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Le libéralisme est-il mort (à son tour) ? En tous cas, du côté des Anglo-saxons, on s’inquiète sérieusement
©Reuters

Eloge funèbre

Plusieurs livres anglo-saxons parus récemment considèrent que le libéralisme connait un réel déclin. Un des axes centraux défendus par leurs auteurs est la perte du "sentiment commun" dans les sociétés libérales, et l'inquiétude provoquée par la mondialisation.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé, historien, spécialiste de l’histoire du christianisme. Il est rédacteur dans la revue de géopolitique Conflits. Dernier ouvrage paru Géopolitique du Vatican (PUF), où il analyse l'influence de la diplomatie pontificale et élabore une réflexion sur la notion de puissance.

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Une vague de livres anglo-saxons parus récemment (Patrick Deneen avec Why liberalism failed, Edward Luce The retreat of Western liberalism ou Mark Lilla dans The once and future) considèrent que le libéralisme connait un réel déclin. Sur quoi se fondent ils et pourquoi un tel mouvement conjoint ?

Eric Deschavanne :Quand on évoque les auteurs américains qui traitent du « libéralisme », il faut avoir en tête que le mot n’a pas exactement les mêmes connotations politiques que pour nous Français. Sur le plan politique, les libéraux sont aux Etats-Unis les partisans de l’Etat providence et de l’interventionnisme étatique, tandis que Reagan, dont le nom est associé au tournant de la mondialisation libérale des années 80, est aux yeux d’un Américain un « conservateur » hostile aux idées libérales.

Ces auteurs exposent cependant une problématique qui nous parle mais qui ne prend son sens que si l’on distingue le libéralisme comme idéologie politique et le libéralisme comme civilisation. La civilisation libérale est commune aux Américains et aux Européens. Elle repose en gros sur l’idée que la liberté est la condition de possibilité de la découverte de la vérité, de la croissance économique, de l’amélioration du bien-être, ainsi que d’une communauté morale et politique d’individus égaux, au sein de laquelle chacun bénéficie d’un égal respect ou d’une égale considération. Dans ce contexte civilisationnel, le « meilleur régime » est la démocratie libérale, et la liberté économique apparaît plus ou moins indissociable de la liberté politique. En ce sens, la civilisation libérale se confond avec la civilisation moderne, mais elle a depuis l’origine des ennemis. Elle se construit en ruinant la civilisation qui l’a précédée (l’aristocratie et la chrétienté) et se heurte à des aires de civilisations où elle apparaît comme exotique. Il est donc naturel qu’elles nourrissent des réactions hostiles susceptibles de menacer son existence même. Dans les années 30 du vingtième siècle, ne l’oublions pas, la mort du libéralisme comme civilisation n’avait rien d’une perspective improbable. Aujourd’hui, par exemple, l’islamisme politique se conçoit comme une idéologie politique visant à combattre l’emprise de la civilisation libérale sur le monde musulman. Il ne constitue sans doute pas pour celle-ci un véritable danger. Les sources d’inquiétude à long terme, concernant le « monde extérieur » se situent vraisemblablement davantage dans le devenir de la démographie mondiale ou dans la montée en puissance de la Chine, dont on ignore encore si elle sera soluble dans la civilisation libérale.

