Les villages de la ligne de démarcation dont les visages n’ont pas changé depuis 1940<!-- --> | Atlantico.fr
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Une femme marche devant la maternité d'Orthez dans les Pyrénées-Atlantiques.
Une femme marche devant la maternité d'Orthez dans les Pyrénées-Atlantiques.
©Gaizka IROZ / AFP

Bonnes feuilles

Richard Werly publie « La France contre elle-même : De la démarcation de 1940 aux fractures d'aujourd'hui » aux éditions Grasset. Démarcation : le terme n'est plus guère utilisé. Fractures et archipel sont les mots à la mode. Démarcation, pourtant résonne d'une autre force. L’auteur est parti, pour enquêter sur ces démarcations françaises, sur les traces de cette balafre qui traversait à l’époque un pays oublié. Extrait 2/2.

Richard Werly

Richard Werly

Richard Werly est le correspondant permanent à Paris du quotidien suisse Le Temps, après avoir été basé à Bangkok, Tokyo, Genève et Bruxelles. Il a grandi dans la Nièvre, au pied de la ligne de démarcation. Souvent cités en référence par la presse française, ses articles et chroniques lui ont valu, en 2020, de recevoir le prix Jean Dumur, l'un des plus prestigieux prix helvétique de journalisme.

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Les 1200 kilomètres de l’ex-ligne de démarcation ne coupaient pas les treize départements traversés de la même manière. À l’écart des métropoles, ce millier de kilomètres, chapelet de villages et de villes moyennes, dresse le portrait d’une France partielle, à l’écart des grands centres de production industrielle et des centres de décision politique, même si Vichy, capitale de l’État français pétainiste à partir de juillet 1940, se trouve quelques dizaines de kilomètres plus au sud.

L’appréhension de ce pays-là n’a d’ailleurs pas changé huit décennies plus tard : « Un président en tournée dont l’objectif avec ce déplacement est de parler à la France rurale et périphérique », claironne Europe 1 le 7 décembre 2021, à l’aube de la visite de deux jours effectuée par Emmanuel Macron dans l’Allier et le Cher, les départements que j’achève d’arpenter. Le fait que le chef de l’État, en précampagne pour un second mandat, ait choisi cette plongée au centre de la France, avec un détour par Vichy et un Conseil des ministres en visio-conférence depuis la préfecture de Moulins, prouve que je suis sur une ligne sismique de la France, qui peut, au moins par les problèmes qu’elle soulève (concernant la qualité des services publics, l’absence d’opportunités professionnelles pour la jeunesse, la paupérisation des classes moyennes, la désertification médicale…), influer sur le résultat de la présidentielle. Raison de plus de croire que ce tracé peut constituer une sorte de fil d’Ariane à rembobiner pour réfléchir d’aujourd’hui à la lumière de celle d’hier l’état de la France. Je ne me faisais pas d’illusions, depuis mon départ de Vichy, sur la cohérence de ce que j’allais trouver.

Je ne m’attendais pas à recueillir des témoignages qui s’emboîtent comme il faut les uns dans les autres. Je n’ai pas arpenté la ligne pour faire un reportage « à thèse », cherchant – à tort ou à raison – à justifier un scénario préalable par des faits collectés sur le terrain. Le quotidien de la ligne de démarcation, comme celui de la totalité de la France durant la guerre, variait souvent d’un département à l’autre, voire d’une localité à l’autre. Le pays occupé, d’abord partiellement puis totalement, fut une mosaïque de comportements, d’initiatives, de résistances, de solidarités ou de gestes abjects.

