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Le village gaulois est-il un mythe ou une réalité ?
©JOEL ROBINE / AFP

Bonnes feuilles

Jean-Pierre Rioux publie "Nos villages : au cœur de l’histoire des Français" aux éditions Tallandier. Cet ouvrage dresse un tableau passionnant qui éclaire sous un jour nouveau la singularité de la France des campagnes et de ses habitants. Extrait 1/2.

Jean-Pierre Rioux

Jean-Pierre Rioux

Jean-Pierre Rioux est historien, spécialiste d'histoire contemporaine de France, notamment dans ses dimensions politiques, culturelles et sociales. Il est l'auteur de La France perd la mémoire en 2006, et de La mort du lieutenant Péguy en 2014, tous deux aux éditions Perrin. Récemment, il a publié L'événement Macron aux éditions Odile Jacob.

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Nous n’irons plus aux bois et Petibonum, l’irréductible village gaulois, a été trop longtemps dessiné. Nous ne reverrons plus « de mon petit village fumer la cheminée » comme au temps du cher Du Bellay. Le clocher de la « force tranquille » qui promouvait encore le candidat Mitterrand en 1981 est tout branlant. Aujourd’hui, les métropoles commandent et prétendent dire qui nous sommes. Si bien, ou plutôt si mal, que nos villages témoigneraient d’abord de la décrépitude d’une France qu’on disait gardienne d’un atavisme champêtre. Ils ponctueraient des territoires fracturés ou déserts et n’abriteraient plus que des retraités et des déclassés, des agriculteurs et des éleveurs en colère, voire des candidats à l’émission « L’amour est dans le pré » filmés pour M6. Fleuris ou non, ils deviennent parfois des haltes culturelles, des gîtes verts pour les randonneurs, les vacanciers et les touristes. Mais aussi, ô surprise, les voici réinvestis par des « rurbains » déposés là par la ville tentaculaire et qui viennent y rêver d’espace moins pollué, d’autres nourritures terrestres ou spirituelles et d’avenir un peu plus buissonnier. 

Voilà autant de raisons présentes pour rappeler que jadis et naguère, le village en sabots, puis avec tracteurs et épiciers en tournée, a été un rapport séculaire et toujours laborieux au milieu naturel et au paysage. Un empilement de géologie humaine dans une paroisse, une commune et un « pays », avec des coutumes ancestrales, des cancans, des brèves de comptoir et des secrets de famille. Un mixte quotidien de la foi et des œuvres, au son des cloches et au plus près des morts. Un chaudron de peines, de violences et de haines, de sociabilités, de fêtes et de mystères. Un lieu de colportage, de brassage et d’exil, bien loin d’une histoire immobile. Et le tout sans rapport avec le « village planétaire » de la multicommunication et de l’instantanéité où, dit-on, nos vies palpiteraient aujourd’hui. 

Ce sont autant de raisons pour dire aussi que, guerres, crises et paix mêlées, nos villages ont accompagné tour à tour à l’époque contemporaine, dans nos souvenirs d’école ou de télévision comme dans nos imaginaires collectifs, l’ascension d’un peuple, le maintien d’une culture et d’un patrimoine, la politique à portée de main, la singularité provinciale, la modernisation technicienne, les désillusions du progrès, la rentabilité à haut risque, les révoltes et les espoirs. Tant de raisons historiques font même souhaiter que le village puisse demeurer et, pourquoi pas, devenir un havre et un foyer d’initiatives sans découragement, demain. Car, tout compte fait, que doit à ses villages une France aujourd’hui en quête d’elle-même ? Et que peut-elle en espérer, sans regrets trop roses ni noirceur exagérée ? 

