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L'économie française est en proie à une crise structurelle.
L'économie française est en proie à une crise structurelle.
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Échec

La France atteint des records en matière de dépenses sociales, de dépenses publiques et de prélèvements obligatoires, et la dette extérieure du pays croit inexorablement, d’année en année.

Claude Sicard

Claude Sicard

Claude Sicard est consultant international et auteur de deux livres sur l'islam, "L'islam au risque de la démocratie" et "Le face à face islam chrétienté-Quel destin pour l'Europe ?".

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Notre ministre de l’économie vient de nous dévoiler le projet de budget de la France pour 2023 : il est prévu une croissance du PIB de seulement 1 %, un déficit budgétaire qui se montera à 158,5 milliards d’euros, soit 5,7 % du PIB,  et un solde négatif record de notre balance commerciale s’élevant à 154 milliards d’euros, un montant considérablement plus élevé que tous les précédents. La hausse des taux va faire que le coût de notre endettement va s’élever à 51,7 milliards d’euros, et en 2023, Bercy devra lever sur les marchés 270 milliards d’euros pour faire face au déficit budgétaire et aux échéances des prêts venant à échéance.

L’économie française en proie à une crise structurelle

Ce budget que Bruno Le Maire vient de présenter est bien le budget d’un pays dont l’économie est en grande difficulté, et d’ailleurs tous les indicateurs économiques sont au rouge depuis déjà de nombreuses années. La France atteint des records en matière de dépenses sociales, de dépenses publiques et de prélèvements obligatoires, et la dette extérieure du pays croit inexorablement, d’année en année. Il s’agit bien d’une crise structurelle et non pas conjoncturelle comme par exemple celles que l’on a connues avec les  chocs pétroliers. Cette situation est préoccupante au moment où les projections économiques du FMI évoquent « des perspectives de plus en plus sombres et incertaines pour l’économie mondiale ». Aussi notre président a-t-il tenu des propos pessimistes en préambule au premier conseil des ministres de la rentrée, parlant de la bascule vers un temps d’efforts et de sacrifices. Notre pays aborde donc ces temps difficiles avec une économie affaiblie, et l’on ne peut que s’interroger pour savoir pourquoi nous en sommes là. 

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Comme nous allons le voir, le déclin de notre économie a pour cause l’amenuisement régulier, depuis la fin des trente glorieuses, de notre secteur industriel qui ne contribue plus que pour 10 % seulement à la formation du PIB, alors que dans des pays dont l’économie est prospère comme c’est le cas de la Suisse ou de l’Allemagne la part de l’industrie dans le PIB  se situe à 23% ou 24 %. Nos gouvernants, et les conseillers économiques qui avaient pour mission de les éclairer, ont laissé décliner notre secteur industriel sans broncher. Il faut donc comprendre comment s’est opéré  cet aveuglement collectif : quels ont été ces faux prophètes que l’on a écoutés ? C’est ce que nous allons tenter d’expliquer, mais il faut, au préalable, rappeler le rôle moteur que joue le secteur industriel dans la production de richesse des pays afin de pouvoir  prendre la mesure des conséquences pour notre économie du passage de notre secteur  industriel d’un taux de 24 % du PIB, qui était le sien à la fin des années 1975-80, au taux de 10% auquel nous sommes maintenant condamnés.

Le rôle de l’industrie dans la création de richesse 

L’industrie joue un rôle clé dans la création de richesse, et ce phénomène est aisé à mettre en évidence en examinant la relation existant, dans différents pays, entre leur production industrielle et le PIB par tête de leurs  habitants, le PIB/capita étant l’indicateur qu’utilisent les économistes  pour mesurer la richesse des pays. C’est ce que montre le graphique ci-dessous où il est pris, en abscisses, pour variable explicative, la production industrielle des pays calculée par habitant, et, en ordonnées, les PIB/capita de ces pays. Dans ce graphique les données sont ramenées « par habitant », ce qui donne toute sa cohérence à cette corrélation. Pour ce qui est des données sur la production industrielle, il s’agit des informations fournies par la BIRD qui inclut la construction dans l’industrie, les productions  industrielles étant mesurées, ici, en valeur ajoutée selon les données des comptabilités nationales des pays. Et  les PIB/capita sont ceux fournis, également, par la Banque mondiale.  

Dans notre pays, les effectifs de notre secteur industriel ont fondu, passant de 6,5 millions de personnes à la fin des trente glorieuses à seulement 2,7 millions, aujourd’hui. Ainsi la France avec une production industrielle faible de 6.432 US$ par habitant a-t-elle un PIB/capita de seulement 39.030 US$ ; l’Allemagne avec un ratio bien meilleur de 12.279 US$  a un PIB/capita de 46.208 US$, et la Suisse avec un chiffre record de 22.209 dollars en est à un PIB/capita de 87.097 dollars, le plus  fort d’Europe.

