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Le coup de pouce de l’histoire pour Pierre Juillet et Marie-France Garaud lors de Mai 1968.
Le coup de pouce de l’histoire pour Pierre Juillet et Marie-France Garaud lors de Mai 1968.
©PIERRE GUILLAUD / AFP

Bonnes feuilles

Olivier Faye publie « La conseillère » aux éditions Fayard. Elle a été la femme la plus puissante de la France contemporaine, mais personne n’a jamais raconté son histoire. Pendant près d’une décennie, Marie-France Garaud a régné depuis la coulisse sur la vie politique de notre pays. Conseillère de Georges Pompidou à l’Élysée, elle faisait et défaisait les carrières dans son bureau. Avec son alter ego, Pierre Juillet, Garaud jette son dévolu sur Jacques Chirac, un jeune ministre ambitieux au caractère incertain, avec l’idée d’en faire un président à son image. Extrait 1/2.

Olivier Faye

Olivier Faye

Olivier Faye est journaliste au service politique du Monde, chargé du suivi de l’Elysée.

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Enfin de l’action ! La nuit du 10 mai 1968, les CRS ont évacué à coups de matraque les milliers d’étudiants qui montent des barricades depuis plusieurs jours dans le Quartier latin, à Paris. Le pouvoir s’est réveillé avec la ferme volonté d’agir. Les habitants du 5e arrondissement ont soutenu les étudiants en jetant des pots de fleurs depuis leurs balcons sur les forces de l’ordre. Europe 1 et Radio Luxembourg ont retransmis en direct les événements sur leur antenne. Une première. Mais l’ordre a prévalu. Les blessés se comptent par centaines, les interpellations aussi. Un reportage de l’émission « Panorama » consacré aux troubles a été censuré de l’antenne de l’ORTF. Qu’importe si cela doit contribuer à souffler sur les braises de la révolte.

Depuis des semaines, conseillers et ministres tournent en rond, impuissants, dans les bureaux et les couloirs de l’hôtel de Matignon. Plusieurs membres du cabinet dorment sur des lits de camp pour être disponibles nuit et jour. Nanterre s’est soulevée en mars. Paris a suivi. Rien ne semble pouvoir arrêter l’embrasement. De Gaulle tarde à prendre tout cela au sérieux. Il reçoit encore tranquillement Fernandel à déjeuner à l’Élysée. Pendant ce temps-là, les ministres, déboussolés, interrogent Georges Pompidou : « Que doit-on faire ? »

Depuis un an, Matignon est devenu le théâtre d’une guerre larvée entre deux clans : Pierre Juillet et Marie-France Garaud d’un côté, Michel Jobert et Édouard Balladur de l’autre. Deux conservateurs contre deux libéraux. Jobert est âgé de 47 ans. Il est directeur du cabinet de Georges Pompidou, vif et sûr de lui. Balladur a 38 ans. Il est chargé des affaires juridiques et sociales, et cache son ambition sous des airs compassés. L’un et l’autre ne sont pas encore très connus sur la scène politique, mais leur influence va croissante. Les « événements », comme on dit, polarisent les positions face au duo Juillet-Garaud.

Pierre et Marie-France ont choisi le camp de la matraque face aux étudiants, qu’ils qualifient de « trublions » et « godelureaux de faculté ». La crise, selon eux, serait le résultat de la décadence de l’Éducation nationale, trop ouverte aux vents mauvais de la modernité. L’agitation, pensent-ils, est certainement nourrie de l’extérieur par des officines situées de l’autre côté du rideau de fer dans quelque pays de l’Est rouge. Force doit rester à l’État, défendent-ils. Marie-France a souvent une bonne citation sous le coude pour appuyer ses démonstrations. Aujourd’hui, Chateaubriand : « La liberté qui capitule ou le pouvoir qui se dégrade n’obtient point merci de ses ennemis. »

Jobert et Balladur, pour leur part, répugnent à ce que soit fait un usage immodéré de la force. L’agitation ambiante est en passe de gagner la province et les usines. Elle a commencé à faire se lever l’oreille des syndicats. Le pouvoir vacillerait de son piédestal si un étudiant mourait sous les coups d’un policier.

