Le libre-échange a-t-il vraiment tué l’agriculture française (et aggravé la crise climatique) ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La France a pu tirer parti de ses forces traditionnelles pour exporter vers les pays tiers davantage de vins et spiritueux, de céréales, de produits laitiers et de viande porcine.
La France a pu tirer parti de ses forces traditionnelles pour exporter vers les pays tiers davantage de vins et spiritueux, de céréales, de produits laitiers et de viande porcine.
©Ed JONES / AFP

Etat des lieux

La réalité est beaucoup plus complexe que cela.

Jean-Luc Demarty

Jean-Luc Demarty est ancien Directeur Général du Commerce Extérieur de la Commission Européenne (2011-2019), ancien Directeur Général Adjoint et Directeur Général de l'Agriculture de la Commission Européenne (2000-2010) et ancien Conseiller au cabinet de Jacques Delors (1981-1984; 1988-1995).

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Alexandre Baumann

Alexandre Baumann

Alexandre Baumann est auteur de sciences sociales et sur de nombreux autres sujets (Antéconcept, Agribashing, Danger des agrégats, Cancer militant).

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Atlantico : Quel bilan commercial peut-on tirer des accords de libre-échange pour la France ? Quels secteurs en ont pâti, quels secteurs en ont bénéficié le plus ?

Jean-Luc Demarty : L’UE dispose d’un réseau de 43 accords de libre-échange avec 74 partenaires. Ils représentent 44 % de ses échanges commerciaux. La plupart des accords importants (Corée du Sud, Ukraine, Canada, Japon, Vietnam, Singapour, Nouvelle-Zélande) et la modernisation des accords existants (Mexique, Chili) ont été conclus au cours des 15 dernières années après l’échec définitif de la grande négociation multilatérale du Doha Round à Genève en juillet 2008. L’UE a remplacé sa traditionnelle préférence pour le multilatéral par un réseau d’accords bilatéraux ambitieux.

Le meilleur moyen de constater les effets des accords de libre-échange est d’examiner l’évolution de la balance commerciale agro-alimentaire de l’UE sur la même période. Elle est passée d’un déficit d’une dizaine de milliards d’EUROS, Royaume Uni inclus dans l’UE, à un excédent stable de 30 milliards d’EUROS qui ne cesse de s’améliorer, 60 milliards d’EUROS après le Brexit. Sur les 9 premiers mois de 2023, l’excédent dépasse déjà de plus de 10 milliards d’EUROS celui de l’an passé, ce qui laisse augurer un excédent sans précédent dépassant largement 70 milliards d’EUROS sur l’ensemble de l’année 2023.

De tels résultats sont le signe d’un succès impressionnant des accords de libre échange pour le secteur agricole et agro-alimentaire de l’UE. Sur la même période l’excédent agro-alimentaire de la France, pourtant une de ses forces traditionnelles, a stagné passant de 7 à 6 milliards d’EUROS. Cela ne veut pas dire que l’agriculture française n’a pas profité des accords de libre-échange. En effet cette stagnation est le résultat d’une profonde détérioration de la compétitivité de l’agriculture française par rapport à celle de ses partenaires de l’UE, notamment dans le secteur de la viande bovine, de la viande de volaille et dans une moindre mesure de la viande porcine, qui a entrainé une dégradation sans précédent du solde des échanges intra-communautaires de la France.

