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Les années 10 ou la progression foudroyante de la Chine
©Pavel Golovkin / POOL / AFP

Bilan des années 2010

A l'occasion de la fin de l'année 2019, Atlantico a demandé à ses contributeurs les plus fidèles de dresser un bilan de la décennie, des années 2010. Mathieu Mucherie revient aujourd'hui sur la progression foudroyante de la Chine durant ces 10 dernières années.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Il n’est pas certain que l’on se souvienne des années 2010 comme la décennie des avancées européennes. Toutes les pistes audacieuses que nous avions dessinées à la suite de la double crise Trichet (2008 / 2011) ont été refusées ou ignorées par nos élites très sages et très cultivées : la cible de PIB nominal pour la BCE, la remise des dettes, la monnaie hélicoptère, la libéralisation du foncier, un retour de la participation et de l’intéressement, la baisse des taux d’actualisation en lien avec la baisse des taux d’intérêt, etc. La zone euro est vraiment et définitivement déprimante, mais il en va presque autant des USA ; derrière quelques réussites entrepreneuriales éclatantes (les GAFA, Tesla, SpaceX), le tableau n’est guère brillant : une société polarisée et gâtée par le populisme, des signes sûrs de déclin culturel, etc. Pendant ce temps, où s’accumule le capital physique et humain ? Quel pays, en retard sur la 3G, devient le leader de la 5G ? Il n’est pas possible de dresser un bilan sérieux de la décennie sans parler de la Chine, de sa progression foudroyante, de sa crise toujours pour l’année prochaine, de ses actifs toujours sous-estimés, et de ses projets.

Cinq choses m’impressionnent dans la trajectoire chinoise récente. 

  • Primo, la croissance n’y est pas seulement une affaire statistique

Dire que le PIB par tête y était 5 fois inférieur au chiffre qui prévalait au Brésil il y a 20 ans, ce n’est pas parlant pour tout le monde, notamment parce qu’on se demandera si cela a profité à tous les chinois. Or c’est là que se situe justement la performance : la grande pauvreté a été éradiquée, une vaste classe moyenne émerge, tout indique (les ventes autos, les inscriptions à la fac…) que l’ensemble des chinois profitent de la croissance, pas seulement une petite bande de mafieux, de parasites et de compradors comme en Russie, au Brésil et dans de nombreux pays.  

Cela ne signifie pas que tout est parfait, mais une attitude positive ici est bien moins fautive que la “nirvana fallacy” de la plupart des commentateurs, qui comparent les réalités actuelles de la Chine avec des alternatives idéalisées, un mélange de Suisse et de Suède.  

  • Deusio, cette performance économique et sociale est effectuée « en solo », avec des méthodes nationales, atypiques, qui visent l’unité 

Et en dépit de tous nos bons docteurs qui, a chaque étape, ont raté le mouvement et prévu le pire (« hard landing », villes fantômes, révolte sociale, statistiques truquées, trop plein d’épargne, « middle income trap », etc.). Il faut bien que les élites chinoises aient quelques compétences. Ce n’est pas un pays où, face à une crise déflationniste, l’économiste le plus renommé affirmerait que la question prioritaire est la hausse de l’impôt sur les sociétés en Irlande. 

Les chinois savent que ce qui dure, ce ne sont pas tant les succès que les identités. Notre admiration pour les All Blacks va bien au delà du palmarès. La Chine pense sa cohérence, et sa souveraineté ; pour ne plus jamais être divisée et sous la domination de pouvoirs tiers. La Chine veut rester « contrôlocrate », tout en favorisant le business. Pour résumer en un mot : Singapour. Cela peut sembler curieux d’appliquer à un pays-continent le modèle d’une ville-comptoir, mais Pékin procède étape par étape, et à sa façon, avec un grand souci de cohérence (cf les investissements massifs vers le centre et l’Ouest du pays).  

