre à l'appel des syndicats, sans qu'aucun motif ou direction particulière pour le mouvement ne semble émerger. C'est un peu la même impression qui se dégage de la grève SNCF actuelle. 

Dans votre livre, vous avez évoqué une réalité essentiellement politique : dans quelle mesure les nouvelles modalités de la révolte peuvent-elles également affecter les conflits sociaux qui touchent les entreprises ? Comment les revendications sociales et politiques se mélangent-elles ? 

Martin Gurri : Je crois comprendre que la question est de savoir si le " mouvement social " qui a organisé les récents arrêts de travail en France a un lien avec le mouvement Gilets jaunes et les protestations anti-gouvernementales qui ont éclaté en novembre 2018.  En fait, les deux développements ont des origines diamétralement opposées et appartiennent à des catégories très différentes.
Les gilets jaunes sont une véritable révolte du public du type que j'ai décrit dans mon livre, révoltes que l'on trouve aujourd'hui en nombre croissant dans le monde entier : au Liban, au Chili, à Hong Kong, pour ne citer que trois exemples. Les gilets jaunes " auto-assemblés " sur Facebook manquent de leaders, d'une structure organisationnelle, d'une idéologie commune et de programmes.  Leurs exigences sont vagues et changeantes, mais ils s'opposent fermement à tout dans l'ordre établi.  (Le mouvement n'est pas seulement "politique", comme le laisse entendre la question : le grief initial était économique, et j'ai écrit qu'une grande partie de sa force mobilisatrice est, sinon sociale, existentielle. Les gilets jaunes méprisent la politique et les politiciens.)
Le conflit actuel qui a été qualifié de "mouvement social", et conceptualisé comme un mouvement ouvrier s'élevant contre le pouvoir, n'est en réalité rien de la sorte.  Ce n'est pas un conflit social - rien dans la société n'est appelé à changer.  Ce n'est pas un mouvement - il n'y a pas eu de soulèvement spontané du public.  C'est une lutte interne entre deux grandes institutions de l'ère industrielle : les syndicats, qui représentent un pourcentage faible et décroissant des travailleurs français, et le gouvernement national, qui cherche désespérément à reprendre le contrôle de ses finances.  Contrairement aux gilets jaunes, les syndicats ont une hiérarchie organisationnelle, avec des dirigeants qui s'attendent à être obéis et des intérêts acquis qu'ils cherchent à protéger.  Si, à l'aide d'une machine à remonter le temps, nous déplacions ce conflit au XXe siècle, il n'aurait pas l'air démodé.
Une question plus intéressante est de savoir si cet épisode est lié au deuxième thème majeur de mon livre, "The Revolt of the Public" : la crise d'autorité des institutions.  Je pense qu'il est impossible de répondre à cette question pour le moment.  Les grèves "directes" perturbatrices, qu'elles soient le fait des agriculteurs, des camionneurs ou des cheminots, sont traditionnelles, sinon normales, en France.  (J'étais à Paris lorsque l'aéroport Charles de Gaulle a été fermé pendant plusieurs jours.  J'espérais toujours que la grève continuerait - pour que je sois obligé de rester à Paris...) Donc ce "mouvement social" est peut-être un mouvement politique habituel en France.
Mais le champ d'action du gouvernement moderne et des syndicats diminue rapidement.  Les ressources qu'ils contrôlent efficacement - personnes, argent, idées - diminuent également.  Leur autorité - c'est-à-dire leur capacité d'inspirer de forts sentiments de loyauté - s'est effondrée.  Il se peut que les grèves du 5 décembre, si elles ont lieu, marquent le début d'une lutte fratricide en France entre des institutions forcées de s'affronter, comme deux scorpions dans une bouteille, dans un espace réduit.

L'efficacité de ces mouvements sociaux peut-elle être réduite par un manque d'orientation et de motivations claires ?

