Le silence coupable des intellectuels français face aux actes terroristes du Hamas et face à l'antisémitisme<!-- --> | Atlantico.fr
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Les manifestations organisées dans un certain nombre de grandes villes françaises par certains partis de gauche et des syndicats n’ont pas protesté contre l’ignominie des actes et agressions antisémites.
Les manifestations organisées dans un certain nombre de grandes villes françaises par certains partis de gauche et des syndicats n’ont pas protesté contre l’ignominie des actes et agressions antisémites.
©Geoffroy VAN DER HASSELT / AFP

Trahison des clercs

Le silence des intellectuels français sur les massacres commis par les terroristes du Hamas le 7 octobre dernier est un révélateur.

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Atlantico : Comment expliquer le silence des intellectuels français face aux actes terroristes du Hamas en Israël et face aux atrocités du 7 octobre ? Les intellectuels ont-ils peur de prendre position sur ce sujet au regard des pressions subies par les rares personnalités s’étant engagées sur le sujet comme Florence Bergeaud-Blackler ?

Jean Petaux : Les travaux remarquables de Michel Winock, l’un des meilleurs historiens français contemporains, nous ont montré dans « Le Siècle des Intellectuels » que ce terme singulier souvent employé au pluriel, « les Intellectuels », est une spécificité française qui ne trouve guère d’équivalent à l’étranger. Winock, refaisant l’historique de cette « catégorie pratique des acteurs » comme on dit en sociologie, pointe l’origine du terme : l’Affaire Dreyfus. Ce n’est pas sans conséquence par rapport à la situation actuelle. Le terme « intellectuel » est directement associé en France avec l’une des formes parmi les plus aigües de l’antisémitisme dans notre pays.

Certes il n’y a pas eu, en France, de pogroms, comparables, pour rester à la même époque, à ceux que vont connaître les Juifs dans la Russie tsariste, précisément dans l’actuelle Chisinau en Moldavie en 1903 et 1905, le premier du fait d’une campagne menée par des journalistes antisémites, le second du fait de l’église orthodoxe russe. Certes la police de la Troisième République n’a pas rédigé l’équivalent du « Protocole des Sages de Sion », comme l’a fait la police secrète du Tsar russe, en 1903, censé être le plan secret de contrôle du monde par les Juifs. « Fake news » absolue qui a été l’un des arguments majeurs des Nazis pour justifier leur politique de « destruction des Juifs d’Europe » (Raoul Hilberg) ; mensonge qui a servi d’argument à la politique antisémite du régime de Vichy ; faux grossier auquel adhère aujourd’hui la très grande partie des populations arabes au Moyen-Orient tant les télévisions arabes martèlent la réalité de ce pseudo « Protocole » ; torchon immonde qu’une minorité, hélas trop nombreuse encore, de Français de confession musulmane considère comme véridique.