La règle mal comprise d’ évolution  des « trois secteurs de l’économie »

On a peine à imaginer, aujourd’hui, l’emprise considérable sur les esprits qu’eut l’ouvrage de Jean Fourastié intitulé « Le grand espoir du XXe siècle », paru en 1949 aux Presses Universitaires de France  avec une préface d’André Siegfried. Jean Fourastié a été l’économiste français le plus célèbre jusque dans les années 1980, et son ouvrage  a été traduit en une vingtaine de langues.. Cet économiste a longuement travaillé sur l’évolution des sociétés et il en est arrivé à la conclusion que le progrès technique domine l’histoire économique de notre temps. Le fait nouveau, disait-il, « générateur de la civilisation contemporaine, n’est pas le capital mais le progrès technique qui a ouvert au capital des emplois productifs de biens de consommation ».Pour Fourastié, la notion de productivité est centrale, et il a fait du progrès technique le critère qui caractérise les  secteurs d’activité d’une économie. Il a donc repris la classification des activités de Colin Clarck en 3 secteurs en les caractérisant par la vitesse à laquelle progresse le progrès technique :

            -Le secteur primaire où le progrès technique est moyen (PTM );

            -Le secteur secondaire où le progrès technique est élevé (HPT) ;

            -Le secteur tertiaire où le progrès technique est faible (PTF).

Pour l’économiste australien Colin Clarck il s’agissait d’une classification fondée sur les fonctions économiques, et non pas sur la productivité. Ce que  les travaux de Fourastié firent apparaitre ,c’est que dans l’évolution des sociétés il y a, à mesure qu’elles progressent , un déversement des emplois du secteur primaire, l’agriculture, la pêche et les mines, sur le secteur secondaire, l’industrie, puis du secteur secondaire sur le secteur tertiaire, celui des « services », en sorte que les sociétés dans leur dernière phase d’évolution ont des emplois essentiellement tertiaires.

L’on a donc très vite tiré des travaux de Jean Fourastié la loi voulant que dans une société moderne il n’y a plus d’industrie. On a sauté aveuglement aux conclusions en bâclant l’interprétation qu’il fallait faire du phénomène d’évolution des sociétés : les vulgarisateurs de la règle des trois secteurs de l’économie n’ont pas pris la peine de comprendre  que le progrès technique dans le secteur industriel conduit à des  valeurs ajoutées par personne employée extrêmement élevées, en sorte que, en termes de valeur ajoutée, le secteur secondaire continue dans une économie moderne à exister en contribuant dans des proportions qui peuvent même être importantes à la formation du PIB :  mais, certes, avec un nombre d’emplois réduit. Dans l’usine de fabrication d’automobiles que le milliardaire américain Elon Musk a fait ériger en Allemagne, près de Berlin,  pour construire des Tesla on en est à un investissement de 450.000 euros par personne. Il faut pour bien comprendre les travaux de Jean Fourastié s’en référer à l’ouvrage de Jean-Louis  Harouel intitulé « Redécouvrir la pensée de Jean Fourastié » : il a raisonné en termes d‘emplois et non pas de  valeur ajoutée. 

La confusion qui a été faite par les vulgarisateurs de la loi des trois secteurs de l’économie entre emplois et valeur ajoutée a eu des effets dévastateurs. Fourastié en était même venu à pronostiquer que l’on en arriverait à des semaines de 30 heures avec des temps de travail de 40 semaines par an, c’est-à-dire 1.200h par an, alors qu’à son époque on en était encore à des temps de travail annuels de 2.200 heures : ceci, en raison des progrès  de la productivité, tout spécialement dans le secteur secondaire. On ne peut, a-t-il expliqué, améliorer le niveau de vie qu’en augmentant la productivité et/ou la durée du travail, et avec cette philosophie qui était la sienne c’est lui faire injure que d’en faire le tenant d’une société où les activités industrielles auraient, dans le monde moderne, disparu.

Les auteurs du concept de société « post-industrielle »

Le fondateur, en France, de la théorie d’une société « post-industrielle »  a été le sociologue Alain Touraine, et sa thèse s’est trouvée  ensuite renforcée  par le PDG d’Alcatel,  Serge Tchuruk , qui a lancé l’idée de « société industrielle sans usine ». Dans les universités, dans les Instituts d’études  politiques, à Sciences- Po à Paris,  et à l’ENA, cette règle d’évolution des trois secteurs de l’économie débouchant sur des sociétés post-industrielles a été enseignée aux étudiants qui allaient constituer les élites de la nation. Il s’est installé dans l’esprit de tous ces jeunes étudiants l’idée que dans une société évoluée il n’y a plus d’industrie : les activités industrielles sont le fait de sociétés en voie de développement.

