Les émeutes, un problème de pauvreté des banlieues ? Radioscopie d’une illusion<!-- --> | Atlantico.fr
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Des policiers français patrouillent alors que des manifestants occupent la rue dans le quartier des Champs-Élysées à Paris le 1er juillet 2023, cinq jours après la mort de Nahel à Nanterre, une banlieue ouest de Paris. Photo AFP
Des policiers français patrouillent alors que des manifestants occupent la rue dans le quartier des Champs-Élysées à Paris le 1er juillet 2023, cinq jours après la mort de Nahel à Nanterre, une banlieue ouest de Paris. Photo AFP
©Photo by Ludovic MARIN / AFP

Copie à revoir

Depuis la mort de Nahel la France souffre de nombreuses émeutes. Certaines ont engendré de graves dégâts urbains et ont été expliquées par une partie de la gauche qui invoquait la supposée pauvreté régnant sur nos banlieues. C'est oublier tout ou partie de la politique de la ville mise en place il y a près de cinquante ans.

Thibault Tellier

Thibault Tellier

Thibault Tellier est professeur d’histoire contemporaine à Sciences Po Rennes.

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Atlantico : « Et si le pillage avait à voir avec la pauvreté ? Les marques avec le sentiment de relégation ? Peut être est-ce à analyser politiquement pas juste sécuritairement ? » a écrit Sandrine Rousseau. Que nous dit ce tweet de la vision des choses de la député écologiste ? En quoi est-ce erroné ?

Thibault Tellier : Cela caractérise, me semble-t-il, la dérive de Sandrine Rousseau que l’on observe depuis qu’elle a été élue députée. C’est une femme qui adore faire le buzz et c’est d’ailleurs comme ça qu’elle a su se faire élire. Elle n’a pas gagné sa place à l’Assemblée nationale sur la base d’une réflexion rationnelle… Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’elle continue de la sorte.

Ceci étant dit, il me semble que tout cela illustre aussi un phénomène plus profond : celui de la tendance à l’assistanat chez une certaine gauche. Il faudra, à terme (et prochainement, je l’espère) que nous établissions les responsabilités politiques de tout un chacun concernant ce que nous vivons aujourd’hui. Quand Sandrine Rousseau interroge la légitimité des casseurs, quand Jean-Luc Mélenchon ou David Giraud scandent sans cesse que la police tue, ils cautionnent indirectement ce qui se passe actuellement. C’est vrai également, à divers degré, pour toute une frange de mes collègues universitaires : ceux qui nourrissent la théorie qu’il s’agit avant tout de jeunes en difficulté, qu’il faudrait comprendre.

Tout cela n’est rien de plus qu’une forme de culture de l’excuse. On la voit de plus en plus s’imposer : elle imprime même auprès de certains chefs de projet sur le terrain, nourris à une certaine sociologie urbaine qui fait de cette culture de l’excuse le point nodal de toute explication sociologique que l’on pourrait avoir sur le devenir de nos quartiers.

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Les émeutes sont-elles vraiment dues à un problème de pauvreté des banlieues ?

Absolument pas.

Bien évidemment, il y a un sentiment de colère (tout à fait légitime, par ailleurs) de certains jeunes frappés par les événements actuels. Pour autant, j’observe tout de même la déconnexion de ces jeunes par rapport à l’organisation de notre société. N’oublions pas qu’un processus judiciaire est mis en œuvre et que le policier, dont on peut penser qu’il a commis une faute irréparable, a été mis en garde à vue. La justice suivra son cours.

Malheureusement, nous ne sommes pas du tout dans ce genre de logique. Au contraire, il me semble qu’on fait aujourd’hui face à une sorte de révolte qu’on sentait d’ailleurs poindre (il suffit d’observer l’augmentation du nombre de refus d’obtempérer, quand bien même celui-ci a fini de façon très tragique). Dans ces quartiers, un certain nombre d’habitants pratique le hors-la-loi quotidien. Il n’est pas rare de voir écrit sur les murs de telle ou telle résidence, à la craie, les tarifs du cannabis. La forme de tolérance qui existe aujourd’hui sur ce qu’est la politique de la ville m’interroge beaucoup. Il ne faut pas perdre de vue que cette politique a plus de quarante ans et qu’elle a créé des citoyens régis par une forme d’organisation publique différente de celles des autres. C’est l’effet pervers du zonage.

Partant du bon sentiment, on a délimité des zones d’actions, ce qui a produit un type d’habitant différent, répondant à des règles d’actions publiques spécifiques.

Plus largement, les banlieues sont-elles véritablement aussi pauvres qu’on l’entend souvent (surtout si l’on prend en compte les investissements, la politique de la ville, mais aussi l’économie informelle qui s’est développée) ?

Ce sont, évidemment, des territoires frappés par la pauvreté. Nul ne peut le nier. Mais personne, me semble-t-il, ne semble s’interroger sur les raisons de cette pauvreté. Cela ne veut pas non plus dire que ces territoires ne disposent pas de ressources. Si l’on prend l’exemple de la Seine-Saint-Denis, pour ne citer qu’elle, il faut aussi rappeler qu’elle compte de nombreux atouts comme Roissy ou le Stade de France. Dès lors, comment expliquer que des poches de pauvretés y restent fixées ?

