Mais qu’ont les Bleus et Didier Deschamps qu’a perdu le reste de l’équipe France ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Didier Deschamps lors de la remise du trophée de la Coupe du monde 2022.
Didier Deschamps lors de la remise du trophée de la Coupe du monde 2022.
©KIRILL KUDRYAVTSEV AFP

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En se hissant en finale de la Coupe du monde, l'équipe de France de football brille à nouveau et cela grâce à de multiples qualités. Un chemin différent du pays qui semble accumuler les difficultés.

Michel Guénaire

Michel Guénaire est avocat et écrivain. Il est l’auteur du Génie français (Grasset, 2006) et Après la mondialisation. Le retour à la nation (Les Presses de la Cité, 2022). Vous pouvez retrouver Michel Guénaire sur Twitter : @michelguenaire

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Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Alors que le pays semble accumuler les difficultés, notre équipe de France de Football brille à nouveau. A quel point l’équipe et le pays sont sur des chemins différents ?

Michel Guénaire : La différence est immense en effet. C’est comme un miroir inversé. D’un côté, la réussite, et une réussite qui s’écoule sur un temps long. L’échec en finale n’y change rien. En vingt-quatre ans, l’équipe de France de football aura joué quatre finales de la coupe du monde, en aura remporté deux (1998, 2018) et aura gagné un euro (2000). De l’autre, un pays qui ne cesse de cumuler les crises et s’enfonce dans une profonde désorganisation, surtout se coupe des meilleures créations ou des meilleurs mouvements du monde. 

Eric Deschavanne : Il y a un point sur lequel la différence saute aux yeux, si je puis dire. Au sein de l’Archipel français comme ailleurs en Occident, le clivage idéologique qui monte et en vient à structurer la vie politique est celui qui oppose le wokisme au populisme identitaire. Tout ce qui peut faire « identité » et qui permet d’enfermer les individus dans les catégories de « dominants » ou de « dominés » devient matière à discours et à enjeu politiques. Le football ne fut pas épargné : on se souvient encore de l’éloge enthousiaste de la France « blacks-blancs-beurs » ainsi que du procès en manque d’implication patriotique fait à l’équipe de France après le désastre de Knysna en 2010. Or, Didier Deschamps, qui n’a jamais un mot sur le sujet, a su faire taire ce genre de commentaires. Il sélectionne indifféremment des Blancs et des Noirs sans compter et en dissuadant quiconque de s’évertuer à compter. Il n’a pas besoin de promouvoir l’idéal républicain, il l’incarne. Foin de parité, de diversité et d’identité : seuls importent la compétence et les vertus (discipline, esprit d’équipe) individuelles au service de la réussite collective. Cela fait belle lurette que les gouvernements français ne sont plus sélectionnés sur ces critères-là !

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Autre différence évidente : Didier Deschamps est au pouvoir depuis dix ans et dispose de la confiance du peuple. Nommé en 2012 à la tête de l’équipe de France, il est arrivé dans le sillage de Noël Le Graët, président de la Fédération Française de Football depuis 2011, avec lequel il forme un couple dirigeant indestructible. La vie politique française des quatre dernières décennies est à l’inverse marquée par l’instabilité. Certes, le président Macron est parvenu à se faire réélire, ce qui n’était jamais arrivé sous la cinquième République en dehors des périodes de cohabitation, mais il ne dispose plus de la majorité absolue à l’Assemblée nationale et suscite davantage de défiance que de confiance dans l’opinion. La confiance dans le contexte de la démocratie d’opinion, où les faits et gestes des gouvernant sont en permanence scrutés et commentés par tous, est la denrée politique rare et précieuse qui conditionne le gouvernement efficace. La comparaison avec les Bleus est sur ce point pertinente dans la mesure où la popularité et la médiatisation du football contraignent ses acteurs, comme ceux de la politique, à évoluer sous le regard inquisiteur du public. Il est par exemple impossible, dans la nomination et le maintien d’un sélectionneur, de ne pas tenir compte du puissant tribunal de l’opinion. La position du sélectionneur est plus fragile que celle de ses joueurs-stars, ce qui rend l’art de gouverner l’équipe nationale particulièrement délicat. Même si, bien entendu, le talent des joueurs est la condition nécessaire de la réussite, j’incline à penser que celle-ci n’est pas suffisante et que le succès de l’équipe de France dans la durée tient principalement à la dynamique vertueuse que le couple Le Graët -Deschamps est parvenu à installer. Les premiers succès ont permis d’accumuler un capital-confiance, précieusement entretenu depuis et qui permet d’amortir les quelques revers de fortune ou les échecs relatifs. Une telle dynamique vertueuse fait malheureusement défaut à la politique française. Même quand on est en désaccord avec une décision de Didier Deschamps, on garde confiance en se disant in petto : « il sait ce qu’il fait ». Il y a belle lurette qu’aucun leader politique n’inspire plus confiance de la sorte.  