La France a pu tirer parti de ses forces traditionnelles pour exporter vers les pays tiers davantage de vins et spiritueux, de céréales, de produits laitiers et de viande porcine. Par exemple les exportations agro-alimentaires françaises vers le Canada ont progressé de 68 %. Aucun des secteurs sensibles, la viande bovine et la viande de volaille, n’a été significativement affecté par les accords de libre-échange existants. Les importations de viande bovine du Canada, présentées comme un risque majeur par certains, sont restées quasi nulles à tel point que l’UE exporte davantage de viande bovine au Canada. La situation de la volaille ukrainienne est plus complexe. Les contingents tarifaires octroyés, de l’ordre de 50.000t, n’auraient jamais dû être dépassés significativement, ce qui n’aurait pas perturbé le marché européen. Par contre l’oligarque contrôlant la production ukrainienne de volailles a d’abord créé légalement des découpes artificielles, puis a bénéficié de la libéralisation totale du marché de l’UE accordée provisoirement lors du déclenchement de la guerre. Il en a résulté des importations annuelles supérieures à 200.000t qui ont commencé à perturber le marché de l’UE. Cette dérogation à l’accord de libre échange n’aurait jamais dû être accordée. Pourtant la Commission européenne envisage de proposer sa reconduction, ce qui est à mon avis inacceptable.

L’accord avec le Mercosur, pas encore signé et ratifié, mais dont la négociation a été achevée en 2019, à la fin de mon mandat de Directeur Général du Commerce Extérieur de la Commission Européenne, pose des problèmes plus complexes. En effet le Brésil et l’Argentine sont les pays dont l’agriculture est la plus compétitive du monde pour les produits les plus sensibles pour la France, la viande bovine et la viande de volaille. C’est pourquoi des précautions particulières ont été prises avec l’octroi de contingents tarifaires très limités représentant de l’ordre de 1 % de la consommation totale de l’UE, limitant de facto les importations à ces niveaux, compte tenu des droits de douane prohibitifs au-delà des contingents.

Le risque agricole de l’accord Mercosur, invoqué bruyamment et majoritairement en France, est très exagéré. Cela est confirmé par une étude très complète de 2021 fondée sur le modèle d’équilibre général de la très réputée université de Wageningen. Cette étude analyse pour les 12 principaux accords de libre-échange en application, conclus ou en cours de négociation, y compris le Mercosur, leurs conséquences cumulées pour l’agriculture européenne. Les résultats sont rassurants. La balance commerciale agro-alimentaire de l’UE s’améliorerait de 300 à 600 millions d’EUROS et sa production agricole de 2,5 milliards à 3 milliards d’EUROS. Les résultats seraient particulièrement bons pour les produits laitiers, les vins et spiritueux et la viande porcine, secteurs offensifs pour la France.

Par contre la balance commerciale de la viande bovine se dégraderait de 70.000t (1 % de la consommation européenne), sa production de 0,4 % et son prix de 2,2 %. Ce n’est pas négligeable, mais c’est sans commune mesure avec les catastrophes annoncées par certains. La baisse du revenu des producteurs de viande bovine, parmi les plus faibles des agriculteurs français, ne peut être ignorée. Ce pourrait être l’occasion de soutenir davantage la production extensive à partir de prairies permanentes qui sont aussi des puits de carbone.

En outre il existe une protection globale pour les produits les plus sensibles. La Commission Européenne applique un plafond global de 4 % de la consommation interne pour la totalité des contingents tarifaires octroyés dans tous les accords de libre échange passés, présents et futurs. Ce plafond dont je suis à l’origine, ne sera jamais dépassé compte tenu des droits de douane prohibitifs au delà des contingents. Il est issu des 4 % que l’UE, à la majorité qualifiée sous la Présidence Française de Michel Barnier, était prête à concéder, dans la négociation multilatérale du Doha Round complètement enterrée en 2008.

Sur la base de ces analyses exhaustives, il est clair que les accords de libre-échange ne jouent aucun rôle dans les problèmes de l’agriculture française qui sont essentiellement dus à sa perte de compétitivité à l’intérieur de l’UE, imputable à de mauvais choix politiques purement français.

Quel est le bilan du libre-échange du point de vue du consommateur français ? En termes de pouvoir d’achat pour (le simple effet sur les prix) comme en termes de qualité et de diversité des produits ?

