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Dans les coulisses de la pétition "pour sauver la Sécu".
Dans les coulisses de la pétition "pour sauver la Sécu".
©Flickr

Après le soldat Ryan, le soldat "sécu"

Le 25 août, le Parisien a publié une pétition "pour un débat public sur la santé". Il fallait bien que quelqu’un décode les messages cachés de ce texte.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Le 25 août, Le Parisien publiait une pétition « pour sauver la Sécu ». Signée par 140 personnalités de droite comme de gauche, et parrainée par le diabétologue Grimaldi, cette pétition était présentée comme ceci : "En toile de fond de la pétition, une crainte : celle d’une privatisation rampante de l’assurance maladie qui, à terme, rembourserait de moins en moins les médicaments, cures thermales, séances de kiné et consultations chez un médecin, bref, tout ce que les signataires appellent les « soins courants »."

Le texte de la pétition comporte des formules encore plus monolithiques : "Nous sommes en train de passer, sans débat démocratique, d’une logique de prise en charge solidaire pour tous à une logique d’assistance pour les plus pauvres et d’assurance pour les plus riches." Et la pétition se termine par : "Les usagers et les professionnels de santé se mobilisent pour arrêter cette dérive qui sonne le glas de notre Sécurité sociale universelle et solidaire, et contribue à creuser les inégalités sociales de santé. Nous demandons que s’ouvre un large débat citoyen, suivi d’un vote solennel de la Représentation nationale, sur le choix entre le financement des dépenses de santé par la Sécurité sociale ou par un assureur privé dit « complémentaire ».

N’est-ce pas touchant, ces usagers (les malades, vous voulez dire?) et ces professionnels de santé qui demandent un débat démocratique pour que l’on choisisse entre une sécurité sociale qui rembourserait de façon solidaire, universelle, et sans creuser les inégalités, d’un côté, et un système privé inégalitaire, fait pour les plus riches par des assureurs privés? Je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression que ce débat démocratique devrait déboucher sur le maintien de l’existant : notre brillante sécurité sociale qui protège les plus pauvres et est à la fois solidaire, universelle, égalitaire, etc.

Une pétition à l’ancienne, à la limite de la manipulation

Je ne sais pas vous, mais moi, quand je vois une pétition qui s’avance de cette façon, c’est-à-dire manichéenne, simpliste, avec autant d’affirmations générales et si peu de faits précis, je commence à me méfier. Je sais bien que l’air du temps veut des choix simples: on fait la guerre à la Syrie parce qu’on ne va quand même pas maintenir Hitler-Assad au pouvoir. On veut un débat démocratique sur la sécurité sociale, parce qu’on ne va quand même pas rester les bras croisés devant une sécurité sociale qui rembourse de moins en moins les médicaments, et favorise les assureurs capitalistes.

Evidemment, posés de cette façon, les débats appellent peu de contradiction. Et quand on lit la liste des 140 premiers signataires, on est pris d’étonnements: Jacques Bouveresse, philosophe, Yves Bur, ancien député, André Chassaigne, mais aussi Bernard Debré, Nicolas Dupont-Aignan, Hervé Gaymard, etc. Tout ce beau linge ne peut pas s’être trompé.

Là aussi, ce genre de pratique respire la naphtaline des années 70: on rédige un texte simpliste, et on cache la misère avec de grandes signatures, qui vous donnent le sentiment d’être ou idiot ou ignoble si vous ne signez pas à votre tour les yeux fermés.

Ce que ne dit pas la pétition

Quand on commence à gratter, on s’aperçoit pourtant que le fond du problème est un peu plus subtil, nuancé, et même beaucoup moins manichéen que les rédacteurs du texte ne veulent bien le dire.

La pétition parle beaucoup de la généralisation de la complémentaire santé prévue par l’article 1 de la loi sur la sécurisation de l’emploi, mais elle reste étonnamment silencieuse sur les à-côtés du texte. Elle ne parle pas du rapport du Haut Conseil pour l’Avenir de l’Assurance-Maladie (HCAAM) consacré à ce sujet, et publié en juillet (les lecteurs de ce blog avaient même pu en lire une version de travail très tôt…).

Pourtant, ce rapport joue un rôle essentiel dans la rédaction de la pétition. Il propose notamment (page 111) de séparer le gros risque et le petit risque – la sécurité sociale couvrirait le gros risque comme les hospitalisations ou les maladies de longue durée, et le petit risque, c’est-à-dire la petite consultation de routine chez le médecin de famille, serait laissé aux assureurs. Il propose aussi de confier certains secteurs comme le dentaire ou l’optique aux assureurs.

Dans cette hypothèse, il faudrait poser la question un peu autrement que les rédacteurs ne l’ont abordée, en demandant aux Français: voulez-vous une sécurité sociale qui rembourse mal vos lunettes et vos dents, ou bien un système qui diminue le coût de ces prestations ? Et là, le débat démocratique n’aurait plus exactement le même contenu.

En outre, la pétition oublie de dire que l’Assemblée Nationale a adopté une loi (évoquée aussi sur ce blog) autorisant les mutuelles à mettre en place des réseaux de soins, qui rembourseront mieux les patients intégrés à ce réseau. Ce principe revient à remettre largement en cause la liberté de choix du médecin, et sa liberté de rémunération, puisque les patients seront concrètement aiguillés vers les médecins qui ont une convention avec l’organisme complémentaire qui rembourse.

Autrement dit, si cette pétition est sortie des limbes cet été, c’est d’abord parce que le cadre juridique qui autorise les médecins à faire tout et n’importe quoi, puisqu’ils sont remboursés à guichet ouvert par la sécurité sociale, commence à se durcir.

L’étonnant Institut Droit et Santé

Pour comprendre les coulisses de cette pétition, il faut en fait repérer ses rédacteurs.

