Les bactéries résistantes au traitement rendent-elles les voyages de plus en plus dangereux ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Près de la moitié des voyageurs partis sous les tropiques souffrent à leur retour d'une ou plusieurs entérobactéries multirésistantes.
Près de la moitié des voyageurs partis sous les tropiques souffrent à leur retour d'une ou plusieurs entérobactéries multirésistantes.
©Flickr/ Selden Vestrit

Vacances aux urgences

Un voyageur sur deux parti sous les tropiques reviendra en France avec un souvenir particulier : une ou plusieurs entérobactéries multirésistantes. C'est ce que révèle une récente étude menée par des chercheurs français.

Stéphane Gayet

Stéphane Gayet

Stéphane Gayet est médecin des hôpitaux au CHU (Hôpitaux universitaires) de Strasbourg, chargé d'enseignement à l'Université de Strasbourg et conférencier.

 

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Atlantico : Selon une étude menée par des chercheurs français et publiée dans Clinical Infectious Diseases, près de la moitié des voyageurs partis sous les tropiques ont à leur retour une ou plusieurs entérobactéries multirésistantes. Celles-ci se situent dans le tube digestif. Comment l'expliquer ? Où ces bactéries trouvent-elles leurs origines ?

Stéphane Gayet : Les bactéries ne sont pas nos ennemis, mais nous avons des ennemis parmi les bactéries. Les bactéries sont des êtres vivants microscopiques constitués d'une seule cellule. C'est la forme de vie la plus abondante sur terre (sol, eau, tégument et tube digestif des animaux). La très grande majorité des bactéries est non pathogène (non dangereuse pour l'homme) et même de surcroît utile (elles sont les agents infatigables de la transformation des éléments organiques devenus inertes : transformation des végétaux morts en humus, des aliments en nutriments dans le tube digestif de la plupart des êtres vivants, du lait en fromage, du jus de fruit en alcool - mais dans ce cas il s'agit le plus souvent de levures, c'est-à-dire de champignons microscopiques - etc.)

Les rapports de l'homme avec les bactéries sont complexes : elles sont présentes sur notre peau et nos muqueuses (bouche, gorge, tube digestif, cavité vaginale) et nous sont bénéfiques pour bien plus de 99,9 % d'entre elles : ces bactéries dites commensales (du latin : mensa, table à manger ; elles transforment nos aliments ou mangent nos détritus naturels sans nous nuire) et non pathogènes (non agressives) font partie de notre corps, de notre vie et constituent un écosystème microbien en équilibre. À côté d'elles, d'autres sont commensales potentiellement pathogènes et peuvent donc nous infecter quand les circonstances s'y prêtent (brèche cutanée ou muqueuse, immunodépression locale ou générale, infection virale, modification de l'équilibre microbien en raison d'une maladie, d'un antiseptique ou d'un antibiotique…). D'autres encore sont des bactéries pathogènes spécifiques, ce qui signifie qu'elles donnent presque toujours le même type de maladie (peste, choléra, dysenterie bacillaire, fièvre typhoïde, tuberculose, typhus exanthématique, scarlatine, coqueluche, méningite cérébrospinale, leptospirose, maladie de Lyme, syphilis…) ; elles sont encore moins nombreuses.

Alors, parmi les bactéries, que sont les "entérobactéries" ? : C'est une grande famille de bactéries qui sont, soit le plus souvent commensales potentiellement pathogènes, soit pour seulement un très petit nombre d'espèces, pathogènes spécifiques, et qui ont généralement une affinité pour la muqueuse digestive, d'où leur nom (ce sont, sur le plan technique, des bacilles aéroanaérobies à Gram négative). L'espèce de loin la plus connue est Escherichia coli, plus connue sous le nom courant de colibacille. Les colibacilles sont présents constamment et en très grand nombre dans notre colon (gros intestin), d'où leur nom. La diarrhée du voyageur (turista), l'infection urinaire de la femme (colibacillose), sont des exemples courants d'infection à cette espèce bactérienne. Il faut bien comprendre que notre gros intestin est de façon permanente colonisé par diverses espèces d'entérobactéries, qui appartiennent donc à ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui notre microbiote intestinal (qu'on a longtemps appelé notre flore digestive) : il s'agit notamment d'espèces appartenant aux genres Escherichia, Proteus, Enterobacter et Klebsiella. Attention : ces entérobactéries sont en très importante minorité au profit de l'immense majorité de notre microbiote intestinal constitué à 99,9 % de bactéries anaérobies (qui vivent sans oxygène).

