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Les entreprises, ces machines à produire des recettes fiscales et rien d’autre : le rapport sur la vision du monde des élèves de l’ENA qui fait froid dans le dos
©PATRICK HERTZOG / AFP

Techno-commissaires politiques

La présidente du concours d'entrée à l'ENA a envoyé un rapport à Edouard Philippe dans lequel elle constate que les candidats considéraient les entreprises "exclusivement comme une source de financement de l'action de l'Etat par les recettes fiscales". A glacer le sang.

Pierre  Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata, Fondateur de Rinzen, cabinet de conseil en économie, il enseigne également à l'ESC Troyes et intervient régulièrement dans la presse économique.

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Atlantico : La présidente du concours d'entrée à l'ENA aurait envoyé un rapport à l'ancien Premier ministre Edouard Philippe où elle constatait avec effroi que les candidats considéraient les entreprises "exclusivement comme une source de financement de l'action de l'Etat par les recettes fiscales". Comment expliquer cette vision de l'entreprise par de futurs hauts fonctionnaires d'État ?

Pierre Bentata : Le rapport en question date du 30 janvier dernier, et dès le lendemain, cette citation, parmi d'autres, avait fuité sur les réseaux sociaux. Pourtant, peu de gens en ont parlé, ce qui traduit deux choses: non seulement nous sommes habitués à ce genre de réflexions de la part des hauts fonctionnaires et des futurs dirigeants d'entreprises ou d'administrations publiques; mais une bonne partie de la population semble aussi partager cette approche de l'entreprise.

D'ailleurs, il a fallu que la présidente du concours soit une femme issue du monde de l'entreprise pour que l'attitude des futurs enarques pose question, ce qui démontre bien que, du point de vue des fonctionnaires et de l'ensemble de la classe politique, cette approche n'a rien d'anormale. 

Comment l'expliquer ? Il y a un ensemble de raisons à cela, au premier rang desquelles on trouve la formation, ou plutôt l'absence de formation, en économie. Il suffit pour s'en convaincre de lire les contenus et objectifs des programmes d'économie de seconde, première et terminale. A chaque fois, la même idéologie anti-marché est distillée, de façon assez fourbe d'ailleurs, puisque rien n'indique à l'élève que l'organisation du cours suit une démarche politique. Pourtant, c'est bien le cas. Exemple du cours de seconde : le premier chapitre économique qui s'intitule "comment crée-t-on des richesses et comment les mesure-t-on ?" se conclut par un objectif d'apprentissage qui est de "connaître les principales limites écologiques de la croissance". Dans le cours de première, c'est encore plus flagrant. Les trois premiers chapitres s'organisent ainsi : "comment un marché concurrentiel fonctionne-t-il ?" puis "comment les marchés imparfaitement concurrentiels fonctionnent-ils ?" et enfin "quelles sont les principales défaillances de marché ?" et l'objectif final : "être capable d'illustrer l'intervention des pouvoirs publics face à ces différentes défaillances."

Autrement dit, en France, dès le lycée, on enseigne aux élèves que le marché est inefficace et on fait l'apologie de l'interventionnisme. Inévitablement, la croyance se répand : l'entreprise déraille, l'Etat veille au grain ; mieux encore, l'entreprise ne produit rien, seul l'Etat crée de la richesse. D'où une préférence pour la planification et une incompréhension totale des mécanismes de marché qui, poussée à l'extrême, pose la question du rôle des entreprises. Puisque l'Etat sait mieux produire et mieux partager, puisqu'il organise l'activité et régule efficacement, à quoi sert une entreprise ? Pourquoi conserver une forme de décentralisation de l'activité ? Et la réponse qui s'impose, la seule possible pour celui qui ne comprend rien à l'économie de marché est la suivante : l'entreprise, tout comme le consommateur et plus largement le citoyen, sert à financer l'Etat.

Etrange raisonnement qui considère que si l'Etat est le seul producteur de richesses, il a tout de même besoin des richesses produites par les autres pour survivre ; mais passons, à un tel niveau d'inculture économique, ce genre d'incohérence ne compte plus.

Cette analyse vous surprend-elle ?

Croire en la supériorité de l'Etat et en l'inutilité de l'entreprise n'a rien de surprenant dans un pays qui inculque cette doctrine à la population dès le plus jeune âge. Les candidats à l'ENA sont simplement plus biaisés encore que le reste des Français, puisqu'ils espèrent devenir des hauts fonctionnaires et croient sincèrement pouvoir gérer des grandes entreprises sans jamais avoir été eux-mêmes des entrepreneurs.

Mais ils ne différent du reste des Français que par l'ampleur de leur illusion, non par leur croyance. La majorité des étudiants d'écoles de commerce a le même point de vue sur l'entreprise, et il serait étonnant qu'il en aille différemment des étudiants à l'université. La raison tient non seulement à l'éducation secondaire mais aussi aux processus de sélection et de nomination des professeurs dans le supérieur. Dans le secondaire, que ce soit en économie, en sociologie, ou en histoire, l'Etat est toujours présenté comme une entité supérieure, une instance régulatrice presque infaillible et le représentant du peuple, au point d'ailleurs que les cours d'histoire ne présente pratiquement rien de la vie des Français au cours des siècles mais se bornent à détailler la succession des souverains et dirigeants. L'Histoire de France, comme l'économie française, est enseignée seulement à travers le prisme étatique. Or, ceux qui composent les programmes sont aussi ceux qui siègent dans les différents comités scientifiques et universitaires et décident de qui a le droit ou non de devenir professeur.

Ainsi se crée une endogamie idéologique, favorable à la planification et à l'étatisme et farouchement opposée au marché et à l'entreprise.

Quelle vision de l'entreprise devrait être portée au sein des grandes écoles d'administration ?

Une vision plus réaliste serait la bienvenue, non pour des raisons idéologiques mais pour des raisons pratiques : à force de considérer les entreprises comme des vaches à lait, les hauts fonctionnaires et l'ensemble des représentants de nos partis politiques oublient que les véritables créateurs de richesses, les promoteurs d'innovations, et les vecteurs de croissance ne sont pas les administrateurs mais les entrepreneurs.

Oubliant ce fait essentiel, ils brident l'activité entrepreneuriale et provoquent eux-mêmes des crises et des récessions. S'ils avaient une meilleure connaissance de l'entreprise, ils comprendraient que l'Etat gagnerait à réduire les impôts de production par exemple ; qu'il serait bénéfique pour tout le monde de simplifier les règles de licenciement pour mieux promouvoir l'embauche ; et surtout qu'il est stupide de vouloir empêcher des faillites aujourd'hui en renflouant les entreprises en danger. Sur ce dernier point, il faut vraiment être ignorant du fonctionnement de l'entreprise pour croire que des reports de taxes, voire des exonérations fiscales sont équivalents à des flux de trésorerie.

Mais au fond, la question n'est peut-être pas là. Car celui qui veut devenir haut fonctionnaire est nécessairement illusionné : il ne peut que croire qu'en gérant un portefeuille public destiné à remplir des dizaines d'objectifs différents, il fera mieux que des milliers d'individus coopérant afin de satisfaire chacun un unique objectif. Le problème n'est donc pas la vision de l'entreprise portée par l'ENA ; c'est l'existence de l'ENA qui pose problème.

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