Le point essentiel lorsque l’on formule le diagnostic d’une « crise du libéralisme » concerne cependant les contradictions et fragilités internes de la civilisation libérale. Celle-ci génère de manière totalement inédite dans l’histoire de l’humanité, des forces de transformation historique qui bouleversent et désorganisent les sociétés humaines - détruisant les traditions, contestant les hiérarchies sociales, sapant l’unité des communautés, révolutionnant les mœurs. De sorte que l’on peut considérer que la civilisation libérale est une civilisation de la crise permanente. La liberté génère en permanence des forces qui déstabilisent les communautés humaines, y compris l’ordre social et politique qui tente de se construire sur la ruine des valeurs et des organisations traditionnelles. Les idéologies politiques sont des réponses apportées aux défis auxquels sont confrontés ces sociétés libérales toujours en construction et qui s’interrogent en permanence sur leurs propres fondements. Les trois orientations idéologiques constantes – le libéralisme, le socialisme et le conservatisme – se fondent sur trois inquiétudes fondamentales. Le libéralisme défend les valeurs et les principes de la civilisation libérale, dont il redoute qu’ils soient insuffisamment reconnus ou qu’ils soient trahis par les peuples. Le socialisme fait valoir que la société libérale, fondée sur le renversement des hiérarchies sociales traditionnelles et sur l’égalité des chances génère en réalité des inégalités économiques et sociales d’une ampleur inédite. Le conservatisme met en évidence la permanence de données anthropologiques – l’unité et la diversité des communautés politiques, l’importance pour la civilisation de la transmission d’un patrimoine culturel, moral et spirituel – qui ne sont pas solubles dans la civilisation libérale, ou dont la destruction pourrait entraîner celle des sociétés libérales (thème des « contradictions culturelles du libéralisme »). Ces débats sur la crise et le déclin du libéralisme sont donc à la fois pertinents passionnants, mais il faut toujours avoir en tête qu’ils accompagnent comme son ombre la civilisation libérale dans son devenir. Dans les années 70, Raymond Aron publiait un « Plaidoyer pour une Europe décadente » afin de répondre aux intellectuels occidentaux qui pensaient que le libéralisme s’effondrerait sous le poids de ses contradictions, tandis que l’Union soviétique apparaissait comme un bloc de stabilité.

Edouard Husson : Nous sommes effectivement à la fin d’un cycle amorcé au milieu des années 1960. Je préfère l’appeler « individualiste » que libéral. Le libéralisme, c’est l’individualisme qui brandit l’étendard de la liberté. Nous avons assisté à une grande poussée individualiste comme l’Occident en connaît régulièrement. Pour bien comprendre ce dont il s’agit, je propose de se référer à René Girard, le grand anthropologue français décédé il y a deux ans. L’homme est un être d’imitation (avant d’être un être sociable), telle est la thèse fondamentale de Girard; l’imitation ne concerne pas seulement l’apprentissage; plus profondément, elle est imitation pour l’appropriation. Je veux tel objet parce que je vois un autre le vouloir. Le désir est mimétique et, comme tel, il dégénère en violence car chacun imite le désir d’un ou de plusieurs autres. Adam Smith se trompe profondément lorsqu’il prétend que l’interaction des égoïsmes crée un équilibre propice à la concurrence. L’initiative individuelle n’est féconde que dans la mesure où elle est encadrée par des règles, où les acteurs partagent une loi morale, où il existe un juge capable de régler les litiges. L’illusion individualiste moderne vient de ce que le capitalisme interdit la thésaurisation, oblige à la réciprocité du prêt et encourage l’épargne et l’investissement; elle vient aussi de ce que la multiplication du même objet standardisé réduit, au moins un temps, la tendance à la violence mimétique. Cela n’empêche pas les crises du système ni ses injustices. Régulièrement apparaissent des systèmes de régulation de l’individualisme: le conservatisme, le socialisme ou le progressisme (étatisme)sont les forces politiques qui veulent encadrer l’individualisme quand le libéralisme lui donne libre cours. Comme le socialisme et le progressisme sont aujourd’hui usés, c’est le conservatisme qui a le vent en poupe après cinq décennies d’individualisme forcené, de la libération des moeurs à celle de la finance. 

Jean-Baptiste Noé :Le problème du libéralisme, c’est que le mot est polysémique et négativement connoté, ce qui fausse d’emblée le débat et la réflexion. De plus, le terme n’a pas du tout le même sens dans la tradition anglo-saxonne et dans la tradition française. Chez les Anglo-Saxons, liberal, est plutôt synonyme de social-démocrate et ultralibéral de gauchiste. En France, le libéralisme est une philosophie du droit qui s’inscrit dans un courant de pensée allant de Vauban à Raymond Aron, en passant par Montesquieu, Tocqueville ou Jacques Rueff.