L’Affaire Dreyfus n’a pas atteint ces sommets dans l’abjection mais elle a coupé la France en deux. Il ne s’agissait que de l’histoire d’un capitaine de l’armée française accusé, à tort, d’espionnage pour l’Allemagne. Mais il se trouve qu’il s’appelait Dreyfus et qu’il était Juif. Toute la différence est là. Le « Juif Dreyfus » est devenu, pour la moitié de la société française « tous les Juifs » de France. Les meilleurs historiens français et étrangers ont analysé, documenté, déconstruit cette mécanique incroyable qui a fait exploser une « bombe antisémite » sur notre pays. Joseph Reinach, en 7 volumes, entre 1901 et 1911, réédité en 1929 puis dans la collection « Bouquins » en 2006. Marcel Thomas en 1961. Jean-Denis Bredin en 1983, réédité chez Fayard en 2006. L’historien allemand Bruno Weil en 1930 ou encore le Britannique Guy Chapman en 1979 et l’Américain Michael Burns (« France and The Dreyfus Affair », New-York, 1999). Il ressort de leurs travaux qu’au moment du déclenchement de l’Affaire Dreyfus le terreau est déjà fertile pour un antisémitisme vigoureux et massif. L’un des principaux engrais vient d’une droite cléricale, monarchiste et anti-républicaine, qui considère toujours le peuple juif comme un « peule déicide ». Comme l’indique fort intelligemment Jacques Attali dans une chronique intitulée « L’éternel retour de l’antisémitisme » publiée dans le journal « Les Echos » daté des 3 et 4 novembre, l’Eglise catholique, apostolique et romaine s’est longtemps présentée « comme le « Vérus Israël », le vrai peuple choisi, légitimant ainsi l’anéantissement du peuple juif ». De l’autre côté du spectre politique, à gauche à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, il était question des Juifs confondus avec les capitalistes, avec les bourgeois cosmopolites et apatrides, maîtres de la finance, corrupteurs et corrompus « par nature de classe ». Dans un tel unanimisme de détestation on se demande comment Alfred Dreyfus a pu trouver des avocats, parmi les journalistes, les essayistes et les écrivains que l’on va bientôt qualifier « d’intellectuels ». Et pourtant il y en eût ! Pas des moindres en plus : Victor Basch, Léon Blum, Emile Duclaux, Anatole France, Lucien Herr, Bernard Lazare, Octave Mirbeau, Gabriel Monod, Charles Péguy, Marcel Proust, Jules Renard, Séverine, Emile Zola, André Spire. Chez les politiques on relève : Georges Clémenceau, Jean Jaurès, Paul Langevin, Emile Loubet, Francis de Pressensé, Joseph Reinach, Ludovic Trarieux, Pierre Waldeck-Rousseau. Les plus grands sont là. Ils n’ont pas peur. Certains sont Juifs, beaucoup ne le sont pas. Certains croient au ciel, d’autres ni croient pas, pour leur appliquer la célèbre formule de Louis Aragon appliquée à une autre époque. Ce qui les caractérise et les réunit c’est le courage. Courage de défendre celui qu’ils considèrent comme un innocent victime d’une terrible machination mais aussi et surtout courage de s’opposer à ce qu’à travers Dreyfus tous les Juifs de France soient considérés comme des traitres à la France. Courage de se lever contre l’air du temps qui est antisémite et qui le revendique. Courage enfin de risquer leur confort et leur sécurité personnels.

Ce long détour par « L’Affaire » m’a paru essentiel pour répondre à votre question. Aujourd’hui on est en droit de s’interroger sur l’attitude des intellectuels français face aux actes terroristes du Hamas après le  plus grand massacre de Juifs survenu depuis la Shoah. Est-ce la peur ? Est-ce la couardise ? Est-ce un engourdissement psychologique proche de la catalepsie mentale et collective ? Pire que cela : est-ce, de nouveau, la détestation des Juifs pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils représentent, pour ce qu’ils renvoient ? Sans doute un mélange de tout cela, conscient ou inconscient, relevant du non-dit et du refoulé, assumé ou refusé. Certainement aussi parce que la figure de l’intellectuel s’est diluée dans un salmigondis de pensées médiocres et sans grande envergure. Au risque de commettre un truisme : peut-être que le silence des intellectuels tient tout simplement au fait qu’il n’y a plus d’intellectuels… Le phénomène n’est pas nouveau : dès 1927 Julien Benda dans « La Trahison des clercs » a montré combien une partie des intellectuels se fourvoyaient dans les chemins boueux des idéologies eschatologiques. Dans les années 68, période de grande efflorescence intellectuelle, il était de bon ton, chez les gauchistes en tous genres, de proclamer avec cette suffisance du ton qui ne cachaient pas l’insuffisance de la pensée : « Il faut mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ». On aimerait être sûr que le fait qu’Aron soit Juif et ne le cachait pas, était pour rien dans cette formulation…

Le silence des intellectuels français sur les massacres commis par les terroristes du Hamas le 7 octobre dernier est un révélateur. De la même manière que l’antisémitisme, y compris celui qui se planque derrière le cache-sexe de l’antisionisme, dit l’état d’une société. Un révélateur sociétal du même ordre qui fait que la haine du Juif, comme l’a très bien montré Delphine Horvilleur dans un essai lumineux publié en 2019 : « Réflexion sur la question antisémite » (Grasset), est synonyme (entre autre) de la haine des femmes. Le silence des intellectuels français sur les faits d’antisémitisme nous renseigne sur l’état de décrépitude dans lequel ils sont tombés ; sur l’état de misère à laquelle l’intelligence est désormais parvenue dans le monde universitaire français (particulièrement dans les sciences qui se disent « humaines ») et sur leur état de « petits-bourgeois » chez une majorité des « enseignants-chercheurs », pseudo-intellectuels, préoccupés par leur petite carrière et leur petite promotion, avec un mot d’ordre qui leur sert de « panse-bête » : « Ne pas mécontenter mes pairs, ne pas m’opposer et m’exposer aux petits gauchistes qui s’autoproclament gardiens de la doxa, ne pas sortir de l’objet pointu de ma recherche dans laquelle je suis d’autant mieux qu’elle dure depuis des années ».