Qu’ont les Bleus et Didier Deschamps qu’a perdu le reste de l’équipe France et qui permet d’expliquer ces succès ?

Michel Guénaire : Les succès des Bleus s’expliquent par de multiples qualités que l’on peut rassembler en trois groupes. Il y a d’abord les talents individuels. Nos joueurs ont été formés dans nos meilleurs écoles de football, et évoluent à présent dans les plus grands clubs des plus grands championnats européens. Ils en tirent une expérience exceptionnelle. Il y a ensuite la complémentarité ou la solidarité entre tous, que traduit une véritable joie de jouer ensemble. Sans agressivité. Tous comptent. Kylian Mbappé n’a pas le rapport à l’équipe que Lionel Messi a avec la sienne. Un joueur comme Antoine Griezmann a percé l’écran, encore Olivier Giroud et Hugo Lloris, Théo Hernandez et Aurélien Tchouaméni. Je devrais les citer tous, parce qu’ils forment un vrai collectif. Enfin, il y a l’organisation du jeu, les choix tactiques, la capacité d’animation dont le mérite revient à un homme, le sélectionneur, Didier Deschamps, qui affiche aujourd’hui un palmarès incroyable.

Eric Deschavanne : Outre les deux points que je viens d’évoquer, on peut mettre en évidence deux autres données, l’une structurelle, l’autre plus conjoncturelle. Sur le plan structurel, l’équipe de France bénéficie d’un dispositif de formation à la fois démocratique et méritocratique qui demeure performant. L’orientation qui permet de produire l’élite des footballeurs, la transition des meilleurs depuis Bondy vers le centre de formation d’un grand club et les équipes de France de jeunes, s’opère de manière fluide. Le système de formation est orienté vers la production de l’excellence, laquelle est valorisée. Ce n’est malheureusement plus le cas de notre système éducatif, lequel a l’élitisme honteux et combat depuis des décennies la méritocratie au nom de l’égalité. Les enquêtes internationales qui se succèdent témoignent du déclin de notre système éducatif sur tous les tableaux, celui de la production de l’excellence mais aussi celui de la lutte contre l’inégalité scolaire, une inégalité que le nivellement par le bas ne fait que contribuer à creuser. Quand la vocation de l’école est oubliée, quand on oublie, comme le souligne fort justement Alain Finkielkraut, que le premier but de l’école n’est pas de réduire les inégalités mais de réduire l’ignorance ; on perd sur tous les tableaux et on affaiblit le pays.

Sur un plan plus conjoncturel, mais il existe un lien entre les deux points, j’ai été frappé par la manière dont Noël Le Graët a su d’emblée réaffirmer la priorité de l’équipe de France en évacuant le débat parasite au sujet du brassard « One love ». Le discours, en substance, était clair et protégeait des pressions exercées sur les joueurs et le sélectionneur. L’équipe de France de football venait au Qatar non pour y défendre la cause LGTB mais pour jouer au football et, si possible, gagner la coupe du monde. L’affirmation de ce sens élémentaire des priorités a certes valu des critiques au président de la FFF, mais il avait raison, et les politiques devraient s’en inspirer. La politique française souffre en effet, me semble-t-il, d’un dévoiement de la vocation politique résultant d’une incapacité à hiérarchiser les priorités. L’air du temps n’est pas au pragmatisme de « la gagne » mais à l’idéalisme moralisateur, aux moulins à prières qui accompagnent l’impuissance publique. La nostalgie du gaullisme tient certainement en partie au fait que De Gaulle affirmait tranquillement, régulièrement et sans complexe que le but de sa politique était de promouvoir l’intérêt et la grandeur de la France. Aujourd’hui on a le sentiment que ces objectifs sont honteux et passent derrière toutes les autres causes : la défense de la planète, l’égalité, l’extension infinie des droits, etc. Les clivages suscités par la question européenne n’ont pas arrangé les choses : la souveraineté et l’Europe, présentés comme antinomiques, finissent par apparaître comme des fins en soi et non plus comme des moyens de promouvoir l’intérêt de la France. Le sport en vient bizarrement à constituer l’ultime refuge du patriotisme ; de la valorisation de l’engagement pour son pays et de la réaffirmation de la priorité donnée à la réussite du pays.  

Comment projeter les forces de l’équipe de France pour en faire des atouts utilisables pour la France ?

