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Pourquoi les immolations à Rabat ne marquent pas le début d’un printemps arabe au Maroc
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L'héritage de Mohammed V

Plusieurs chômeurs marocains ont tenté de s'immoler mercredi à Rabat, en marge d'une manifestation devant le parlement marocain. Mais le pays ne semble pour l'instant pas touché par le printemps arabe qu'a connu la Tunisie.

Tout au long de l’année 2011, d’innombrables commentateurs se sont demandé comment le Maroc était parvenu à échapper aux tempêtes du Printemps arabe. Comment le royaume chérifien a-t-il réussi, non seulement à résister à la tourmente, mais à en profiter pour accélérer le processus de modernisation de l’État – lequel s’est traduit, dès le 1er juillet 2011, par l’adoption d’une nouvelle constitution, puis, le 25 novembre, par des élections législatives parfaitement conformes aux critères démocratiques ? A cet égard, on ne peut se contenter de constater l’existence d’uneexception marocaine : encore faut-il l’expliquer. Or, la réponse à cette énigme figure, au moins en partie, dans le dernier ouvrage du politiste et islamologue Charles Saint-Prot, Mohammed V ou la monarchie populaire.

Rédigée à l’occasion du cinquantenaire de la disparition de celui qui fut le premier roi du Maroc moderne, cette biographie est essentiellement le prétexte à un essai clairvoyant, dont la thèse est résumée par le sous-titre de l’ouvrage : « monarchie populaire » – une expression qui est au fond la véritable clé de l’exception marocaine constatée ces derniers mois, les successeurs de Mohamed V ayant su mettre en œuvre le schéma initié par celui-ci au lendemain de l’indépendance du Maroc.

Ce schéma s’articule autour de trois idées : le réalisme, qui détermine la démarche politique ; l’unité, qui en constitue le principe fondamental, etl’équilibre, qui en caractérise les choix institutionnels.

Le premier trait de cette attitude est incontestablement le réalisme. Troisième fils du sultan Moulay Youssef, Sidi Mohamed Ben Youssef est désigné comme successeur de son père en 1927 avec l’aval des autorités françaises, persuadées qu’un jeune homme de 17 ans, sans soutien et sans réelle préparation, sera un sultan « docile et peu encombrant ». Mauvais calcul : le jeune sultan va rapidement manifester les qualités d’un homme d’État: la patience, notamment avec les autorités françaises qu’il importe de ne pas braquer inutilement, mais aussi, la ténacité, et la capacité à prendre des risques.

Prendre des risques, comme lorsqu’il prononce, le 18 novembre 1952, un discours où il développe les grands principes appelés à guider son action de chef d’un État bientôt à nouveau souverain. C’est d’ailleurs à la suite de ce discours que les autorités du protectorat décident d’organiser un « coup d’Etat » - en favorisant les menées d’un grand féodal, le Glaoui de Marrakech, puis le remplacement forcé du sultan par un vague cousin, au mois d’août 1953. Le sultan lui-même refuse d’abdiquer, malgré l’ultimatum du gouvernement : en conséquence, il est exilé en Corse, puis à Madagascar -une décision que De Gaulle considérera comme « une ânerie ». Et de fait, deux ans plus tard, les autorités coloniales sont contraintes, par la pression de la rue, d’accepter le retour triomphal du souverain exilé : en novembre 1955, des millions de Marocains affluent à Rabat pour entrevoir un sultan qui à leurs yeux incarne la libération nationale. L’indépendance du Maroc sera reconnue par la France quelques mois plus tard, en mars 1956.

Patience, obstination et réalisme : ce sont ces qualités éminentes qui ont su faire de Mohammed V le roi libérateur. Mais le réalisme ne vaut que s’il est mis au service d’un projet politique digne de ce nom : en l’espèce, la volonté d’établir, ou de rétablir l’unité.

Cette conscience aigue de l’importance de l’union et de la réunification de son pays constitue effectivement le fil rouge de l’action politique de Mohammed V, luttant contre les tentatives de division organisées par le protectorat, contre les grands féodaux, puis contre les ambitions démesurées de certains partis politiques. Dès le départ, Mohammed V a compris que le peuple était « son meilleur allié », scellant une alliance étroite qui se manifestera en particulier pendant la « révolution du roi et du peuple », au cours de l’exil forcé du monarque, entre 1953 et 1955, la résistance des masses parvenant à elle seule à faire plier les autorités de la République. Après l’indépendance, c’est toujours sur cette alliance que se fonde la politique de Mohammed V : alors que les agitations se multiplient, attisées par des partis prêts à toutes les aventures, le roi s’appuie sur le pays réel indifférent au bouillonnement politique et au déchaînement des ambitions partisanes.  

Ce souci de l’unité détermine ainsi la formule institutionnelle choisie par Mohammed V, et reprise par ses successeurs : celle d’une "monarchie constitutionnelle spécifique réalisant un compromis entre, d’une part, le respect des principes des traditions séculaires du pays, et d’autre part, les techniques d’un constitutionnalisme moderne". Un système qui s’analyse comme un véritable régime mixte, où l'affirmation de la démocratie et la reconnaissance du rôle éminent du Parlement n'entraîne pas pour autant l'évanouissement du monarque en tant qu'autorité politique. Cette "monarchie populaire" se caractérise par un rapport direct et constant entre le chef de l’Etat et son peuple, par un échange constant entre l’un et l’autre, et au delà, par un équilibre subtil entre les pouvoirs. Un équilibre qui a pu connaître des variations au cours du demi-siècle qui sépare le Maroc contemporain de la mort de Mohamed V, mais qui n’a jamais été remis en cause. 
Pas question pour autant de verser dans un optimisme de complaisance qui consisterait à déclarer qu’au Maroc, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Des problèmes subsistent, notamment sur un plan social -même s’il ne faut pas exagérer la portée d’un (quasi non) événement comme celui qui a eu lieu à Rabat le 18 janvier dernier, lorsque cinq chômeurs diplômés ont entrepris, sans réelle conviction, de s’immoler par le feu afin de protester contre la situation de l’emploi. En fin de compte, seuls deux d’entre eux ont été hospitalisés pour des brûlures au deuxième degré : bref, rien à voir avec ce qui s’est passé en Tunisie début janvier. Quoi qu’il en soit, des problèmes subsistent, et l’amélioration de la situation sociale a toujours été considérée par Mohammed VI comme le chantier majeur et prioritaire de son règne. En quoi il renoue avec les orientations de son grand-père, le roi libérateur, qui restera dans l’histoire comme celui qui a engagé le Royaume dans ce processus de modernisation tranquille grâce auquel il a su rester debout dans les bourrasques du printemps arabe

A lire : Charles Saint-Prot, Mohammed V ou la monarchie populaireEditions du Rocher, 2011, 249 p.

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