Ce décor bactérien et même microbiotique étant planté, il convient d'expliciter cette fameuse notion de résistance bactérienne aux antibiotiques. Premièrement, aucun antibiotique n'est et n'a jamais été efficace sur toutes les bactéries pathogènes ou potentiellement pathogènes pour le corps humain et c'est heureux. Ainsi, toute espèce bactérienne est naturellement résistante à un ou plusieurs antibiotiques, c'est la résistance naturelle ou innée, cela sans n’avoir jamais rencontré le moindre antibactérien (niveau 0). Cette résistance naturelle, innée, génétique, caractérise les souches "sauvages". À un degré de plus (niveau 1), il existe la résistance habituelle : elle est un peu plus élevée que la précédente, mais ne présente pas de difficulté thérapeutique lorsqu'il existe une infection ; elle varie bien sûr au cours des années. À un degré de plus (niveau 2), on trouve la multirésistance, propriété pour une souche bactérienne de ne plus être sensible qu'à un petit nombre d'antibiotiques habituellement utilisés (bactéries multirésistantes ou BMR) ; il est alors difficile de traiter une personne infectée. Au-dessus (niveau 3), on trouve les bactéries dites hautement résistantes ou BHR : elles ne sont plus sensibles qu'à très peu d'antibiotiques et il est très difficile de traiter un sujet infecté. Les BHRe sont des BHR émergentes qui constituent un très préoccupant problème de santé publique (BHR qui sont commensales du tube digestif, dont certaines entérobactéries, qui se transmettent facilement d'un sujet à l'autre et peuvent donner à d'autres bactéries leur pouvoir de résister). Le niveau 4 est le niveau maximal : bactéries dites totorésistantes ou BTR ; elles sont résistantes à tous les antibiotiques et il n'existe plus de médicament efficace pour traiter une infection. On l'aura compris, le niveau 0 est naturel, inné, alors que les niveaux 1 à 4 sont acquis, adaptatifs (pour l'acquisition, voire la question n°3).

Nous en arrivons enfin à la question posée : dans de nombreux pays étrangers au climat chaud et plus ou moins humide, lieux attractifs pour un séjour de vacances d'été (prix, dépaysement, paysages, mer, soleil, nourriture inhabituelle…), les niveaux de résistance des bactéries aux antibiotiques sont élevés. Car ces pays, au niveau de vie inférieur au nôtre, n'ont ni notre politique de santé, ni nos moyens, organisationnels, logistiques, techniques et humains pour lutter contre la résistance bactérienne. Alors, comment se contamine-t-on ? Sans vouloir jeter un pavé dans la marre, il n'est pas exagéré de dire que, dans ces pays, les bactéries multirésistantes sont partout : la peau des fruits et des légumes manipulés, les denrées animales, le pain manipulé, les mains des cuisiniers, les verres et la vaisselle mal lavés ou contaminés après lavage, les poignées de porte, les interrupteurs, les boutons d'ascenseur, les digicodes, télécommandes, claviers… La liste est interminable… Il suffit d'évoquer tout ce qui est manipulé par la main de l'homme et tous les produits d'origine animale. Bien sûr, la cuisson détruit ces bactéries, de même que toute température égale au moins à 60°C, mais les risques de contamination après coup sont si élevés, surtout dans les pays où le niveau d'hygiène est bas. Elles se retrouvent finalement dans notre intestin où le milieu est favorable (entérobactéries).

Y a-t-il des régions du monde plus touchées par ces bactéries entérobactéries multirésistantes ? Pourquoi ?

C'est le grave problème de santé publique rencontré dans la plupart des pays à faible niveau de vie et c'est encore plus préoccupant s'ils connaissent une croissance rapide. Les antibiotiques à large et très large spectre sont disponibles et consommés. Faut-il préciser que, dans bien des pays, les antibiotiques sont en vente libre ou presque ? Faut-il expliquer que, étant donné qu'il s'agit de médicaments coûteux, les malades arrêtent leur traitement dès qu'ils commencent à se sentir mieux ? Faut-il insister sur le fait que le nombre de médecins formés en antibiothérapie y est encore beaucoup trop faible ? Cette multirésistance bactérienne très préoccupante est la conséquence de politiques de santé balbutiantes, et partant d'une absence de régulation de la consommation d'antibiotiques, tant en médecine qu'en agroalimentaire.