Ce sont donc deux philosophies différentes et deux systèmes de pensée différents, même si l’école autrichienne, avec Hayek et Mises, ayant influencé l’école de Chicago et la politique de Reagan, la tradition continentale du libéralisme a pu infuser quelque peu la tradition anglo-saxonne.

Ces auteurs sont inspirés par des traditions diverses. Ce qui les réunit néanmoins c’est le rêve de la grandeur américaine et de la survivance du rêve américain, une volonté d’actualiser la destinée manifeste. Mais ils ont chacun leur vision de l’Amérique et de la façon dont cette destinée devrait se manifester. UnBig governement pour les uns, plus proche de la nouvelle frontière de Kennedy et de Lyndon Johnson ou unebig society,théorisée par David Cameron. Cette dernière vision correspondrait pour nous, au contraire, à un passage vers le libéralisme.

Ils sont aussi marqués par l’élection de Trump. Entre regret des années Clinton et Obama ou expectative inquiète face aux audaces du nouveau président, il y a une remise en cause des schémas politiques établis.

Le sociologue français Raymond Boudon, un des rares qui ne soit pas marxiste, avec Raymond Aron, a bien expliqué pourquoi les intellectuels ont une propension pour le socialisme ou le libéralisme à la sauce américaine. Habitués à élaborer des théories et à penser le monde, ils aiment que les idées, leurs idées, façonnent la société. C’est ce que Hayek appelle le constructivisme, qu’il oppose à l’ordre spontané.

Un des axes centraux défendus par ces essayistes est la perte du "sentiment commun" dans les sociétés libérales, et l'inquiétude provoquée par la mondialisation. La critique de l'Etat Providence, axe historique des politiques libérales, est-elle adaptée à endiguer cette perception ou réalité ? Le libéralisme est-il compatible avec le besoin de sentiment d'unité qui fonde une société ? 

Eric Deschavanne : Attention, encore une fois au piège que représente le mot « libéralisme », dont le sens n’est pas univoque ni identique pour tout le monde. Les essayistes que vous évoquez, et d’autres, pointent les effets pervers non seulement de la mondialisation libérale mais aussi de l’individualisme libéral. Le sens général de la critique est en effet de montrer que l’accroissement général de la prospérité collective et de la liberté individuelle se traduit par une grave crise politique, au sens fort de la notion de « politique » : c’est la communauté politique elle-même – son unité ou sa souveraineté – qui apparaît menacée ou fragilisée par l’approfondissement du libéralisme. La scission entre le peuple et les élites, la reconstitution d’une hiérarchie sociale fondée non seulement sur l’inégalité économique mais aussi, et peut-être surtout, sur l’inégalité culturelle donnent le sentiment que « tout le monde n’est pas dans le même bateau ». Les flux migratoires et financiers, la mise en concurrence généralisée des Etats et des populations génère le sentiment de l’impuissance publique, d’une dépossession démocratique, c’est-à-dire de perte de souveraineté de la communauté, ou de maîtrise de leur destin par les peuples.

L’Etat providence fut la réponse apportée par la société libérale à la question sociale posée par le dix-neuvième siècle et à la crise du libéralisme des années 30. Le tournant libéral des années Reagan et Thatcher fut une réponse à la crise de l’Etat providence, lequel avait généré une sclérose économique et sociale. Aujourd’hui, on pourrait s’attendre à un nouveau mouvement de balancier, à ceci près que l’Etat providence est plus que jamais confronté au problème de son financement, dans le cadre d’une économie mondialisée dans laquelle les Etats sont mis en concurrence. D’où la tentation du protectionnisme -  lequel apparaît comme la condition du retour à ce qui peut apparaître aujourd’hui comme un « âge d’or » de l’Etat providence - et le débat avec le libéralisme économique, qui continue à mettre en garde contre le danger que représente ce protectionnisme pour la prospérité mondiale.

