Les perdants magnifiés : Nicolas Mahut ou la grève de la « fin »<!-- --> | Atlantico.fr
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Nicolas Mahut et John Isner pendant les championnats de tennis de Wimbledon, dans le sud-ouest de Londres, le 24 juin 2010. Les deux joueurs ont battu le record du match le plus long de l'histoire.
Nicolas Mahut et John Isner pendant les championnats de tennis de Wimbledon, dans le sud-ouest de Londres, le 24 juin 2010. Les deux joueurs ont battu le record du match le plus long de l'histoire.
©GLYN KIRK / AFP

Bonnes feuilles

Olivier Rodriguez a publié « Les perdants magnifiés » aux éditions Vérone. Combien dure un instant ? C'est juste le temps suffisant pour convoquer les Bleus de Michel Platini, Mike Tyson, Rafael Nadal et d'autres. Le point commun de ces champions est d'avoir connu, par un jour de disgrâce sportive, des désastres grandioses... Au travers d'exemples célèbres, « Les perdants magnifiés » propose une analyse décalée, tendre et acerbe de l'échec. Extrait 1/2.

Olivier Rodriguez

Olivier Rodriguez

Olivier Rodriguez est entraîneur de tennis et préparateur physique. Il a coaché des sportifs de haut niveau en tennis. 
 
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Un échec, ça cause. Nous venons de voir avec Tyson que si certains échecs ne sont porteurs de rien, d’autres disent beaucoup. Là où les affaires se compliquent, c’est que les circonstances qui aboutissent à une déroute sont aussi nombreuses que les façons de ne pas réussir. En grossissant le trait, on pourrait dire que le perdant est magnifié soit par son attitude dans le vif du sujet, soit par les conditions dramatiques qui entourent son acte sportif. Mais pour que la débandade possède un horizon et que l’ego ne soit pas trop écorché, encore faut-il bien échouer. Et ce n’est pas donné à tout le monde…

Alors, que nous dit le perdant qui est magnifié par le comportement qu’il adopte ? Que si le désir tient rarement ses promesses, le panache, la bravoure et une certaine sublimation de soi peuvent aider à laisser une trace durablement positive. Qu’ils peuvent faire passer – un peu – le goût de l’amertume, et que bien échouer, ça peut même consoler. Pour ce type de perdant, retenir la défaite n’est pas le plus important. Non. Ce qu’il préfère, et de loin, c’est retenir l’attitude… Pourquoi ? Parce que tendre vers une certaine idée de soi a mille fois plus de sens que de tendre vers un résultat.

Par sa façon de lutter sans calcul, par sa capacité à donner à sa cause un goût d’absolu et des proportions bibliques, le tennisman Nicolas Mahut incarne totalement cette idée. Son match contre John Isner à Wimbledon en juin 2010 est désormais inscrit dans le marbre. Un match ou une épopée, on ne sait plus trop. Ce match, certains chiffres en parlent très bien. Enfin, ils ne parlent pas, ils hurlent. Rendez-vous compte : un match long de 11 heures et 5 minutes, s’étirant sur 3 jours et s’achevant 70 jeux à 68, au bout d’un 5e set qui aura duré 8 heures… Inouï! Vous en voulez encore ? Bougez pas: 183 jeux disputés au total, 138 jeux pour le seul dernier set (l’équivalent de deux matchs en cinq sets qui se seraient tous achevés par des tie-breaks, plus 8 jeux!). Une partie agrémentée de 112 aces pour Isner, de 103 pour Mahut (soit 25 jeux de services, plus 3 points). 16 000 calories dépensées par chacun des deux joueurs. 126 balles utilisées… Continuons: 64 jeux de services remportés consécutivement par Mahut pour rester dans le match, ce qui est ahurissant… Pour finir, parce que l’algèbre et les règles du tennis ont aussi leur cruauté, Nicolas Mahut aura fini par perdre un match tout en ayant remporté plus de points que son adversaire : en l’occurrence 502 contre 478… Sachant qu’il est théoriquement possible de remporter un tournoi du Grand Chelem en remportant 504 points, vous comprenez qu’au point où nous en sommes, on tutoie depuis longtemps la science-fiction. Histoire de relativiser un peu et pour éviter que cette avalanche de chiffres ne vous ensevelisse, je vous livre cette délicieuse citation de Jean Dion: « Les chiffres sont aux analystes ce que les lampadaires sont aux ivrognes: ils fournissent bien plus un appui qu’un éclairage ».