Pierre Juillet s’agace de leurs préventions. Il trouve même à Jobert un « penchant » pour la « gauche intellectuelle et pacifiste ». Édouard Balladur ne vaut pas mieux à ses yeux. Le conseiller se moque quand il passe devant son bureau, en permanence noyé dans la pénombre : « On a l’impression de déranger un alchimiste cherchant la transmutation des métaux. »

Georges Pompidou a prévu de s’adresser à la nation lors d’une allocution télévisée, le 14  mai. Une réunion est organisée dans son bureau en présence de Michel Jobert, Édouard Balladur et Pierre Juillet –  Marie-France Garaud, elle, est retenue à l’Assemblée nationale. Les mégots s’amoncellent dans les énormes cendriers en pierre dure que Pompidou a fait commander chez le célèbre minéralogiste Michel Cachoux. Les idées jonglent dans la tête de Juillet depuis la matinée. Il n’a pas pris la peine de les coucher sur une note, n’aimant pas écrire, et encore moins laisser de traces. Le chargé de mission veut convaincre le Premier ministre d’opter pour la méthode forte. Lui aussi a une bonne citation dans sa manche. « En 1848, lance-t-il, Tocqueville disait que les étudiants étaient toujours les premiers à susciter des troubles. Ce qui leur attire la sympathie, c’est qu’ils le font avec la fougue et l’insouciance d’un départ en vacances. » Il convient donc de relativiser la portée du soutien que leur apporte l’opinion. Le pays profond finit toujours par se ranger du côté de l’ordre. Arrivera l’heure de rentrer de vacances.

En temps normal, Pompidou suit les avis de son conseiller. Pierre Juillet est le seul à pouvoir pénétrer dans son bureau sans y avoir été invité et à se mêler de tout ce qui ne le regarde pas. Mais la magie du conseiller se heurte au front de la modération. Georges Pompidou déplore, lui aussi, la coupable « légèreté française et parisienne » qui fait se cabrer le pays à l’heure où son économie rayonne. Mais il entend ce que lui disent les étudiants. L’ancien professeur de lycée à Marseille est partagé entre son identité d’enfant du Cantal, conservateur et catholique, et sa modernité d’hédoniste, féru d’art et de grosses cylindrées, qui roule en Porsche et court les soirées chez Patachou, à Montmartre, ou au Tabou, le club des existentialistes, à Saint-Germain-desPrés, où il aime entendre chanter Juliette Gréco. Ce mondain a épousé depuis longtemps le besoin d’exulter qu’exprime la société. Pompidou a rouvert la Sorbonne et libéré les étudiants condamnés en flagrant délit, afin de calmer le jeu. Il ne veut pas avoir un mort sur la conscience. Le Premier ministre se montre ouvert à la discussion, là où de Gaulle, influencé notamment par son conseiller, le « monsieur Afrique », Jacques Foccart, tient une ligne plus raide. Avec un peu de chance, le temps fera revenir tout le monde à la raison.

Le chef du gouvernement file enregistrer son allocution télévisée. Il embarque avec lui Jobert et Balladur, pendant que Juillet reste sur le pas de la porte, fumasse. « Pompidou est habité par son vieil esprit universitaire », grince-t-il.

Marie-France Garaud, de son côté, n’en peut plus de croiser dans les couloirs de Matignon des collaborateurs apeurés. La grève générale a été déclarée. Une grande manifestation syndicale est prévue le 29  mai. Que faire si des éléments incontrôlés franchissent les grilles du parc, même pour un simple déjeuner sur l’herbe ? Les ministres tremblent. « Il faut que le Général s’en aille du pouvoir ! » glissent certains d’entre eux à MarieFrance, qui leur renvoie un regard de mépris  : qu’auraient-ils fait en 1940, ces pleutres ? Il n’y a bien que son jeune protégé, Jacques Chirac, le vibrionnant secrétaire d’État à l’Emploi, âgé de 37 ans, qui sache tirer son épingle du jeu dans la période.

Pierre Juillet l’a repéré au sein du cabinet à Matignon, il y a cinq ans. Le conseiller a mesuré en un coup d’œil le potentiel de cet auditeur à la Cour des comptes, tout droit sorti de l’ENA. Chirac, dont la famille est proche de celle de l’avionneur Marcel Dassault, rêve alors de devenir directeur de l’aviation civile ; il collectionne les maquettes de planeurs sur son bureau. Mais Juillet envisage pour lui un autre plan de vol. Georges Pompidou a besoin de sang neuf sur le terrain.

Il l’envoie parmi une flopée de candidats gaullistes, surnommés les « jeunes loups », se faire les crocs sur les élections législatives de 1967 dans des terres de mission du Sud-Ouest tenues par la gauche. Cette belle gueule se révèle être une machine à campagne électorale, qui lisse mieux que personne les joues des bambins et garde en mémoire le moindre détail de la vie d’un électeur, au point de pouvoir reconnaître la croupe d’un taureau croisé dans une foire agricole trois ans plus tôt. Ses collègues conseillers ministériels, qui l’accompagnent parfois dans ses tournées en Corrèze, reviennent à Paris malades d’avoir passé des heures à lever le coude chez l’habitant. Chirac, lui, en redemande. Avec Bernard Pons, dans le Lot, il est le seul des « jeunes loups » qui parviendra à se faire élire député.

Extrait du livre d’Olivier Faye, « La conseillère », publié aux éditions Fayard

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