Edouard Husson : Oui, à l’individualisme s’oppose la recherche du bien commun. Le Moyen-Age, comme la Grèce, alimentaient leur philosophie politique à la source du bien commun. Aristote comme Saint Thomas se préoccupent du « bon gouvernement ». C’est la Renaissance, avec Machiavel, qui tranche le lien entre politique et éthique (tout comme Luther sépare la foi de la raison). Lorsque vous renoncez à l’idée que l’homme est un être d’imitation qui peut être éduqué pour devenir un être de sociabilité, la voie est libre pour l’individualisme, pour le meilleur et pour le pire. Le libéralisme consiste à mettre les insitutions au service de l’individualisme: c’est ce que nous observons depuis une cinquantaine d’années: abolition du système monétaire de Bretton Woods, instauration du libre-échange, ouverture des frontières à la libre circulation des hommes, des marchandises et des capitaux, privatisation d’un certain nombre de services publics, libéralisation des moeurs etc.... Le réveil de formes traditionnelles des pratiques religieuses, la recherche d’un nouvel équilibre de la cellule familiale, le surgissement d’une philosophie conservatrice, le retour de formes de protectionnisme sont autant de signe d’un retour du balancier vers la primauté du bien commun sur l’individualisme. On juge un arbre à ses fruits et cinq décennies de libéralisme ont engendré des manifestations aussi différentes que le mal d’être houellebecquien, la concentration des richesses mondiales entre les mains d’un petit nombre d’individus, les guerres d’ingérences et les grandes vagues migratoires. Cela ne doit pas détourner de remercier Margaret Thatcher pour avoir redonné à l’Occident le goût de l’entrepreneuriat, Reagan pour avoir mis fin à la Guerre froide ni tous les porteurs de la révolution numérique pour nous avoir ouvert des horizons inattendus. 

Jean-Baptiste Noé :C’est là un des points essentiels du débat : qu'est-ce que qui fonde une nation, qu’est-ce qui crée le sentiment d’appartenance commun ? Ce sentiment est-il le fruit de l’État ou bien d’autre chose ? En France, depuis 1870, l’État républicain a voulu s’arroger le monopole du nationalisme et du patriotisme en désignant un ennemi, l’Allemagne, et en portant une gloire nationale, la colonisation. Avec la réconciliation franco-allemande et la fin de l’Empire colonial, il a fallu redéfinir la façon d’être Français et de fonder le patriotisme.

Mais l’État est-il le plus à même de fonder cela ? Bien souvent, ce nationalisme aboutit à un culte de l’État, ce dernier étant hypostasié. C’est la formule apparemment paradoxale du pape Léon XIII : « L’athéisme, c’est le culte de l’État ». L’État devient lui-même sa propre religion, il est déifié. La personne est donc vue comme étant au service de l’État et,devenue son esclave,elle se voit niée le droit naturel de propriété privée, ce qui conduit notamment à une fiscalité démesurée. Ici, nous sommes dans le constructivisme, étant donné que le sentiment national est construit par l’État.

Peut-on faire une nation autrement ? L’État providence joue au contraire un rôle de dissolvant des relations humaines, car il repose sur la jalousie, l’envie et la guerre de tous contre tous. En reposant sur la contrainte par le prélèvement de l’impôt, il prend à certain pour donner à d’autres. Ceux qui reçoivent considèrent cela comme un dû et non pas comme un don. Ceux à qui on prend subissent les affres d’un système qu’ils trouvent injuste. Cette injustice est maquillée sous les termes de justice sociale et de solidarité, alors qu’il s’agit d’une rapine. La justice et la solidarité sont des vertus, donc elles sont fondées sur la libre volonté des personnes. Quand on prend à quelqu’un pour donner à un autre, la personne à qui l’on prend ne fait pas acte de justice ou de solidarité, puisqu’elle n’est pas volontaire. Elle est seulement contrainte.

Cette contrainte dissout les relations humaines. L’envie et la jalousie prennent le dessus.