Jean-Luc Demarty : En terme agro-alimentaire les accords de libre-échange ont peu d’effet sur le consommateur français, sauf à lui donner un meilleur accès aux fruits tropicaux d’Asie et d’Amérique Centrale. L’effet sur les prix est limité par définition puisque l’agriculture européenne est affectée plutôt positivement, ce qui veut dire de faibles variations de prix, plutôt à la hausse qu’à la baisse. Le principal effet pour le consommateur est un accès à une plus grande diversité de produits. A cet égard il faut rappeler que tous les produits importés doivent respecter les normes sanitaires et phytosanitaires de l’UE. En outre le principe de précaution s’applique.

Est-ce vraiment le libre-échange qui a étouffé certains secteurs ou est-ce plutôt lié en réalité à des maux auto-infligés tels que l’inflation des normes, la sur transposition du droit européen, le manque d’investissement, etc. ?

Jean-Luc Demarty : Les importantes manifestations actuelles des agriculteurs français ont lieu à un moment où les prix sont plutôt à un niveau satisfaisant pour la grande majorité des produits, même s’ils sont en léger repli par rapport à leur niveau élevé de 2022. Les agriculteurs ressentent un profond malaise. Ils se sentent cernés par l’excès des normes françaises qui vont au-delà des normes européennes, que ce soit ex nihilo ou par surtransposition. Ils se sentent mal aimés par une partie de la population qui prétend leur apprendre leur métier et défendre un modèle d’agriculture archaïque ou sur de trop petites surfaces, sans perspective de dégager un revenu décent. Ils travaillent beaucoup plus que le reste de la société française qui, elle, travaille en moyenne beaucoup moins que le reste de l’Europe dans l’année et tout au long de la vie.

L’ensemble de cet environnement social, économique et réglementaire explique à lui seul la dégradation de la compétitivité de l’agriculture française par rapport à ses concurrents du reste de l’UE qui n’a rien à voir avec les accords de libre-échange. Il est frappant de constater que l’Allemagne qui avait il y a trente ans une des agricultures les moins compétitives d’Europe a profité de l’unification pour en bâtir une des plus compétitives. Pendant ce temps la France laissait lentement dériver la sienne.

Le libre échange est souvent pointé du doigt pour son rôle dans la crise climatique. Mais est-ce que les modes de consommation, liés à la viande par exemple, ne sont-ils pas les vrais responsables ?

Alexandre Baumann : Plutôt qu’un bilan, il faut rappeler quelques évidences.

  • D’abord, l’écologie a besoin du libre échange. Prenons l’exemple des métaux du groupe des platines. Ils sont indispensables aux pots catalytiques et contribuent de manière massive à la qualité de l’air depuis des dizaines d’années. Or, plusieurs, dont le platine, sont produits quasi-totalement par un pays : l’Afrique du Sud (72 % du platine en 2022, avec 90 % des ressources connues, idem pour l’iridium et l’osmium). Ce sont également des métaux intéressants pour les piles à combustibles et les électrolyseurs et utilisés dans l’électronique. De même, pourrait-on concevoir des panneaux solaires et des batteries sans métaux étrangers ? La transition écologique a besoin d’échanges.

  • Augmenter les barrières juridiques coûte des ressources, qui pourraient être utilisées pour décarboner l’économie, et de l’énergie. Les barrières favorisent, du reste, les circuits illégaux et la contrebande. C'est du gaspillage.

  • Le politique a une large propension à montrer le sud en matière d’écologie : arrêt du nucléaire, promotion de l’agriculture bio … Est-il écologique de donner un pouvoir de nuisance de plus au politique ?

Bref, il n’y a pas de transition écologique sans échanges. Plus largement, on a tendance à l’oublier, mais il n’y a pas d’économie du tout sans échange. L’autarcie est un délire anticapitaliste, un mensonge qui ne tient qu’au manque de culture économique de ses destinataires. J’avais déjà développé le fait que l’anticapitalisme était anti-écologique dans un précédent article Atlantico.