L’autre archipel français

Normal. Chaque terroir français est un récit. Chaque territoire de l’Hexagone est un morceau d’histoire particulier que nous, médias, avons trop tendance à uniformiser, gommant les différences, les aspérités, les spécificités. Cet « archipel français » n’est pas celui de Jérôme Fourquet, le directeur des études de l’IFOP maître dans l’art de passer le pays au microscope de ses modes de consommation, de ses autoroutes ou lignes de TGV devenues ses nouvelles colonnes vertébrales, de ses filières les plus lucratives (comme la grande distribution) ou de ses addictions. L’archipel dessiné par la ligne de démarcation est celui de Fernand Braudel dans L’Identité de la France : « Ne simplifions pas outre mesure : la France compte des milliers et des milliers de villages qui ne se ressemblent jamais trait pour trait, écrivait Braudel. Selon les temps et les lieux, leurs sociétés sont, ou parfaites (je veux dire épanouies), ou sous le boisseau, plus ou moins à l’aise ou plus ou moins détériorées. »

Loin de moi, donc, l’idée de dire que tous les villages traversés par la ligne se ressemblent. J’ai bien conscience que chacune de mes escales est une fenêtre. Pis : une lucarne dont l’obturation s’est trouvée de surcroît limitée par la durée de mon séjour sur place. Je ne me suis pas invité chez l’habitant, comme d’autres journalistes partis à la rencontre des Français l’ont fait, et le font savoir pour justifier leur « enracinement ». Je n’ai pas fait le trajet à pied, comme Paul et Marcella Webster, dont le récit de la ligne de démarcation, publié en 2004, met en scène avec talent les paysages traversés, les saisons, les jours qui passent plus ou moins vite et la nuit qui, après le mois de septembre, leur interdit de profiter de ces heures creuses pour rejoindre tel ou tel lieu. Et pourtant, quel ne fut pas mon plaisir de relire, à l’issue de mon propre voyage, ce paragraphe de leur introduction : « Le fait d’être anglais, sans désir de ranimer les polémiques franco-françaises, nous a servi. Les témoins se sont exprimés sans gêne apparente, même en évoquant des épisodes personnels critiquables ou honteux. En avançant sur la ligne, nous avons noté que cette frontière, symbole des restrictions, avait focalisé des actes de résistance, de collaboration mais aussi d’indifférence. Elle offre, de façon simplifiée mais caractéristique, un résumé des années troubles entre 1940 et 1945, et des conséquences politiques et sociales, souvent néfastes, qui perdurent soixante ans plus tard. » 2004-2022 : remplacez « anglais » par « franco-suisse » et je pourrais signer ces lignes.

Je pioche depuis des semaines dans la mémoire de la ligne de démarcation, à la manière de ces passagers, clandestins ou non, qui tentaient de la franchir de 1940 à 1942, renseignés plus ou moins efficacement sur les réseaux capables de les acheminer « de l’autre côté ». Je circule de nuit pour éviter les cohortes de poids-lourds qui, on ne le dira jamais assez, transforment une bonne partie de la France en aire de livraison permanente, obligeant les automobilistes à ronger leur frein ou à risquer des accélérations aussitôt pénalisées par les radars routiers. J’ai passé une journée à Morthomiers. Je suis resté deux jours à Vierzon. Je suis resté plusieurs jours à Vichy et Moulins. J’ai pris presque une semaine à suivre le tracé de la ligne dans les reliefs du Jura et de l’Ain, jusqu’à ce qu’elle descende dans la vallée pour échouer à Nantua, puis à Bellegarde-sous- Valserine, jusqu’à la frontière suisse. J’ai laissé le temps filer entre Béarn et Pays basque, d’Orthez à Saint-Jean-Pied-de-Port, là où passait le train que tant de réfugiés prirent avec l’espoir d’arriver en Espagne. J’ai passé une soirée à arpenter le lit du Gave de Pau, le cours d’eau rebaptisé « le chemin de la liberté », à l’unisson de la route Claude-Bonnier – l’un des grands chefs résistants de la région, qui se suicidera en avalant sa capsule de cyanure lors de son arrestation par la Gestapo, en février 1944, dans les Charentes. Parce que ces deux chemins, le charentais comme le béarnais, signifiaient pour ceux qui l’empruntaient, guidés par des passeurs, l’espoir d’échapper à ceux – miliciens français, soldats allemands, gestapistes – qui ne cessaient de les poursuivre.