À l’inverse, un État subsidiaire, c'est-à-dire un État qui respecte les solidarités locales, les associations, les familles est le seul garant d’un véritable tissu de solidarité et d’unité du corps social.

Si mon voisin est un « riche » qui doit payer pour que j’accède à la cantine « gratuite », il n’y a pas de « sentiment commun », il y a juste la volonté de profiter d’un système social avantageux pour certains. En revanche, si mon voisin m’aide en donnant de son temps et de son argent, alors c’est là que la solidarité naît et se développe.

La nation, c’est une association de familles. À ce titre, le sentiment national est naturel, comme est naturel la piété filiale et l’amour que l’on porte à ses parents. Ce sentiment n’a pas besoin d‘être cultivé par l’État, il est transmis dans le cadre familial. Tocqueville a bien démontré comment l’État tout puissant détruit les familles en atomisant les individus. Cette destruction de la famille est le propre d’un état social égalitaire qui efface la transmission et l’enracinement. La meilleure façon de faire une nation, c’est de respecter les familles et de leur permettre de s’épanouir.

C’est l’État providence qui est le fossoyeur de l’unité nationale, et c’est un État subsidiaire, une big society, qui seul peut recréer du lien et de la solidarité.

L'émergence du débat est particulièrement vivace dans le monde anglo-saxon, et ce notamment de part le Brexit ou à Donald Trump. Mais se pose-t-il de la même façon en France ?

Eric Deschavanne :La problématique est analogue mais le débat est moins clair en France en raison des spécificités qui sont les nôtres. Sur le plan intellectuel, la critique du libéralisme étant un sport national, il est difficile d’une part d’y voir une nouveauté, d’autre part de percevoir la « crise du libéralisme » comme une menace. Ce en quoi nous demeurons aveugles à ce que nous sommes car nous vivons bien entendu nous aussi de plain-pied dans la civilisation libérale : nous pensons et agissons dans les catégories du libéralisme. L’extrême gauche défend la liberté individuelle et les droits des minorités. L’extrême-droite se bat pour la liberté d’expression et la souveraineté du peuple. Et tout le monde se plaint de l’excès d’impôt, réclame l’égalité des chances et demeure attaché au droit de choisir, qu’il s’agisse de consommation ou de démocratie. L’individualisme libéral en France est anti-libéral dans la mesure où l’on attend qu’il soit produit et garanti par l’Etat. C’est le paradoxe français qu’avait mis en lumière Tocqueville et qui demeure vivace : la société française est à la fois individualiste et étatiste, rétive à la responsabilité individuelle.

Le deuxième paradoxe spécifique à la France tient à notre rapport à la mondialisation libérale initiée au tournant des années 70 et 80. Au moment où celle-ci est remise en cause dans l’ensemble du monde occidental, y compris en France, nous accusons toujours un retard dans l’adaptation de notre économie aux conditions du capitalisme mondialisé. Deux critiques coexistent et se superposent : la critique de l’excès de dépense publique et du manque d’efficience de l’Etat, qui paralysent l’économie ; la critique de la perte d’unité et d’autonomie de la communauté - dont l’Etat devrait être le garant – du fait des progrès de l’individualisme et de la mondialisation libérale.

Le succès d’Emmanuel Macron en France est peut-être l’expression d’une tentative de synthèse entre ces deux critiques, l’expression d’une volonté de restaurer l’autorité de l’Etat (à travers l’image gaullienne d’un chef d’Etat « au-dessus des partis) afin de réformer l’Etat et de libéraliser l’économie et la société. Il y a donc un décalage (provisoire peut-être) avec la situation américaine. Le succès de Trump aux Etats-Unis semble être l’expression d’une révolte contre les excès du libéralisme économique des « conservateurs » et du politiquement correct des « libéraux » (au sens américain du terme).