Les bactéries résistantes parmi les plus préoccupantes aujourd'hui à l'échelle mondiale sont les entérobactéries productrices de carbapénémase ou EPC. Le suffixe "ase" désigne une activité enzymatique : une carbapénémase est une enzyme (produite par une bactérie) capable de rendre inactif un antibiotique du groupe des carbapénèmes. Pour situer les choses, il existe une petite quinzaine de familles d'antibiotiques ; parmi elles, la famille des bêtalactamines est majeure : historique (pénicilline), stratégique (action sur la paroi bactérienne, principale arme de défense passive), très vaste, puissante, rapide et bien tolérée ; au sein des bêtalactamines, il y a encore 4 groupes (les pénams ou pénicillines avec 6 sous-groupes ; les céphems ou céphalosporines avec 3 sous-groupes ; les monobactams ; les pénems ou carbapénèmes). Les carbapénèmes sont des antibiotiques à très large spectre, haut de gamme. Une personne infectée (donc malade) par une EPC est vraiment difficile à traiter (trouver un antibiotique encore efficace et utilisable).

Attention à bien faire la différence entre une personne infectée, donc malade (exemple : infection urinaire) et une personne simplement colonisée (la bactérie est dans l'intestin, mais l'individu n'en est pas malade, car la bactérie est inactive).

Qu'en est-il donc de la répartition géographique de la multirésistance bactérienne ? En matière d'EPC, point n'est besoin d'aller très loin : une carte publiée en 2013 dans la revue Lancet, sans indiquer de fréquence, situe le phénomène EPC dans les différents pays du Monde. On y apprend que le sud de l'Europe est déjà très touché, particulièrement la Grèce et l'Italie, où la fréquence est très largement supérieure à celle de la France, encore fort heureusement très peu concernée. La Roumanie et la Hongrie sont également des pays à risque élevé, de même que, plus au nord de l'Europe, la Pologne, mais aussi un peu étonnamment le Royaume-Uni. Aux frontières de l'Europe, la Turquie est un pays à haut risque. Sur d'autres continents, les pays les plus touchés sont, sur le continent américain : les États-Unis d'Amérique, la Colombie, le Brésil et l'Argentine ; sur le continent asiatique : la Chine, l'Inde et le Pakistan. Mais il faut être conscient du fait que les données sont très difficiles à obtenir : il s'agit d'estimations qui reposent sur des signalements effectués, notamment à partir de voyageurs de retour dans leur pays. D'où l'intérêt de ce travail français publié récemment.

Attention à bien comprendre ce qu'a réellement montré cette étude : il s'agit de 824 volontaires en bonne santé qui ont été interrogés et examinés avant et après un séjour, exclusivement en zone tropicale, à savoir en Afrique subsaharienne, Asie ou Amérique du Sud. Ce travail a permis de prouver qu'un voyageur sur deux revenait avec une ou plusieurs souches d'entérobactérie résistante aux antibiotiques dans son colon (prélèvement de selles). Le risque varie beaucoup selon le continent : environ 72 % en Asie, 47 % en Afrique subsaharienne et 31 % en Amérique du Sud. Parmi les facteurs favorisants, on a trouvé la survenue d'une diarrhée, la prise d'un antibiotique et des conditions de séjour ouvertes, différentes de celle d'un hôtel-club fermé. Mais la bonne nouvelle de cette étude est que 95 % des personnes colonisées éliminent d'elles-mêmes la bactérie multirésistante "intruse" dans les trois mois qui suivent leur retour : c'est essentiel.

Comment ces bactéries sont-elles devenues résistantes aux antibiotiques dans ces pays ? Doit-on les craindre ?

Pourquoi et comment les bactéries deviennent-elles résistantes aux antibiotiques ? C'est dû à une faculté d'adaptation de leur part : l'utilisation massive d'un antibiotique donné "A" dans une population humaine va à la longue sélectionner la ou les souches bactériennes ayant réussi à résister à cette molécule "A" par un mécanisme ou un autre (ils sont nombreux). C'est un peu le même type de problème qu'avec les insecticides et les désherbants, mais c'est ici l'homme en direct et ce sont des médicaments. Certains mécanismes de résistance sont chromosomiques et transmis à la descendance de la bactérie, d'autres extra chromosomiques et dès lors peuvent dans bien des cas être transmis d'une bactérie à l'autre. On a longtemps considéré que les bactéries "inventaient" des modes de résistance aux antibiotiques ; une étude récente tend à montrer qu'elles auraient en fait déjà les clés de cette résistance dans leurs gènes http://www.atlantico.fr/node/2108312. On en arrive facilement à cette conclusion que, plus on utilise d'antibiotiques, plus les bactéries leur deviennent résistantes. Moins cet usage des antibiotiques est rationnel, et plus rapides et plus sévères sont l'apparition et l'aggravation de la résistance. Mais attention : il ne faut pas se focaliser exclusivement sur les antibiotiques consommés en médecine, il a aussi ceux consommés dans l'élevage des animaux destinés à l'alimentation et c'est quantitativement très important, sachant que l'on retrouve certains de ces antibiotiques dans notre assiette sous forme encore active.