Pour ma part, au tout début de la décennie, j’avais du mal à ne pas mépriser des communistes qui entendaient faire leur marché dans les règles du marché (cet ensemble cohérent d’institutions libres) ; j’ai un peu évolué. Pas la plupart des commentateurs, qui conviennent désormais que le track record de la Chine est impressionnant, mais qui ajoutent prestement que les challenges pour les 10 prochaines années sont beaucoup plus complexes que tout ce qui a précédé : le problème, c’est qu’ils disent cela depuis 30 ans…, et qu’en réalité les défis du passé nous semblent assez simples non pas parce qu’ils étaient simples mais parce qu’ils ont été résolus par les décideurs chinois, un par un et sans état d’âme. Sans compter les commentateurs qui restent sur une ligne condescendante, digne de l’âge des concessions (Jean-Marc Daniel, 28 août 2015 : « Le plus inquiétant est l’amateurisme des autorités de Pékin, qui fait suite à un assez grand immobilisme (sic) pendant la période de Hu Jin Tao. Les dirigeants chinois ont raté le passage d’une croissance portée par l’exportation de marchandises et par l’importation de technologie des pays plus avancés comme le Japon ou les Etats-Unis vers une économie portée par la demande de consommation intérieure et le développement de l’innovation. Et face à leur échec, elles ont opté pour des réponses inappropriées. En effet, la politique chinoise actuelle s’appuie sur deux piliers: la dévaluation (sic) et une re-légitimation du pouvoir par la lutte anti-corruption. Or, la dévaluation va surtout se traduire par une perte de pouvoir d’achat du consommateur chinois, notamment urbain, alors qu’il avait vocation à devenir le débouché premier de l’économie. Et la campagne anti-corruption, par son caractère arbitraire, paralyse les initiatives. Quoi qu’il en soit, l’économie mondiale a d’autres ressorts »). Mais, comme bien souvent, ceux qui ne savent pas ne savent pas qu’ils ne savent pas… et, en parlant d’ignorance, comment ne pas citer Jacques Attali (blog du 17 août 2015 : « la Chine n’est plus compétitive, au cœur d’une Asie dont nombre de pays s’éveillent à leur tour. L’Empire du Milieu n’a pas su, comme l’ont fait les Etats-Unis et le Japon en leur temps, créer des firmes de taille internationale, avec des marques mondiales ». Alibaba et Tecent valent chacune plus qu’Exxon-Mobil. Et il est difficile de ne pas connaitre Lenovo, Huawei, Baidu, Haier). Mais à la fin, après des décennies d’aveuglement et de désinformation, il est fort possible que nos experts en chambre prennent leur revanche. Nul doute alors qu’ils se souviendront de Vitas Gerulaitis, qui avait battu Connors après 16 défaites d’affilée et qui convoqua toute la presse pour s’exclamer : « Et que cela vous serve à tous de leçon !! Personne sur cette planète ne peut battre Gerulaitis dix-sept fois de suite ». Sauf que Vitas s’exprimait au 2e degré… 

  • Tertio, on regarde encore la quantité, c’est la qualité qui compte désormais

Je suis bien plus impressionné par une croissance de 6% en 2019 que par une croissance de 12%/an il y a deux décennies. 

Au cours des trois décennies précédentes, le modèle chinois était très quantitatif : transformer les paysans en ouvriers (60% de la population habitent dans des ères urbaines, contre 18% en 1978, à cette époque c’était moins qu’en Inde…), construire à tout va, multiplier les routes. Des recettes assez traditionnelles, un utilitarisme aussi efficace que peu poétique, « Pompidou sous stéroïdes ». Dans les années 2010, surtout depuis 2014, c’est quelque chose de beaucoup moins évident qui est à l’œuvre, une croissance plus qualitative, tertiaire, moins génératrice de pollution, de dettes et de surcapacités industrielles. C’est plus délicat à mettre en œuvre car cela se pilote moins bien de haut, cela donne moins de croissance (au grand dam des pays exportateurs de matières premières) mais le bien-être progresse.    

Ce mouvement s’accompagne d’une montée en gamme, d’une sophistication des produits, d’une diversification de l’économie. La Chine a multiplié la complexité de ses produits comme aucun autre pays depuis quelques années. Comme l’analyse Ricardo Haussmann, une façon de comprendre ceci est de considérer les entreprises comme assemblant des bouts complémentaires de savoir-faire, tout comme les mots sont faits en mettant des lettres côte à côte. Avec une plus grande diversité de caractères, plus de mots, ainsi que des mots plus longs, peuvent être assemblés. De même, plus le nombre de bouts de savoir-faire disponibles augmente, plus nombreux sont les secteurs qui peuvent exister et plus grande peut être leur complexité. Au cours de leur processus de développement, les villes, les nations et les entreprises ne se spécialisent pas, elles se diversifient. Elles passent de l’existence de quelques métiers simples à l’émergence et au maintien d'un ensemble plus complexe.

Au passage, si la qualité augmente plus vite que la quantité, il est probable que nous sous-estimons de nombreuses réalités chinoises, et que nous surestimons leur taux d’inflation. Un bon exemple réside dans l’immobilier, où l’évolution du prix des logements devrait être retraitée de la surface, de la climatisation, etc. On compare trop souvent des choses qui n’ont rien à voir.    