Pourquoi l’explosion des actes antisémites en France depuis les attentats du Hamas ne parvient pas à mobiliser les intellectuels ? 

En dehors de quelques grandes voix, isolées, et souvent de confession juive, on ne peut que constater une forme d’évitement en effet. Si l’on compare avec les premiers actes antisémites avérés en France, dans les années 80 (profanation du cimetière de Carpentras ou certaines « saillies » provocatrices du fondateur du Front National, Jean-Marie Le Pen), les réactions étaient alors immédiates, massives et voyaient se porter à la pointe de la riposte quelques grandes figures intellectuelles mais aussi politiques, de la majorité (de gauche) alors mais aussi de l’opposition (de droite). Aujourd’hui on voit bien que l’explosion des actes antisémites, l’importation sur notre sol d’un conflit qui n’a pas lieu de l’être et la confusion qui est volontairement faite entre « Juifs français » et « politique conduite par le gouvernement israélien actuel, avant le 7 octobre 2023 » n’appelle pas de protestation forte. Là encore la lâcheté est de mise. Je crains qu’il y ait plus que cela… Les manifestations organisées dans un certain nombre de grandes villes françaises par certains partis de gauche et des syndicats n’ont pas protesté contre l’ignominie des agressions antisémites, elles n’ont pas dénoncé les menaces, les graffitis anti-Juifs sur les murs, le retour des « étoiles de David » sur les façades… Seules les victimes gazaouis des bombardements israéliens ont été déplorées. Combien de slogans ont dénoncé le fait que le mouvement terroriste, islamiste, dictatorial, qui a éliminé physiquement des milliers de Palestiniens laïcs et de gauche depuis son accession au pouvoir dans la bande de Gaza en 2006, se servait des civils comme boucliers humains (crimes de guerre), d’ambulances pour transporter des combattants (crimes de guerre), d’hôpitaux comme bases de lancement de roquettes (crimes de guerre) ? Aucun ! Les pancartes « stop au génocide » (autrement dit « génocide perpétré par Israël ») étaient légion dans les cortèges de manifestants… Le mot était-il choisi au hasard ? Confusion des termes, confusion des idées, confusion du sens : tout est réuni pour que des intellectuels interviennent et rappellent le sens des mots, la valeur du sens. Au lieu de cela un silence de mort règne.

La parole des intellectuels a-t-elle été démonétisée et s’est-elle « affaiblie » auprès de l’opinion à travers d’autres causes comme la guerre en Ukraine, la guerre en Irak, la réforme des retraites, les Gilets jaunes, la lutte contre l’extrême droite… ?

La parole des intellectuels n’a certainement plus le même écho que jadis. De très nombreux canaux et supports permettent à n’importe quel individu de se faire entendre. Cela peut être un incontestable imbécile augmenté d’un crétin digital certifié (j’emprunte volontairement l’expression à Michel Desmurget, directeur de recherche à l’INSERM) : sa voix comptera autant que celle d’un intellectuel qui aura su poser les bonnes questions et apporter les bonnes réponses, en tous les cas les plus rationnelles et les moins caricaturales. Umberto Eco a expliqué cela très bien : « Jadis le raisonneur qui s’enivrait au bistrot et qui ennuyait la clientèle avec ses propos d’ivrogne finissait par finir sur le trottoir, mis dehors par le patron. Il rentrait chez lui cuver son mauvais vin et s’endormait. Désormais, arrivé chez lui, il allume son ordinateur et balance ses inepties sur ses réseaux sociaux préférés ». On peut d’ailleurs ajouter qu’à l’évidence certaines personnalités politiques sont atteintes du même syndrome. Certains pseudos humoristes aussi, y compris à l’antenne de la première radio française, à une heure où, il y a peu, les enfants profitaient d’une émission géniale, pédagogique et bienveillante : « Les Petits bateaux ».