Parmi les initiateurs du texte, on trouve deux groupes connexes de personnalités: les « nationalisateurs » et les médecins.

Les « nationalisateurs » sont ceux qui considèrent que l’assurance maladie doit, coûte-que-coûte rester dans le giron public, selon la bonne hypothèse qui n’a pas à être discutée: l’Etat est le garant de l’égalité. Ils se regroupent volontiers autour de Didier Tabuteau dans l’Institut Droit et Santé, qui est commun à Sciences Po et à Paris V.

L’Institut Droit et Santé est, à de nombreux égards, un exemple à suivre pour sa production intellectuelle de qualité. On notera juste qu’il est obnubilé par des questions tout à fait pertinentes comme le service public et la santé (colloque de 2012), mais qu’il se montre extrêmement évanescent dès qu’il s’agit d’aborder certains sujet qui fâchent.

Exemple: à la suite du scandale du Mediator, l’institut a consacré un colloque à la   »nouvelle gouvernance du médicament » où les questions étaient soulevées avec une pudeur tout à fait touchante.

Peut-être cette atmosphère gênée aux entournures par certains sujets s’explique-t-elle par le soutien financier que l’industrie pharmaceutique apporte à la chaire de Didier Tabuteau à Sciences-Po. Pas facile de faire le procès ouvert d’un système qui rembourse aveuglément une flopée de médicaments inutiles ou dangereux, quand votre activité dépend de ceux qui les fabriquent. Surtout lorsque vous considérez que la sécurité sociale est garante de la solidarité: reconnaître qu’au nom de cette solidarité, une partie des cotisations est utilisée pour subventionner l’industrie pharmaceutique devient tabou.

Au passage, on regrettera le silence de l’Institut sur ses activités lucratives de conseil ou de formation auprès de certains acteurs privés. Il faut farfouiller dans un rapport d’évaluation de l’AERES de 2009 pour en trouver trace:

Source: AERES

Source: AERES

Personnellement, je trouve très bien qu’une chaire publique non seulement soit financée par l’industrie pharmaceutique, mais même qu’elle organise pour des entreprises privées des formations sur ses sujets d’expertise. Mais compte tenu de la sensibilité du sujet, et de la propension des acteurs de cet institut à dénoncer les interventions du secteur privé dans le domaine de la santé, une démarche de transparence dans ce domaine ne serait pas superflue.

Les médecins à la manœuvre

Dans le lot des initiateurs de la pétition, on trouve des figures de médecins, visiblement très attachés à la solidarité et à la protection des plus démunis, qui là aussi, posent quelques questions.

Prenons l’exemple de Bernard Granger, psychothérapeute présenté comme l’un des initiateurs de la pétition. S’agit-il bien du Bernard Granger qui, en 2012, se vantait sur le site de Sauvons l’Hôpital, dans ces termes : "Je fais du privé sans honte et sans reproche avec des honoraires (135 euros) inférieurs à quatre fois le tarif opposable de la consultation de psychiatrie, baissé parfois en fonction de la situation matérielle des patients. Mais la plupart d’entre eux sont remboursés par les mutuelles". C’est vrai qu’avec des consultations à 135 euros, un médecin défend efficacement l’égalité dans l’accès aux soins. Selon Libération,le même Granger avait été épinglé, en 2010, pour des dépassements d’honoraires à hauteur de 126.000 euros.

Mais qu’est-ce qu’ils ont dans la tête, ces pétitionnaires, lorsqu’ils parlent de la solidarité, et qu’ils se comportent de cette façon ?

La solidarité, prête-nom du guichet ouvert médical

En réalité, la pétition qui nous est présentée comme une défense de la sécurité sociale, est d’abord une pétition pour la préservation d’un système aberrant de rémunération des médecins. Le cas de Bernard Granger est exemplaire.

Que fait-il en effet, sinon caler ses tarifs sur ce que rembourse la sécurité sociale ET les complémentaires santé, dont il dénonce pourtant le rôle permissif dans la pétition ? Simplement, Bernard Granger trouve très bien qu’il existe des complémentaires qui remboursent sans broncher le reste à charge exorbitant de ses consultations, et très dangereux que ces complémentaires soient tout à coup dotées du pouvoir d’orienter les patients vers les médecins qui pratiquent des tarifs plus raisonnables.

Et c’est bien ce qui est en jeu dans le débat ouvert par la pétition: face à la déraison tarifaire persistante de nombreux médecins (je ne parle pas ici de ceux qui demandent 35 euros pour une consultation, mais de ceux qui prescrivent chaque semaine à des petites mamies fortunées des avalanches de médicaments inutiles, en facturant leur consultation à 100 euros), la répartition future des tâches conduira sans doute les complémentaires à « mieux gérer le risque », c’est-à-dire à pénaliser les abus.

Et ça, pour les médecins qui abusent, c’est mortifère…

Tabuteau populiste

On regrettera donc que ces questions simples ne soient pas posées clairement par les pétitionnaires. Et, de ce point de vue, qu’une sommité académique comme Tabuteau se prête à ce genre d’exercice me semble fâcheux. Tout cela traduit, me semble-t-il, le fossé grandissant qui se creuse entre une élite qui a pignon sur rue et croit pouvoir profiter de ce levier pour manipuler l’opinion, et une opinion de moins en moins crédule qui demande de la transparence et du sérieux.

Au fond, les rédacteurs de cette pétition sont des démagogues et des populistes. Ils suscitent des sentiments d’angoisse manichéenne pour arriver à leurs fins et protéger des intérêts bien compris.

Ce qu’on appelle le déclin de la démocratie représentative.

Ce papier est initialement paru sur le blog d'Eric Verhaeghe

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