Nahel, rappelons-le, vivait dans la cité Pablo Picasso, à quelques dizaines de mètres de La Défense. Bien évidemment, on peut toujours envisager d’associer plus de moyens… Mais à un moment, il faudra réaliser que ce n’est pas viable : on ne peut pas dépenser toujours davantage. D’autant que la politique de la ville a beaucoup semé mais elle n’a pas beaucoup récolté. Hormis dispositifs exceptionnels, cela correspond déjà à environ 50 millions d’euros par an.  Quand on met en parallèle les résultats, on observe que la balance n’est pas du tout à l’équilibre.

Dans bien des cas, nous n’avons pas à faire à des gens qui expriment une révolte sociale, mais bien à des délinquants. Et j’ai l’impression qu’il y a, à ce sujet, une véritable prise de conscience. On sait que des armes à feu circulent dans certains quartiers, que les trafics produisent aussi une forme de richesse délictueuse. Le premier temps ne saurait être autre chose que le retour à l’ordre. En tant qu’historien, je réfléchis sur la longue durée et je constate que plus le temps avance et plus ces émeutes s’étendent. La première remonte à 1990 et faisait suite au décès d’un jeune à Vaulx-en-Velin après un contrôle de police se soldant sur un délit de fuite. En 2005, la situation a commencé à déborder en dehors du périmètre de la politique de la ville. Aujourd’hui, il n’est plus aucune ville qui soit épargnée. Ces jeunes ne vivent plus dans un biotope, il n’hésite pas à sortir de leur quartier pour aller s’attaquer à d’autres endroits.

Il faudra donc, dans un deuxième temps, interroger même le sens de la politique de la ville. On a des quartiers, à Marseille ou dans l’est lyonnais, qui profitent de la politique de la ville depuis quarante ans. Cela fait presque un demi-siècle d’intervention publique sur un type de quartier alors que, dans le même temps, des villages dépérissent, faute d’avoir accès à des aides. Le sentiment d’inégalité de traitement fracture la société française.

La politique de la ville constitue un régime d’exception. Il n’a jamais eu vocation à durer aussi longtemps.

Pourquoi alors, malgré les investissements de plusieurs milliards, l’accent mis sur les banlieues (parfois au détriment des zones rurales), les émeutes reviennent-elles, cycliquement ? Si le problème n’est pas la pauvreté, quel est-il ?

Je pense que cela découle d’un sentiment d’impunité. L’ordre ne peut certes pas fonctionner sans la justice sociale, mais c’est aussi vrai dans l’autre sens. Prenons l’exemple de Georges Clémenceau, figure historique qui avait bien compris qu’il fallait être intraitable avec certaines révoltes tout en faisant des grandes lois de progrès sociales.

Les voyous qui déferlent se sentent protégés au point de ne plus avoir à mettre de cagoules, de ne pas hésiter à se prendre en photo. Pendant ce temps, le président de la République déclare que le problème naît de TikTok ou des jeux-vidéos… et passe complètement à côté de la profondeur du souci.

Jean-Pierre Chevènement, quand il était ministre de l’Intérieur, s’était beaucoup intéressé à la politique de la ville. Il avait développé toute une réflexion sur le maintien de l’ordre et plus encore, comme sur la police de proximité. Je crois, à cet égard, que le ministre de l’Intérieur devrait en faire de même. 

La politique de la ville ne peut pas être le fait de seuls professionnels de la politique de la ville. Cela revient à la délégation, par les pouvoirs publics, de questions qui concernent l’ensemble de la société française.

Qu’est-ce qui explique qu’une partie de la classe politique s’enferme dans cette rhétorique si elle est erronée ? 

Je pense, encore une fois, que tout ceci illustre le naufrage intellectuel d’une certaine gauche. Prenons, par exemple, les réactions quasi-haineuses à l’égard de Fabien Roussel, le seul à parler encore de travail aujourd’hui. C’était pourtant l’une des valeurs cardinales de cette famille politique, qui en avait fait une fierté à proprement parler. Dorénavant, tout ou partie de la gauche semble considérer que l’assistanat constitue un bon modèle. Sans faire davantage de publicité à Sandrine Rousseau (qui en a déjà bien assez), il est difficile de ne pas prendre en exemple son “éloge de la paresse”... 

Cette gauche a sorti de son orbite la valeur travail. C’est pour cela qu’il y a effectivement deux gauches irréconciliables, me semble-t-il : celle du travail, dont fait partie Fabien Roussel, et celle de l’assistanat. La seconde s’acclimate très bien de la situation actuelle. Prenons le temps de nous pencher sur les données de la Cour des comptes… depuis 2002, elle tire la sonnette d’alarme en rappelant que la politique de la ville manque ses objectifs comme ses résultats. L’année passée, elle a ressorti un rapport soulignant que les mesures prises en faveur de l’emploi sont inadaptées. Malgré les dizaines de millions d’euros investis sur divers dispositifs de retour à l’emploi, le taux d’emploi dans les quartiers de la politique de la ville n’a pas bougé. En moyenne, il est trois plus faible qu'à l'échelle nationale. Tout ceci devrait interroger et pourtant je n’ai pas entendu parler d’un quelconque revirement de l’Etat sur cette question.

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