C'est une question importante.  Dans le passé, les mouvements d'opposition dans les démocraties libérales avaient des programmes et des politiques spécifiques qu'ils souhaitaient voir adoptés par le gouvernement.  Beaucoup d'entre eux ont cherché à conquérir le pouvoir pour pouvoir mettre en œuvre ces programmes et ces politiques.  Ni l'un ni l'autre cas n'est vrai aujourd'hui.  L'opinion publique en révolte est fortement opposée au pouvoir, mais elle ne veut pas l'exercer, et c'est un babillage de voix lorsqu'il s'agit d'exprimer des griefs spécifiques : parvenir à un solution quelconque semble impossible. C'est vrai non seulement en France, mais dans le monde entier.
Une façon de comprendre cette situation est de décrire le public comme un monstre irrationnel à plusieurs têtes, poussé par des instincts primaires mais incapable d'exprimer ses propres besoins.  C'est exactement ainsi que les élites - les gens au sommet des pyramides institutionnelles - perçoivent le public.  Les élites pensent que le public a été rendu fou par Internet. Cela, bien sûr, est égoïste, mais cela contient un élément de vérité.  La rage du public, dépourvu de détails, conduit souvent au nihilisme, à la croyance que la destruction de l'ordre établi est une forme de progrès, même si aucune alternative n'est proposée.  C'est dans cet esprit que les gilets jaunes ont brûlé les berges et frappé l'Arc de Triomphe.  La destruction a été embrassée comme création. 
Mais une autre façon d'examiner cette question serait de s'élever au-dessus des détails et de la considérer comme une crise du système.  Il pourrait y avoir une explication rationnelle au manque d'intérêt pour les politiques.  Le public d'aujourd'hui est aliéné par les structures du gouvernement moderne, y compris celles des démocraties libérales.  Elle estime que le pouvoir est trop éloigné des gens ordinaires et que les élites qui exercent ce pouvoir ne font que se servir elles-mêmes.  Le public n'appelle pas à la révolution ou à une dictature du prolétariat.  Il veut une démocratie proche, des politiciens et des bureaucrates qui répondent à ses besooins plutôt que de faire la leçon et de faire preuve de condescendance.  En cela, internet, qui place des milliards de personnes sur un plan horizontal en aplatissant les titres et les positions officielles, est en effet un acteur qui a une forte responsabilité.  Néanmoins, si cette perspective est correcte, il devient possible de régler le conflit, c'est-à-dire en réformant les institutions gouvernementales pour les rendre moins hiérarchisées et plus sensibles aux besoins du public.

Quand on regarde les différents mouvements de révolte dans le monde d'aujourd'hui, en particulier au Liban, comment les nouvelles modalités de mobilisation (sans leader, sans direction) peuvent-elles rendre la résolution des conflits très incertaine ? 

Si l'objectif est la "résolution des conflits" entre le public et les élites, dans tous les cas, cela s'avérera difficile à atteindre.  Je l'ai déjà dit : le public n'a jamais accepté le "oui" comme réponse.  Les gilets jaunes sont descendus dans la rue à la suite d'une augmentation de la taxe sur l'essence.  Lorsque cette taxe a été révoquée, ils ont présenté de nouveaux griefs et sont retournés dans la rue.  Il en va de même au Chili, où les hausses de tarifs des transports en commun qui ont déclenché une violente insurrection de rue ont été inversées, mais les manifestations se sont poursuivies sous la bannière de la "justice sociale".  De nombreux autres exemples pourraient être cités.  Le public ne veut pas que les conflits qu'il a contribué à créer soient résolus.
Mais les nombreux cas de protestation et de révolte dans le monde sont liés par une méfiance universelle à l'égard du gouvernement et du pouvoir en général, et une hostilité féroce envers les élites qui dirigent le gouvernement et possèdent le pouvoir.  La tâche politique suprême de notre siècle n'a donc rien à voir avec l'adoption de politiques spécifiques : pour ou contre l'immigration, le changement climatique ou l'Union européenne, par exemple.  Ce qui importe maintenant, c'est le rétablissement de la confiance dans les institutions démocratiques : en d'autres termes, la réconciliation d'un public mutin avec l'autorité d'un gouvernement représentatif.  Il s'agit d'une résolution de conflit à grande échelle.  Pour qu'elle ait des chances de succès, les formes de gouvernement démocratique devront être restructurées et adaptées à l'ère numérique.  L'idéal moral de ce que signifie être un leader, un membre de l'élite, devra aussi subir des changements radicaux.  Les comportements et la rhétorique des élites ressemblent aujourd'hui à des versions fossilisées du XXe siècle : elles sont entièrement orientées vers la mentalité industrielle du passé.  La prochaine génération d'élites sera condamnée à une relation beaucoup plus horizontale avec ses concitoyens et devra agir et parler en conséquence.
Avant tout, nous devons conserver notre équilibre, notre sens de la perspective, même dans le tourbillon du chaos.  Pour ceux qui aiment la démocratie, comme moi, sans réserve, la vision des événements devrait être longue - longue dans le passé, oui, parce que l'histoire est mémoire, mais surtout longue dans le futur, parce que c'est le domaine du changement.  Nous en sommes aux premiers stades d'une profonde transformation, de l'ère industrielle à quelque chose qui n'a pas encore de nom.  Sans aucun doute, il y aura des triomphes et des désastres en cours de route.  Mais nous devons veiller à ne pas être paniqués par le bruit et la confusion du présent pour prendre des décisions qui font avorter nos meilleurs espoirs pour un avenir démocratique.

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