La multiplication des supports d’information, leur répétition, le « monstre doux » comme l’a appelé le linguiste italien Rafaele Simone, sont autant d’éléments qui ont vu les « experts » remplacer les « grandes voix intellectuelles » et les « autorités morales ». De toute manière comme on n’imagine guère un Camus, un Mauriac, un Vernant, un Vidal-Naquet, un Aron se présenter sur le plateau de « Touche pas à mon poste » on peut se dire qu’il est dans l’air de notre temps que la pensée dégringole dans nos chaussettes…

Il y a un autre élément qui mérite d’être pris en compte : c’est le caractère particulier du conflit israélo-arabe, sa longévité et l’état d’esprit du milieu dit « intellectuel » à l’égard des protagonistes. J’ai retrouvé dans ma bibliothèque un ouvrage de Jacques Ellul publié chez Calmann-Lévy (1975), « La Trahison de l’Occident ». Ellul est considéré par nombre de personnes qui se disent de gauche aujourd’hui comme un « maitre à penser » et comme un des inspirateurs de l’écologie libertaire très en vogue de nos jours. Dans cet ouvrage il traite, entre autres, de ce qu’il appelle « la fin de la gauche et les vrais pauvres ». Son propos est d’une troublante actualité : « On peut dire qu’Israël est un affreux impérialiste (mais cela ne vise en fait que son rapport avec les Etats-Unis parce qu’en soi on ne voit pas très bien en quoi Israël est impérialiste) cela fait justement partie de ce « jugement mondial » (simpliste, ridicule, mais décisif, convaincant et partagé !). On peut dire qu’Israël est militariste, étatiste, agressif, policier… ce qui est vrai mais comment une nation dans cette situation terrible ne deviendrait-elle pas cela…. J’aimerais que l’on ait le courage d’appliquer de façon impartiale le genre de raisonnement que j’entends si souvent dans les milieux de gauche : si les Palestiniens prennent des otages, c’est parce qu’ils n’ont pas d’autres moyens pour faire entendre leur voix, c’est parce qu’ils sont désespérés qu’ils en viennent à cette extrémité… (…) Alors disons la même chose pour Israël : soumis à une violence permanente dès son origine, depuis 1947, à une agression ouverte ou déguisée constante, n’ayant pratiquement pas d’autres moyens pour assurer sa survie que l’armement et la réponse coup pour coup, comment Israël aurait-il survécu autrement (et je sais que l’argument ne convaincra pas ceux qui estiment qu’Israël ne doit pas survivre ! mais rares sont ceux qui ont l’audace de l’avouer ainsi !) ? » (p.132). Texte étonnant, écrit quelques mois seulement après la guerre du Kippour. Texte écrit par un grand intellectuel, qui n’était pas Juif (je dis cela parce que son patronyme peut inspirer quelques « détecteurs » de judéité…) puisqu’il était, parmi toutes ses « qualités », pasteur protestant. Ellul termine ainsi son évocation d’Israël : « Les Palestiniens ont été soutenus par tout ce que l’on compte d’intellectuels. (…) Malgré leur misère, à cause de leur misère, ils sont les héros de ce temps. Malgré les attentats affreux qu’ils commettent. On excuse tout (non pas l’opinion banale du boulanger du coin, qui continue à se scandaliser des assassinats, mais les « opinions makers »). Ils sont chaque fois justifiés, alors que quand Israël répond, on s’évertue à démontrer l’injustice d’Israël ». Jacques Ellul conclue alors avec un terrible constat : « Israël ne peut, à la longue qu’être vaincu (…). Israël peut remporter dix guerres (…). Il suffirait qu’il en perde une, pour être balayé. Et le monde commence à être lassé de cette affaire : finissons-en et puisque Israël est la cause d’un tel ennui, liquidons Israël » (p. 134). Ces mots ont été écrits il y a près de 50 ans. On me dira qu’Israël est toujours-là, surpuissant, surarmé. Il reste que le propos pourrait être médité par quelques voix « Insoumises »… On ne sait ce qu’Ellul aurait écrit sur la politique cynique et irresponsable de Nétanyahou et de ses alliés de l’extrême-droite israélienne menée ces dernières années à coup de colonies implantées illégalement. Il reste que déjà, en 1974-1975, le problème était posé : la majorité des intellectuels français, de gauche comme de droite, ne considérait plus Israël comme méritant d’être soutenu… Ellul le constatait amèrement. 

Alors que le mouvement de Stéphane Hessel, « Indignez-vous », avait rencontré un grand succès tout en bénéficiant d’une forte couverture médiatique, pourquoi l’indignation face aux atrocités du Hamas le 7 octobre n’a pas révolté la société française et pousser les citoyens à descendre massivement dans les rues ?   