Doit-on craindre ces bactéries multirésistantes aux antibiotiques ? Il faut bien retenir que, dans l'étude de référence, on parle de personnes bien portantes qui ont vu s'installer dans leur colon une souche de bactérie multirésistante, pour une durée d'environ trois mois (du moins dans 95 % des cas, les autres la conservant plus ou moins longtemps). Il ne faut pas tellement craindre ces bactéries à l'échelle individuelle : si on est en bonne santé, sans affaiblissement de l'immunité, la souche bactérienne reste latente dans l'intestin, sans faire parler d'elle. En revanche, on peut la transmettre à des personnes fragiles (mains) et l'on peut devenir fragile (maladie, intervention chirurgicale) et peut-être alors développer une infection, qui sera difficile à traiter (résistance). Il faut surtout craindre ces bactéries résistantes à l'échelle collective, en terme de santé publique ; car le phénomène peut s'emballer et devenir très difficile à contrôler (il l'est déjà dans certains pays). Les impacts sont sanitaires et financiers. C'est une sérieuse préoccupation pour l'OMS.

Même si la plupart des voyageurs éliminent naturellement ces microbes quelques semaines après leur retour, quels sont les moyens de s'en protéger ?

On peut utilement relire le dernier paragraphe de la question n°1. La question est difficile, mais il y a des réponses. Le mot hygiène fait souvent sourire en France : "C'est dépassé, cela ne sert à rien, trop d'hygiène fragilise…". On entend circuler des propos inquiétants qui témoignent d'une véritable incompréhension de ce qu'est l'hygiène : ce n'est ni la propreté, ni la désinfection, ni le lavage des mains, mais un ensemble de méthodes ayant pour seul but la réduction du risque de développer une infection consécutive à une contamination. L'hygiène n'est pas la réalisation rituelle de gestes mécaniques, mais un comportement avisé, réfléchi, méthodique, responsable, face à un risque de contamination qui est présent tout au long de nos journées.

Plus qu'une liste de mesures de prévention à prendre (se laver les mains avant de manger, éviter de serrer des mains et être attentif à tout ce que l'on touche…), il vaut beaucoup mieux expliquer ceci : les bactéries entrent dans notre intestin par notre bouche, et tout ce qui entre dans notre bouche est le plus souvent touché par nos mains ; il faut donc les laver ou les désinfecter avant. Bien sûr, on pense en premier à la nourriture, mais il y a aussi les bonbons, caramels, chewing-gums, cigarettes, graines oléagineuses d'apéritif, etc. Il faut faire obstacle à l'introduction de ces bactéries dans notre bouche ; pour cela, il faut être attentif et réfléchir. Parfois, les doigts sont au contact de la bouche sans qu'ils y apportent quelque chose (gestes plus ou moins inconscients). Essayer de se rappeler tout ce que l'on a touché avant est un exercice très utile.

Le risque est bien entendu très élevé lorsque l'on prépare un repas, il est même maximal. On pense au voyageur qui prépare à manger pour lui ou sa famille, mais aussi aux cuisiniers des restaurants et vendeurs ambulants de nourriture. Et attention à l'eau contaminée par l'homme.

En fin de compte, l'hygiène est une attitude, un choix de vie. Certains y sont réfractaires et, quand ils développent une infection, se demandent toujours pourquoi, évoquant des causes erronées, souvent farfelues. D'autres admettent qu'elle doit faire partie intégrante d'une vie moderne, au cours de laquelle l'industrialisation et la mondialisation de la nourriture ont apporté de nouveaux risques infectieux vis-à-vis desquels les antibiotiques ne nous protègent pas ou plus assez.

En guise de conclusion, non seulement les antibiotiques ne nous mettent pas à l'abri des bactéries multirésistantes, mais ils favorisent largement leur prolifération et leur dissémination.

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