Ce match d’une vie, long comme plusieurs marathons, c’est une règle de base que ce magnifique sport impose, qui l’aura rendu possible. Celle-ci est formelle : il est nécessaire de gagner deux points consécutifs pour remporter un jeu, un tie-break, une manche ou une partie… À partir de là et des possibilités arithmétiques qui en découlent, le temps peut s’étirer, s’étirer et s’étirer encore avant que le talent ou le sort ne désignent un vainqueur. On pourrait même imaginer qu’une partie opposant deux joueurs de force parfaitement égale ne s’achève jamais. Une impasse de plus. Juste de quoi devenir totalement fou, de quoi se mettre en position fœtale pendant un mois en poussant des hurlements.

À des hauteurs pareilles, quand les chiffres s’effacent au profit de la symbolique pure, le sportif devient secondaire, presque accessoire. Il ne s’agit plus seulement d’un match, mais d’autre chose. C’est une quête. Une démarche christique. Vous avouerez que certains sont rentrés dans l’Histoire par la grande porte en ayant gravi un Golgotha moins long et moins pénible. Un peu comme si les deux joueurs s’étaient posé cette question: « Jusqu’où peut-on aller trop loin? » Alors, quand on a tout donné, comment fait-on pour surmonter un tel échec ? Que devient-on lorsqu’on atteint la 37e place mondiale en simple et la 1re en double, mais que c’est un insuccès qui vous offre la postérité ? Que reste-t-il de soi quand son plus haut fait d’armes reste une défaite d’anthologie ? Bien évidemment, le mieux placé pour l’évoquer, c’est Nicolas Mahut.

Dix ans après, il m’a fait ses confidences: « Ma vision du match a évolué avec le temps. Les premiers jours, il y avait comme un contraste, quelque chose qui me dérangeait dans la vision du grand public, des observateurs et des journalistes. J’entendais partout que c’était un match extraordinaire, sans perdant ni vainqueur, que nous avions donné une belle image du sport, etc. Rappelez-vous que ce match a eu lieu deux jours après le triste épisode de la grève des joueurs de l’Équipe de France de football, en pleine Coupe du Monde, à Knysna. Bien évidemment, je n’avais pas la même lecture. Moi, j’étais confiné, cloîtré dans ce sentiment d’échec. Au moment où j’ai perdu, tout s’est écroulé et j’ai vraiment ressenti très longtemps ce décalage. J’étais l’acteur et j’ai mis du temps à comprendre, à ressentir de la fierté, à ressortir du positif… Ce qui m’avait permis de faire ce match, de tenir aussi longtemps, c’était justement ce refus absolu de la défaite. Si cela a été si dur, c’est bien parce que je ne me suis jamais vu perdant. J’étais convaincu que ce match finirait bien pour moi, je m’étais conditionné. »

Mais ce genre de match convoque également des questionnements troublants… afin de comprendre comment faire pour ne pas être spectateur de l’histoire que l’on est soi-même en train d’écrire ou pour savoir si la peur de perdre est proportionnelle à la dimension de l’événement…

« En me replongeant dans le match, je me souviens qu’il n’était pas concevable que je sorte du court perdant. À aucun moment, je n’ai envisagé la défaite. Une des clefs était là : rester ici et maintenant; et j’en faisais, pendant le match, l’expérimentation. Sur le court n° 18, sur lequel nous jouions, nous avions accès visuellement au court n° 1. Je voyais bien que les matchs s’y succédaient. Je voyais bien, aussi, l’agitation générale. Ces pensées me traversaient, mais j’arrivais à basculer facilement: en quelques secondes, je parvenais à revenir au moment présent et à me reconcentrer sur ce que j’avais à faire. Au-delà de la perception de record, j’avais conscience que je jouais un match unique dans ma carrière, comme je n’en rejouerais plus jamais. Je me disais aussi que j’avais de grandes ressources… et que ce match j’allais le gagner quelle que soit la durée, quel qu’en soit le coût, pour moi et pour mes entraîneurs. »