Le livre de Stéphane Hessel était un manifeste qui a plu à la jeunesse parce qu’il évoquait des principes et des valeurs. Et puis il était plaisant de s’indigner dans son canapé, inspiré par un Monsieur très âgé…  Il n’a, en rien, provoqué une « levée en masse » pour telle ou telle cause. Il aurait été surprenant, après ce que je viens de dire, que la jeunesse française par exemple se lève en masse pour dénoncer la tuerie commise par le Hamas sur le territoire israélien. Même la référence à la Shoah semble résonner dans le vide des consciences atrophiées. Tal Bruttmann, l’un des meilleurs spécialistes de l’historiographie de l’extermination des Juifs pendant la Seconde guerre mondiale, en France et en Europe, chercheur au Mémorial de la Shoah et dont les travaux font autorité, habitué à travailler avec les enseignants auprès des lycéens, le dit dans « Le Monde » du 3 novembre : « Si l’enseignement de la Shoah vaccinait contre l’antisémitisme, on le saurait ». Quoi dire après cela ? Le constat est sévère : la société française est à l’image de ses « élites intellectuelles » : engourdie, frileuse, préoccupée par on ne sait quelle immédiateté. Passionnée par le « scandale des punaises de lit » quelques jours avant le 7 octobre… Marc Bloch décrit précisément cet état d’être collectif dans « L’Etrange défaite », récit documenté et remarquablement précis de la débâcle de mai-juin 1940. Rien d’autre n’intéressait les Français que leur situation personnelle et, au mieux, familiale et cela depuis des mois, bien avant le déclenchement des hostilités le 1er septembre 1939. Pas question de s’apitoyer sur le sort les habitants de Guernica mourant sous les bombes allemandes et italiennes et de soutenir les Républicains espagnols combattant contre la dictature promise par Franco en cas de victoire. Pas question d’empêcher la Tchécoslovaquie d’être dépecée par Hitler et Mussolini. Pas question de « mourir pour Dantzig »… Même s’il était évident que « tout cela finirait mal »… Cela a fini mal en effet. Surtout pour les 76.000 Juifs exterminés par les Nazis avec la complicité du gouvernement français d’alors. Même si l’on doit à la vérité historique de dire, comme l’ont démontré les recherches de Serge Klarsfeld, le travail de Jacques Semelin ou le témoignage très personnel du grand historien du judaïsme en France Pierre Birnbaum, que la proportion de Juifs sauvés des griffes des Nazis en France, car cachés et protégés, est la preuve que la société française n’a pas été globalement antisémite entre 1940 et 1944.

Qu’est devenue, au sein de la population française et de l’opinion publique, l’esprit de la manifestation très impressionnante (en termes de mobilisation dans les rues) après les attentats de Charlie Hebdo et après les attentats de novembre 2015 ? Même chose pour l’esprit des slogans « tous en terrasses », « vous n’aurez pas ma haine » ? Pourquoi ne s’est-il pas autant manifesté après les attentats du Hamas du 7 octobre ? Y a-t-il une résignation des Français face aux attentats et à l’antisémitisme ?

Il y a eu une véritable émotion collective et nationale lors des attentats de janvier 2015. Sans doute bien plus forte pour les faits commis à Charlie Hebdo que pour ceux survenus dans les 48 heures qui ont suivi (assassinat d’une policière et des otages juifs dans le magasin Hyper Casher). De la même manière, trois années auparavant, les attentats du terroriste Merah à Toulouse, assassinats des trois militaires d’abord et de trois enfants juifs plus le papa de deux d’entre eux commis à l’école Ozar Hathorah, n’ont pas soulevé une indignation nationale exceptionnelle qui se serait traduite par de grandes manifestations populaires. On était pourtant alors dans une période de grande « sensibilité politique » puisque en pleine campagne électorale présidentielle (mars 2012). Je ne parle même pas de l’assassinat d’Ilan Halimi par les membres du « Gang des Barbares » au motif « qu’il était Juif et qu’il avait forcément du fric » : à peine évoqué, tout de suite oublié. Je ne crois pas qu’il y ait une résignation générale à l’égard des attentats commis sur le sol français. Il peut y  avoir alors une mobilisation collective massive si l’ampleur spectaculaire ou symbolique de l’événement est manifeste. Souvenons-nous quand même que certaines voix, y compris « intellectuelles » (par exemple Emmanuel Todd) ont cru opportun de dire et d’écrire en janvier 2015 que « toute la France n’était pas Charlie », cultivant ainsi une singularité éditoriale qui permettait aussi (pourquoi ne pas joindre « l’utile à l’agréable » ?...) de se faire entendre à contre-voix… Je crains hélas, en revanche, que  l’antisémitisme ne soit pas une « cause mobilisatrice » en France aujourd’hui, même en cas d’attentats ou de faits particulièrement marquants… Même s’il ne faut pas se résigner face à la résignation.

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