Edouard Husson : La Grande-Bretagne et les Etats-Unis sont deux pays où l’individualisme libéral est particulièrement fort. L’Angleterre a fait, comme les Pays-Bas, sa révolution politique dès le XIXè siècle. Les Etats-Unis se sont fondés à partir d’une matrice individualiste anglaise et en pouvant se passer des institutions européennes. Il y a quarante ans, Margaret Thatcher et Ronald Reagan avaient été élus comme des précurseurs du grand retournement politique néo-libéral après un demi-siècle de progressisme. La Grande-Bretagne et les Etats-Unis sont, Emmanuel Todd le montre en se référant aux structures  familiales pré-modernes, indifférents, largement, à l’inégalité entre les individus. Ils supportent une forte dose d’individualisme et poussent loin le modèle libéral: la primauté donnée à l’initiativbe iondividuelle est équilibrée par un fort conservatisme institutionnel, des associations robustes au sein du corps social et un sens aigu de la moralité individuelle. La France, elle, est aussi très individualiste en son coeur géographique et politique, le grand Bassin Parisien, mais elle a hérité de la période gallo-rromaine un fort penchant pour l’égalité. L’Etat compense les inégalités. Dans le cas des années de néolibéralisme et de mondialisation, l’Etat a créé un coussin de sécurité grâce à l’emploi public. Nous avons le paradoxe d’avoir certaines des grandes entreprises parmi les plus performantes du monde, qui réalisent l’essentiel de leur chiffre d’affaires hors de l’Hexagone, et un des plus forts taux de prélèvements obligatoires. Du fait du poids de l’Etat dans la vie économique, la France semble toujours agir à contretemps: François Mitterrand le socialiste est élu en 1981 alors que partout autour de lui s’installent des gouvernements néo-libéraux: Thatcher, Reagan, Kohl (en 1982) etc.... Macron le néolibéral est élu alors que le reste de l’Occident passe doucement au conservatisme; toujours à contretemps. Macron aura-t-il son tournant conservateur comme Mitterrand avait abandonné le socialisme pour le monétarisme? 

Jean-Baptiste Noé : Le problème de la France est autre et tient en deux points : est-ce que l’on continue avec l’État providence installé par les communistes en 1945 ? Est-ce que l’on accuse toujours les autres d’être responsables de nos problèmes ou bien est-ce que l’on s’attelle au mal français ?

L’État providence est en faillite et la France est surendettée ; la dette étant le vol des générations à venir. À cela s’ajoute le problème du monopole de l’Éducation nationale, qui est le premier poste budgétaire de l’État et qui est incapable de former correctement la jeunesse. Devenu obèse, l’État est incapable de s’occuper de ses fonctions premières : la sécurité intérieure, la diplomatie, la guerre.

Mais on oublie que la France a beaucoup changé. En 1980, la France était une Union soviétique qui avait réussi, selon l’expression de Jacques Lesourne. Qui se souvient encore des PTT, du monopole d’EDF, de GDF et d’Air France, de l’ORTF, du commissariat au Plan ? La France a su se moderniser et s’ouvrir, mais il reste encore des secteurs à relancer.

Pour tout ce qui va mal, on accuse la mondialisation, sans analyser que les véritables racines du problème sont d’abord en France. Si tant d’usines ont fermé, c’est à cause d’abord de l’obsolescence de l’appareil productif français. Le chômage d’aujourd'hui est le fruit des normes, des taxes et des contraintes sans nom qui pèsent sur les entreprises. Les déserts médicaux sont la conséquence d’une absurde politique de numerus clausus, où l’État a cru pouvoir planifier la production de médecins comme les pommes en URSS. Le pseudo-logement social entraîne une pénurie des logements et une hausse des prix et la sécurité sociale, que le monde entier nous envie, selon le credo en vigueur, soigne mal et coute très cher. Dans tous ces exemples, les initiatives privées fonctionnent mieux et sont plus économes. Elles sont donc davantage profitables aux plus pauvres.

Le problème migratoire est lui aussi le fruit de l’État providence, et non pas d’un illusoire libéralisme. Dans une société de liberté, on aurait demandé à la population, par exemple par référendum, si elle acceptait l’ouverture migratoire. Le fait que celle-ci soit imposée est bien le propre d’une société de contrainte. Cette contrainte entraîne la défiance et efface la confiance nécessaire à la survivance de la démocratie. 