Il n’en reste pas moins que le libre échange pose des contraintes pour l’écologie. Une réglementation plus dure aboutirait inévitablement à un sacrifice au profit des industries / agricultures étrangères. Néanmoins, cela empêche le corps politique de faire n’importe quoi et impose de tracer une route raisonnable. Décarboner l’électricité et électrifier les usages ; encourager l’intelligence artificielle et l’industrie intelligente … Il y a de nombreuses voies profitables et écologiques. Ensuite, c'est une question extrêmement complexe qui n'autorise pas de réponse absolue.

La façon dont consomme la population joue évidemment pour beaucoup dans l’impact écologique : il ne faut pas que la transition énergétique soit une sorte de panier percé, où tous les progrès disparaissent au profit d’une consommation exubérante. Néanmoins, la logique de la privation trouve rapidement ses limites.

C’est un peu le même problème que pour la réglementation sévère : vous faites un sacrifice qui, consommant une quantité délirante d’énergie, vous empêche de prospérer. A l’inverse, la personne qui prospère et alloue intelligemment ses fonds et son énergie pour développer des solutions durables aura un effet positif des milliers de fois supérieur à son empreinte carbone entière.

Le changement de comportement pourrait d'ailleurs venir aussi de cet entrepreneuriat écologique. En effet, quand on entreprend en ayant comme mission la réduction de CO2, on n'a pas envie de s'arrêter en rentrant chez soi. C'est comme ça que je vois le changement de comportement: un effet secondaire naturel, quelque chose qui ne demande aucune privation. 

Cela suppose néanmoins un changement radical de mentalité: il faut que les gens se mettent à vouloir créer, à construire. Or, on a essentiellement deux modèles :

  • les consuméristes qui attendent la retraite comme d'autres attendent le paradis, un peu comme si ne rien faire et profiter oisivement du temps était un eden indépassable.
  • les militants, qui habillent cette même aspiration d'un vernis d'idioties variées pour combiner cet individualisme forcené avec leur prétention supérieure.

Ces deux logiques purement hédonistes (thème que je développe dans l'économie du militantisme) sont, s'il faut en désigner, les vrais responsables de la crise climatique.

Jean-Luc Demarty : Au défi proprement économique s’ajoute pour les agriculteurs le défi climatique. Il faut d’abord qu’ils adaptent leur production au climat dans un contexte où certains prétendent leur interdire de recourir à la solution de bon sens consistant à stocker l’eau en hiver quand elle est abondante. Ce sont les mêmes qui leur donnent des leçons d’agriculture.

La question la plus difficile est la réduction des émissions de gaz à effet de serre dont l’agriculture représente 19 %. Elles se répartissent à peu près également entre les émissions de méthane des bovins et les émissions de protoxyde d’azote des engrais azotés. Avant de parler de réduction de la production et de la consommation il faut approfondir les solutions techniques. Il faut aussi rappeler que le nombre de vaches laitières baisse mécaniquement avec la hausse des rendements laitiers.

Une action sur la production est probablement inévitable. Elle n’a de sens que si elle est menée par tous les producteurs importants dans le monde. Si l’UE agit seule, elle ruinera son agriculture, mettra en péril sa sécurité d’approvisionnement, sans effet sur le climat. C’est le risque de l’approche unilatérale du Green Deal et de Farm to Fork de l’UE qui impose des contraintes nouvelles aux agriculteurs risquant de mettre en péril la sécurité d’approvisionnement.

Prétendre que le libre-échange est responsable du changement climatique est tout simplement ridicule. Les échanges commerciaux font appel au transport, essentiellement maritime, qu’il faudra décarboner comme le transport routier et le transport aérien. Les idéologues hostiles au libre échange ignorent les émissions massives des centrales à charbon de la Chine, de l’Inde, des autres pays en voie de développement et même de l’Allemagne. Ils ignorent également la nécessité d’avoir une production électrique stable décarbonée nucléaire pour compléter les énergies renouvelables intermittentes et de développer massivement les lignes de transport d’électricité à haute tension.

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