Michel Guénaire : Il faut reprendre les trois groupes de qualités. La France a des talents. Un Thomas Pesquet qui, depuis la Station spatiale universelle, vaisseau de la taille d’un terrain de football situé à quatre cents kilomètres de la terre, observe celle-ci pour toute une nation, et un Thierry Marx, chef étoilé qui dirige onze écoles de cuisine dans le monde et vient de prendre la présidence des l’Union des métiers et des industries du luxe, qui veut insérer les populations méritantes. Il y en a tant d’autres encore, dans tous les domaines. Ensuite, la France doit être capable d’associer ou de marier tous ses talents, par exemple en reconstituant des filières de production nationale. La crise sanitaire nous l’a montré, la crise énergétique nous le montre : le grave échec que constitue l’abandon des filières de production nationale nous handicape dans la réponse aux crises que nous traversons. Enfin, il faut retrouver l’animation collective, le corps de la nation, un gouvernement. 

Eric Deschavanne : L’analogie a bien entendu ses limites. La politique est d’une complexité telle que l’art de gouverner est infiniment plus difficile que celui de la direction d’une équipe sportive, dont le projet commun est simple à définir. Il est néanmoins étonnant de constater à quel point des données et des principes fondamentaux de la politique en viennent à être occultés à la fois par les peuples et par leurs dirigeants. Ce sont ces données et ces principes qu’il faudrait pouvoir retrouver. Il faut rappeler que depuis qu’il existe des communautés politiques, le gouvernement d’un État a pour vocation première de faire réussir la communauté politique, de garantir sa souveraineté par la puissance et l’influence, de lui apporter la sécurité et la prospérité. Toutes les autres considérations devraient être subordonnées à l’intérêt général. Les principes de l’humanisme républicain, aujourd’hui fort oubliés, permettent de concilier les droits de l’individu et l’intérêt collectif, l’unité de la communauté et la diversité des particularismes : sans l’indifférence à la couleur de peau, à l’origine, au sexe, etc., il n’y a pas d’unité ni de projet commun possibles, de sorte que « l’archipel », la division, le conflit identitaire deviennent un destin. Enfin, donnée primordiale, la réussite d’un pays dépend de la construction d’un système éducatif performant, de sa capacité à s’engager sur le long terme dans la production et la transmission du savoir et des savoir-faire en visant l’excellence.

Par quoi pourrait passer le retour au premier plan de "l'équipe" France ? 

Michel Guénaire : Je le répète depuis vingt ans avec la sortie de mon livre, Le Génie français : la France avait un modèle de développement qui lui était propre depuis la Libération jusqu’à la chute du Mur de Berlin, par lequel elle avait su trouver la croissance et l’équilibre. La mondialisation l’a fait voler en éclats. Il faudra demain à de nouveaux responsables politiques le reprendre, certainement le toiletter, mais cesser son effacement par cette fuite en avant invraisemblable qu’est devenue la mondialisation. Et retrouver ce modèle sera se remettre sur les rails d’une histoire. « L’équipe » France peut à nouveau exister si une animation collective de la nation revient, incarnée par une direction politique nouvelle habitée d’une véritable conscience historique nationale. Le changement, plus que jamais.

Eric Deschavanne : Je suis incapable de répondre à cette question. Je ne vois pas de raisons d’être optimiste. Ce qui se profile à l’horizon, la montée en puissance du conflit entre le moralisme woke et le populisme identitaire dans le cadre d’une France fragmentée, n’y incite guère. Le niveau de la classe politique ne me semble pas être en hausse. Les nouvelles forces politiques qui ont succédées aux anciens partis de gouvernement brillent par la médiocrité de leur personnel et la vacuité de leur projet pour la France. Je ne vois poindre nulle part le Didier Deschamps de la politique en qui nous pourrions placer notre confiance.

De la réussite sportive, la principale leçon à retirer tient à mon sens au fait que les principes sur lesquels elle se fonde sont relativement simple à concevoir mais très difficile à mettre en œuvre dans la durée. La réussite est rare, précieuse et provisoire car toujours bâtie sur une dune de grains de sables susceptible de l’empêcher. Les causes de l’échec sont multiples et diverses, la moindre n’étant pas l’oubli des conditions qui ont rendu la victoire possible. J’ai ainsi été frappé par l’intervention d’Henri Proglio à l’Assemblée nationale au sujet d’EDF. Lors de sa création en 1946, a-t-il dit en substance, EDF avait pour mission de relever des défis qui paraissaient impossibles à relever : assurer l’indépendance énergétique en dépit de l’insuffisance des matières premières et rendre l’électricité accessible à tous. Il fallait investir sur le long terme, ce qui a notamment conduit à la construction de la filière nucléaire. Au début du 21e siècle, EDF était en mesure de fournir l’électricité la moins chère et la plus propre d’Europe. La réussite était complète, notait Proglio, de sorte qu’« il ne restait plus qu’à tout détruire », ce qui est désormais chose faite. Contre l’inclination générale à faire en permanence le procès du passé, il faudrait s’efforcer de voir les Biens politiques dont nous jouissons comme des Biens précaires et artificiels que nous devons au travail des générations qui nous ont précédées. Pour préparer l’avenir, il faut s’exercer à discerner les conditions des réussites passées.

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