Ces questions qui engagent notre avenir, je tente de les détailler ici dans une succession de pages d’histoire et de flashs géographiques nourris d’enquêtes, de récits de vie et de fictions. Nous roulerons avec leur bagage sur un tour de France de cyclisme historien, sans pastorales ni nostalgies, sans pétainisme ni désespérance. C’est un tour trop hexagonal, je le confesse, en espérant qu’un jour je pourrai mettre aussi à l’honneur les îliens de la Corse et de l’outre-mer. Une quinzaine d’étapes vont suivre, qui feront plus que nuancer le bonheur aux champs ou les neiges d’antan mais qui piocheront en pleine terre de l’histoire de la France.

Le flou ancestral

Au fait, de quoi parlerons-nous ? Du village français, pardi. Mais que mettrons-nous sous ce mot ? Un « lieu non fermé de murailles, composé principalement de maisons de paysans », disait le Dictionnaire d’Émile Littré en 1873, quand notre ruralité était à son apogée.

Mais attention, ont précisé Paul Robert et Alain Rey dans le Dictionnaire historique de la langue française au siècle suivant ! Car, dénommé villagium en bas latin au XIIe siècle puis francisé au XIVe, le mot descend aussi de la villa antique, la ferme et maison de campagne des Romains et des gallo-Romains, et celle-ci est également à l’origine de la ville, puisque cette dernière a été souvent édifiée sur des domaines ruraux, des villæ rassemblées et complexifiées à proximité des voies d’échanges. Autrement dit, le village a été à la fois un chef-lieu physique, religieux, économique et social, paroissial puis communal pour les hameaux, les écarts, les fermes ou les abris isolés des alentours, mais aussi un lieu de passage avec entrée et sortie au bord de chemins et de routes qui conduisaient à une ville. Le contraire donc d’un enclos, même quand il fallut le percher et le fortifier pour mieux le défendre ou le nicher à l’abri du château d’un seigneur local. 

La vocation agraire du village ne l’a donc jamais dispensé d’être mieux qu’un site de stockage du vivre-ensemble pour des communautés supposées immobiles. Il fut un raccourci multiforme, un carrefour inventif, où l’artisanat, le commerce et les services ont pris leurs aises. Paysan il était, rural il est resté longtemps, « rurbain » il paraît devenir, mais il a eu une vocation tout aussi singulière au brassage, au passage et à l’échappée, belle ou non. Il a pris racine avec la domestication de l’ager, la terre conquise par l’homme sur le saltus sauvage et la silva forestière pour maîtriser un espace et un terroir. Mais c’est sa capacité à échanger qui l’a mis au vent : pas de village vivace sans un rapport quotidien de l’Un à l’Autre, sans circulation autour du finage. C’est ce brassage qui a conforté sa minuscule société jusqu’à la faire qualifier de « villageoise » à partir du XVIe siècle. Moralité ? Le village est, tout en un, au carrefour d’un en deçà, le terroir ; d’un audelà, à dominante urbaine ; d’un sur-moi, spirituel. Et, vieille loi historique, quand l’échange des hommes, des biens, des services et de la foi s’y tarit, il meurt. Ce qui ne nous dispensera pas d’avoir à considérer que les mots « village », « hameau » ou « lieu-dit » sont des désignations favorisées par les élites du pouvoir qui ont administré l’espace, mais que les habitants de souche, eux, ont toujours préféré parler de « bourg » central et de « ferme » isolée ou, plus simplement, ont désigné chaque marque bâtie sur un finage par le nom propre d’une maisonnée : aller « chez les Untel » a toujours été humainement plus familier que suivre un plan cadastral, un panneau indicateur ou un GPS. 

Les archéologues nous apprennent que du Néolithique au second Âge du fer, des mégalithes de Carnac aux combats d’Alésia, il y eut du « proto-villageois » dans les contrées celtiques du bout de l’Europe médiane et méditerranéenne qu’on nommera la France. Puis que la céréaliculture et le travail des métaux ont fixé l’homme au sol, l’ont attaché à un habitat refuge et lieu de vie mieux charpenté, à un foyer et ses dépendances peu à peu regroupés dans un hameau qui peut grossir.