Avec la numérisation ou l'émergence de la Big Data notamment, les notions de propriété privée ou de vie privée - bastions historiquement défendus par les libéraux - sont plus difficiles à définir. La crise du libéralisme actuel ne s'explique-t-elle pas aussi par son incapacité à penser un humanisme libéral dans un contexte où l'économie est de plus en plus financiarisée et déshumanisée ?

Eric Deschavanne :La société libérale, par essence, est une société en crise perpétuelle. Le libéralisme libère les forces de transformation historique qui déstabilisent en permanence les sociétés. La liberté libère notamment les forces qui tendent à la détruire. Elle constitue à la fois la valeur fondamentale de la société moderne, son moteur et le danger qui la menace. Les contradictions sont partout : l’individualisme libéral génère l’ordre moral du politiquement correct, la liberté d’expression promue par le rationalisme des Lumières engendre l’obscurantisme qui prospère sur les réseaux sociaux, tandis que la liberté inédite  - offerte à chacun par les nouvelles technologie -  de communiquer, de se mettre en scène, d’agir, de choisir et de consommer se traduit par la disparition de la protection de l’intimité, par l’exploitation économique des données personnelles et sans doute par l’avènement d’un contrôle social lui-même de nature inédite. L’humanisme libéral est plus que jamais le pilier de notre civilisation. Chaque génération est toutefois confrontée à de nouveaux défis qui exigent de penser les conditions politiques susceptibles de donner un contenu concret à cet humanisme libéral, voire de garantir sa survie.

Edouard Husson : La révolution individualiste a rencontré le progrès sceientifique et technologique: révolution informatique, av!ènement du micro-ordinateur, internet et, aujourd’hui, les pas de géant qui sont faits vers l’intelligence artificielle. Et comme à chaque vague de progrès engendrée par une poussée individualiste, apparaissent des dystopies. Le transhumanisme est le cauchemar inventé par les Frankenstein de Californie. La réaction conservatrice se dressera forcément contre le rêve de ‘l’homme augmenté »; elle  aura forcément une composante humaniste centrale. Les rêves nés en Californie se révéleront, s’ils sont mis en oeuvre, aussi cauchemardesques que les tentatives totalitaires de créer un « homme nouveau » au XXè siècle. Mais ce ne serait pas la première fois que l’individualisme se retourne en son contraire: et le libéralisme se révèle incapable de canaliser les forces qu’il a déclenchées: la révolution de 1789 a débouché sur la terreur; la révolution turque sur le génocide des Arméniens, la victoire du néo-libéralisme sur son rival communiste a été suivie des guerres d’Irak et du Moyen-Orient et de la construction du plus redoutable arsenal militaire de l’histoire par les Etats-Unis. 

Jean-Baptiste Noé : Il est essentiel d’assurer la protection des données privées, car l’État a aujourd'hui un pouvoir de contrôle qu’il n’avait pas jusqu’alors. La distinction entre vie privée et vie publique est en train de s’effacer ; tout peut être surveillé.

Une des solutions passe peut-être par la blockchain, dont le protocole Bitcoin est l’un des aspects les plus connus. En rendant les transactions pseudonymes -et non pas anonymes comme certains le croient- la blockchain pourra peut-être établir de nouveau un peu de liberté dans les mouvements et les échanges numériques.

Mais de façon fondamentale, la liberté dépend d’abord des personnes. Comme la très bien démontré Étienne de La Boétie, le fondement de la servitude est d’abord volontaire. Entre la liberté et l’esclavage, beaucoup préfère l’esclavage, qui est plus confortable et qui rend irresponsable. L’humanisme libéral, c’est d’abord la volonté des hommes d’être libres et debout, comme l’a exprimé Kant dans une formule célèbre : Aude sapere, Osez penser. En somme, préférer les chemins des libertés à la route de la servitude.

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