Alors, quand on est allé aussi loin, qu’on a tout donné mais qu’on a perdu, ce qui suit l’échec doit être bien compliqué…: « Il m’a fallu un long temps de digestion. La suite a été difficile et, tout comme John Isner, je me suis blessé. J’ai galéré pendant un an, avant de me blesser à nouveau en 2012 [5 mois d’arrêt pour une blessure au genou] et de mettre en place un protocole de soins. Durant ma longue blessure, j’ai essayé de digérer tout ça, de me remettre en question et surtout de repartir sur autre chose. Une fois l’échec accepté, j’ai été enfin capable de me dire : qu’est-ce que j’ai bien fait quand même pour faire tout ça ? À mon retour sur le circuit, en 2013, tout cela m’a servi et j’ai eu un déclic en jouant le double avec Michaël Llodra. Sur cette saison 2013, débutée en étant classé au-delà de la 150e place mondiale, ce qui en a découlé, c’est une plus grande force mentale, une plus grande confiance et une plus grande maturité. Et tous ces ingrédients ont fait de moi une meilleure personne, un meilleur joueur. Ce match m’a finalement permis d’évoluer, d’apprendre beaucoup sur moi-même : le dépassement de soi, ma capacité à tenir une concentration maximum pendant très longtemps et ma faculté à repousser mes limites physiques. »

Pour Nicolas Mahut, on peut dire qu’il est évident que l’« après » a été meilleur que l’« avant ». Rendez-vous compte : la saison 2014 le verra atteindre le meilleur classement de sa carrière (37e ), l’année 2015 lui permettra de fêter sa première sélection en Coupe Davis, et de remporter son premier Grand Chelem en double, à l’US Open, associé à Pierre-Hugues Herbert. La suite sera encore meilleure avec une place de n° 1 mondial en double en 2016 et, toujours en double, des titres à Wimbledon (2016), à Roland-Garros (2017) et surtout l’Open d’Australie 2019, ce qui lui permettra de signer là un Grand Chelem en carrière (puisqu’ayant remporté au moins une fois les quatre plus grands titres). Il s’agit là, tout simplement, d’un exploit. Si vous rajoutez à cela 4 titres en simple, 30 en double dont 1 victoire au Masters en 2019, vous obtenez un des plus beaux palmarès de l’histoire du tennis français.

« Je ne crois pas au hasard. Si j’ai eu ces succès, c’est en partie grâce à ça. Heureusement, car j’avais cette étiquette de perdant magnifique. » Pour preuve : cette défaite en finale du Queen’s contre Andy Roddick (en ayant eu une balle de match) ou encore une finale de Roland-Garros jouée avec Michaël Llodra, elle aussi perdue en étant passé à trois points du match. « J’en avais marre et je n’avais pas envie que l’on résume ma carrière à ça. »

S’il a pensé faire appel à un psychologue pour l’aider à surmonter cet échec ? Même pas: « Durant toute ma carrière, j’ai toujours été animé par l’envie de progresser et de trouver des solutions. Ce qui est amusant, c’est que j’ai arrêté de travailler avec des sophrologues et des préparateurs mentaux à partir du moment où j’ai rencontré ma femme en 2007. Excepté pour la finale de la Coupe Davis contre la Croatie en 2018 car Yannick Noah, le capitaine, impose toujours ce type de travail. Mais je continue tout de même à utiliser des outils, des exercices de méditation et de sophrologie. »

Des regrets, bien sûr qu’il en a… « La balle de match. La zone n’est pas bonne… Je ne ferais pas service-volée et je monterais en deux temps, en enchaînant service et coup droit. J’aurais aussi aimé avoir pu servir pour le match. Voir comment mentalement j’aurais réussi à switcher d’un coup… Voir comment, après avoir passé des heures et des heures à courir derrière le score, à rester dans le match, j’aurais géré cette situation-là ».

Sait-il quelle empreinte laissera ce match? « Quand j’arrêterai, je sais très bien que c’est cette partie contre John qui ressortira. Ce qui est amusant, c’est que les gens associent ce match à un événement de leur vie, à un lieu. »

Un match comme une parabole. Pour Nicolas Mahut, la vie pourrait presque se résumer à ceci: être vaincu oui, se rendre jamais. Il aura mis tellement de son énergie à échouer d’une manière qui lui ressemble qu’il en aura fait un record. Qui dit mieux?

Extrait du livre d’Olivier Rodriguez, « Les perdants magnifiés », publié aux éditions Vérone

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