Le site joue beaucoup, notamment les bords de lacs comme à Chalain dans le Jura ou à Charavines dans l’Isère ; des clôtures et des fossés protecteurs apparaissent et aussi un maillage de parcelles de terre et de prairies délimitées et pourvues de sentes ou de chemins d’accès.

Néanmoins, dans ses Commentaires de la Guerre des Gaules, César a tenu à signaler ce qui, au iie siècle de notre ère, distinguait cette terre celtique de la civilisation romaine de l’urbs. Sa singularité, dit-il, c’est l’existence de trois types d’implantations : les habitats isolés (ædificia), les villages (vici) et les oppidums (oppida), emboîtés comme des poupées russes dans un cheminement du domaine à la cité. Ce premier classement a fait longtemps autorité par défaut, jusqu’à ce que l’archéologie montre qu’aucun modèle n’a pu tout à fait s’imposer. L’oppidum celte, haut perché, avec rempart et portes à Bibracte ou sans eux à Corent dans le Puy-de-Dôme par exemple, foyer religieux, lieu d’échanges et carrefour de circulation avec déjà des espaces publics et des quartiers d’habitation différenciés, rivalisait sans doute avec la ville des bords de la Méditerranée, quadrillée et parsemée de monuments. Mais il pouvait perdre ses attributs urbains et disparaître. 

Les fouilles exhument aussi des vici enclos qui tiennent tantôt du hameau en expansion, tantôt de nos bourgades déjà ventrues, tandis que les fermes de campagne à proximité des bois, avec talus ou palissades, restent des domaines réservés aux puissants. Et partout, aussi bien, ce ne sont que charpentiers ou métallurgistes, trafiquants ou commerçants intrépides, guerriers au repos qui créent du lien et animent des sites dits « villageois » pour peu que leurs situations les ouvrent aux échanges. Des trouvailles récentes, notamment à Acy-Romance dans les Ardennes, à Verberie dans l’Oise ou à Paule et Langrolay-sur-Rance dans les Côtes-d’Armor, relancent donc bien des hypothèses. Les modèles explicatifs du passage de l’isolat au groupement varient d’une zone à l’autre et la définition du village de Paul Robert et Alain Rey semble  rivaliser sur celle d’Émile Littré dans l’espace pluriel des peuples de la gaule, qu’elle fût « chevelue » ou bientôt « en toge » latine. 

Même schéma et même constat au temps dit « galloromain », jusqu’au VIIe siècle d’une ère christianisée, surtout pour les contrées méridionales. La villa orchestre, en balançant entre sa pars urbana (le logement du maître et sa famille, sa cour avec arcades ou ses thermes) et sa pars rustica (l’exploitation du domaine, avec ses bâtiments spécifiques et déjà ses fermiers et ses ouvriers agricoles) et elle domine un espace mis en œuvre, le fundus. Par ailleurs, on distingue mieux les vici, les gros hameaux et bourgades le long d’une voie romaine, appelés à grossir quand ils abriteront des élites franques. Mais la déprise du modèle de l’urbs romaine est patente : le village se cherche toujours, il hésite entre fundus, vicus et civitas et il ne se stabilisera qu’au Moyen Âge. 

Tant et si bien que parler de village « gaulois » tient bien plus du mythe que de la réalité. Ce qui, somme toute, met nos imaginaires à l’aise face à ce lieu indécis mais fascinant, imaginé avec ses huttes rondes, ses cochons tachetés qui vagabondent et ses druides à la serpe d’or ; ou, dans le Petibonum d’Astérix, avec fumet du sanglier rôti, barde mis au piquet et envie d’en découdre à tout propos. Laissons-le donc en paix et tout à ses mystères, l’irréductible village gaulois si peu ancestral mais si mémorable, tout en souhaitant bonne chance aux archéologues. Et n’oublions pas, s’il vous plaît, la potion magique que « Nos ancêtres les gaulois » en version Ernest Lavisse nous ont fait goûter dans tous les Petibonum.

Extrait du livre "Nos villages : au coeur de l'histoire des Français" de Jean-Pierre Rioux, publié aux éditions Tallandier. 

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