Alain Touraine, diplômé de Normal-sup, avait  publié, en 1969, un ouvrage intitulé « La société post-industrielle : naissance d’une société » (Denoël), mais déjà aux Etats-Unis, quelques années plus tôt,  ce concept avait pris naissance avec Daniel Bell, un sociologue lui aussi, qui avait annoncé qu’une « technologie de l’intellect » allait succéder à la « technologie de la machine »: on allait déboucher sur une « société de la connaissance et du savoir » où l’outil industriel serait remplacé par celui de la connaissance. Cette vision de l’évolution des sociétés s’est donc imposée, d’autant qu’un peu plus tard un grand industriel lança l’idée d’entreprises  « sans usine », une stratégie qu’il fit adopter par le groupe qu’il dirigeait, le groupe Alcatel-Alsthom, un des leaders mondiaux, alors,  des télécommunications. Sa stratégie consista à reporter sur des pays en voie de développement les fabrications pour recentrer les activités de l’entreprise sur le développement des savoirs- faire. Il  développa la théorie des « compétences fondamentales » (les « core-business »), faisant d’ Alcatel une « fabless »,c’est-à-dire une entreprise sans usine. On se rendit compte quelques années plus tard que c’était un désastre, tant aux plans industriel, financier, et humain : avec ce nouveau dogme l’entreprise passa de 120 sites industriels à 30, et l’action  perdit  les deux tiers de sa valeur. Serge Tchuruk fut donc, finalement, demis de ses fonctions, et remercié en 2008.

Cette vision d’une société moderne avancée dite « post-industrielle » s’est imposée néanmoins dans les esprits, et ce  jusqu’à nos jours, comme une   évidence, et les économistes dans leur grande majorité ne remirent pas ce paradigme en cause. Les dirigeants du pays laissèrent donc se défaire notre tissu industriel en voyant dans son amenuisement le signe même de la modernisation du pays.  Mais dans un pays comme l’Allemagne cette théorie ne s’imposa pas : le groupe BASF, par exemple, est resté fidèle au modèle de l’intégration verticale (verbund) et la firme a continué à prospérer. Ce qu’il fallait comprendre des travaux de Jean Fourastié c’est que, avec les avancées du progrès technique, on va vers des sociétés que certains ont appelées « hyper-industrielles ».

La fonte de notre tissu industriel est bien le phénomène qui a miné les fondements  de notre économie : de par la  corrélation étroite existant entre production industrielle et PIB/capita,  un appauvrissement relatif du pays  s’est opéré conduisant à la nécessité pour les pouvoirs publics d’accroitre sans cesse leurs dépenses sociales, lesquelles ont gonflé de plus en plus les dépenses publiques,  ce qui a entrainé une augmentation régulière des prélèvements obligatoires. La France est donc parvenue dans ces trois domaines aux niveaux les plus élevés, en proportion du PIB, de tous les pays de l’OCDE, avec une fiscalité qui a asphyxié, et asphyxie toujours, les acteurs de la vie économique.. 

Ce n’est finalement que la crise du Covid-19 qui a fait prendre conscience à la fois au public et aux dirigeants du pays de la gravité de la situation, cette crise ayant fait apparaitre que notre appareil productif ne fournissait plus grand-chose : curieusement, la crise des gilets jaunes déclenchée en novembre 2018 par une nouvelle taxe sur les carburants n’avait pas ouvert  les yeux à notre gouvernement bien qu’elle ait été l’illustration parfaite des effets de la désindustrialisation du pays. Et notre Président, en octobre 2021, a donc décidé de lancer un plan pour réindustrialiser la  France , plan qu’il a baptisé « France 2030 » et auquel il a prévu de consacrer 34 milliards d’euros  sur une période de cinq années. 

Les dégâts faits par la mauvaise interprétation par nos élites de la théorie d’évolution des trois secteurs d’activitéde l’économie de  Jean Fourastié sont considérables, et l’on n’est pas prêts à s’en remettre : la France est devenue le pays le plus désindustrialisé de tous les pays européens, la Grèce mise à part, et son économie s’en trouve considérablement affaiblie. Il faudrait pour que notre économie retrouve ses grands équilibres que la contribution du secteur industriel puisse être portée à 17% ou 18 % du PIB, et nos dirigeants sont très loin d’avoir pris la mesure du problème. Le plan « France 2030 » est un premier pas, mais bien timide. On voit bien que la nation est très loin d’être mobilisée sur ce qui devrait être l’objectif prioritaire de redressement de notre économie : la reconstitution de notre secteur industriel. Notre première ministre a bien d’autres soucis, et, une fois de plus, les préoccupations à court terme priment sur les exigences d’une stratégie à long terme. Les Américains parlent du danger du « short-termism» : il serait temps d’oser le long-terme.

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