Comme dans une vieille maison…

J’ai observé cette partie du pays comme si la ligne était une loupe. Je me suis efforcé, à chaque pont où se trouvait jadis un point de contrôle allemand, de repérer les bâtiments, de comparer les photos de 1940-1942 au bâti d’aujourd’hui. Il suffit parfois d’une poutre, d’une pierre apparente, d’un toit de tuile reconnaissable pour se dire que vous êtes au bon endroit, lorsque tout autour s’est transformé, et que les zones pavillonnaires alignées au cordeau ont remplacé les champs. J’ai passé une après-midi en « Charente limousine », cette partie du département des Charentes frontalière de la HauteVienne, à essayer de retrouver une balise allemande que l’on m’avait dit enterrée au Grand-Madieu ou à Saint-Claud, deux localités où des panneaux « ligne de démarcation » ont été posés, à l’initiative de l’Office national des anciens combattants.

Le plus étonnant est que, dans les faits, la France a « avalé » la ligne. Les méandres des rivières creusés par le courant font que le tracé d’aujourd’hui n’est sans doute plus celui de 1940. Les routes départementales, même lorsqu’elles existent encore, sont désormais des rubans asphaltés de silence, délaissés au profit des autoroutes, qui n’ont plus rien à voir avec les voies d’hier, sur lesquelles véhicules à quatre ou à deux roues, carrioles à cheval embouteillaient le passage des convois militaires allemands. Les forêts, que la ligne hachait parfois en deux, ont englouti ses hérisses et ses barbelés. Les seuls endroits, à part les ponts, où la ligne peut encore être appréhendée sont les gares et les voies de chemin de fer. Vierzon. Moulins. Orthez. Langon. Mont-de-Marsan. Ces haltes ferroviaires transpirent encore, pour qui apporte la documentation requise, les faux papiers ronéotypés, les tampons falsifiés, les cheminots bienveillants, les contrôleurs qui fermaient les yeux, les conducteurs de locomotive qui ralentissaient pour permettre aux clandestins de sauter avant le poste des douaniers. La ligne raconte à sa manière la France d’hier et d’aujourd’hui : bureaucratique, courageuse, inventive, apeurée. Elle confirme ce qu’Herbert Lüthy écrivait en 1955 à propos de cette France qu’il racontait en langue allemande, dans l’espoir de la faire mieux comprendre au public germanique : « Quiconque est en rapport constant avec ce pays, sous quelque angle que ce soit, se heurtera sans cesse à cette personnalité, toujours présente, comme dans une vieille maison. Il se heurtera à ces meubles anciens, à ces ombres, à ces odeurs imprégnées du caractère des générations passées qu’ils transmettront aux futures. »

Mais la ligne fut aussi, on l’a vu avec les sinistres puits de Guerry, un cimetière dont tout le monde n’ose pas la mémoire. Celle des fugitifs tués ou rattrapés par l’occupant. Celle des passeurs, transformés en maillons de la continuité territoriale, maîtres des territoires divisés, seuls à pouvoir relier ces deux France que les nazis ont choisi d’opposer. Or que dit l’historiographie officielle, celle des monuments publics, de ces cimetières-là ? Rien. Aucun nom ne figure, à Morthomiers, sous la petite plaque qui rend hommage à la ligne de démarcation. La morphologie du monument aux morts de Morthomiers, et la façon dont elle est indiquée, à la fois présente et si discrète, effacée sous les salissures et l’usure des années, résume mon présupposé : cette ex-frontière intérieure a beau faire pleinement partie du récit national français, elle s’est retrouvée oblitérée, vouée à une lente disparition. Je ressens, face à cette plaque de marbre de Morthomiers, la frustration de l’historien Graham Robb dans son Histoire buissonnière de la France : « Celle de découvrir son propre passé comme un voyageur contraint de traverser sans carte un territoire dangereux et solitaire », confronté « de temps à autre à un secret qui vient au jour comme un vieux bagnard ressortant de prison longtemps après la disparition du régime qui l’a enfermé. »

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Extrait du livre de Richard Werly, « La France contre elle-même : De la démarcation de 1940 aux fractures d'aujourd'hui », publié aux éditions Grasset

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