  • Quattro, il y a encore de la réserve de croissance pour l’avenir

C’est assez évident dans le domaine matériel : par exemple, les chinois n’ont que 200 millions d’automobiles ; c’est deux à trois fois moins, en termes de taux de détention, qu’au Brésil. Mais c’est encore plus net dans le domaine sanitaire et éducatif.

Les demi-habiles regardent le vieillissement à venir de la population, ils ratent l’essentiel ; la génération qui va arriver sur le marché va beaucoup nous surprendre : la dernière enquête PISA auprès des jeunes de 15 ans montrent que les chinois sont les meilleurs au monde dans toutes les disciplines (tout le pays n’était pas couvert par l’enquête, seules les provinces les plus évoluées ; mais la progression est sans ambigüité et en dit long sur la nullité du système éducatif français bien plus richement doté). Où croyez-vous que les entreprises innovantes naîtront, dans 10 ou 20 ans ? A ce moment là, pensez-vous que les actions américaines représenteront encore 63% des actions mondiales, comme aujourd’hui ? Pour l’heure, le PIB par tête en Chine est encore très inférieur à celui qu’enregistrent le Portugal ou la Grèce, des pays où la population étudiante n’a pas connu une progression fantastique ces dernières années, où l’organisation des sociétés n’est plus guère méritocratique et où la qualité des enseignements n’a pas beaucoup variée. Il n’y a aucune raison pour que cela dure bien longtemps. 

Petit commentaire perfide. L’économie de la connaissance dont on nous rabat les oreilles à Bruxelles ne risque pas de prospérer dans une société de l’ignorance. En fait, à la lecture des résultats de PISA, on réalise que c’est tout le vieux continent qui voyage en 1ère classe avec un ticket de 2e classe. 

Enfin, la croissance chinoise ne me parait pas être trop menacée par les dettes. Ce sont des dettes chinoises, contractées par des chinois auprès d’autres chinois, à des taux relativement faibles par rapport à la croissance nominale, le tout en monnaie chinoise et pour des investissements jusqu’ici assez utiles socialement donc rentables (il y a 10 ans, tout le monde pensait que les autoroutes, les aéroports et les lignes TGV flambant neuves seraient vides…). Les ratios d’endettement ne signifient pas grand-chose prima facie, voilà ce que nous rappelle la trajectoire chinoise des années 2010, bien loin de nos Diafoirus qui ne raisonnent qu’en termes de saignées et de clystères et qui considèrent que loger des dettes dans le bilan de la BCE est un sacrilège.  

  • Cinco. La Chine se donne des objectifs. Elle a un projet 

Et nous, nous multiplions les solutions ; comme des voyageurs sans itinéraires. Et nous voulons, comme les chinois, des résultats, mais… atteints avec l’apparente facilité des dieux, sans violer les principes et les habitudes. Jusqu’au moment où nous capitulons (Esther Duflo qui nous dit vers 2017 que la croissance était… une affaire des 30 glorieuses !). L'esprit de Munich a dominé notre XXe siècle, il est bien parti pour dominer l’Europe au XXIe. Pendant ce temps, la Chine trace sa route, et paye le prix. J’aime l’idée qu’il existe encore un pays qui a un projet.

Bien entendu, il y a beaucoup de gâchis dans le modèle chinois. Mais ce n’est pas très grave. Comme le notait Scott Sumner en 2014 : “les gens pensent souvent faussement que je suis un fan du gouvernement chinois, ou de ses politiques économiques. Il s’agit d’une mauvaise politique, peut-être aussi mauvaise qu’en Grèce. Mais si les chinois deviennent un jour aussi riches que les grecs, ce serait la politique économique la plus réussie de toute l’histoire de l’humanité”. 

Compte tenu du chemin déjà parcouru, en très peu de temps, et de l’énormité des enjeux, la plupart des critiques à l’encontre de la Chine sont au fond assez dérisoires. Pendant des années, j’ai fais comme tout le monde : j’ai dressé de longues listes de risques pour la Chine, énuméré les critiques contre le modèle de croissance. Et puis, je me suis dis que cette posture était trop confortable pour être honnête. Depuis 2013 ou 2014, je tente une approche que je crois plus raisonnée et plus constructive, mais qui est aussi beaucoup moins facile : comprendre, juger l'arbre à ses fruits, proposer. Et si ce que je raconte sur la Chine depuis 6 ans n’est pas parfait, merci de comparer avec mes « collègues » du camp d’en face (Pierre Sabatier et Jean-Luc Buchalet, Patrick Artus, Gabriel Grésillon, etc.). Pas un ne tablait vers 2011 ou vers 2015 sur une croissance chinoise à 6%/an à la fin de cette décennie, et le tout avec une monnaie résiliente.

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