Le "triptyque infernal" qui plombe l’industrie française<!-- --> | Atlantico.fr
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Les employés de Bridgestone se rassemblent devant l'usine de Béthune le 27 novembre 2020 lors d'une manifestation pour protester contre la fermeture annoncée de l'usine de pneumatiques qui emploie plus de 860 personnes.
Les employés de Bridgestone se rassemblent devant l'usine de Béthune le 27 novembre 2020 lors d'une manifestation pour protester contre la fermeture annoncée de l'usine de pneumatiques qui emploie plus de 860 personnes.
©DENIS CHARLET / AFP

Bonnes feuilles

Patrick Artus et Marie-Paule Virard publient « La dernière chance du capitalisme » aux éditions Odile Jacob. Le capitalisme néolibéral, dont la nature a beaucoup évolué depuis les années 1980, est en sursis. Perçu comme injuste et inégalitaire, il nourrit colère et rancœurs. Il se révèle inefficace en créant de moins en moins de croissance. Faut-il en finir et changer radicalement de système ? Extrait 2/2.

Patrick Artus

Patrick Artus

Patrick Artus est économiste.

Il est spécialisé en économie internationale et en politique monétaire.

Il est directeur de la Recherche et des Études de Natixis

Patrick Artus est le co-auteur, avec Isabelle Gravet, de La crise de l'euro: Comprendre les causes - En sortir par de nouvelles institutions (Armand Colin, 2012)

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Marie-Paule Virard

Marie-Paule Virard

Journaliste et ancienne rédactrice en chef du magazine Enjeux-Les Échos de 2003 à 2008.  Elle a publié, avec Patrick Artus, à La Découverte deux livres à succès : "Le Capitalisme est train de s'autodétruire" (2005) et "Comment nous avons ruiné nos enfants" (2006).

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La situation française mérite que l’on s’y arrête un instant. Dans notre pays, la question des relocalisations industrielles se transforme, de manière récurrente, en bombe sociale et politique car l’industrie et ses salariés ont payé et paient encore un lourd tribut à la désindustrialisation et aux délocalisations. De Whirlpool (Amiens) à Bridgestone (Béthune) en passant par ArcelorMittal (Florange), PSA (Aulnay), Goodyear (Amiens) ou Michelin (Clermont-Ferrand), sans oublier l’arrêt de la production de véhicules Renault à Flins, la saignée est sévère. Depuis 1995, la part des importations françaises de biens manufacturés a doublé tandis que le déficit de la balance commerciale de ces biens dévalait la pente pour dépasser les 80 milliards d’euros en 2020 et que l’emploi industriel perdait un gros quart de ses effectifs avec les conséquences que l’on sait sur les revenus (l’écart de 20 à 25 % entre un emploi qualifié dans l’industrie et un emploi peu qualifié dans les services) et sur la croissance potentielle. Voilà pourquoi, dans l’opinion, la définition d’un nouveau modèle de développement passe notamment par une autre politique industrielle afin de stopper l’hémorragie. Tout le monde rêve de « refaire de la France une grande nation de production industrielle » selon les mots d’Agnès Pannier-Runacher, ministre chargée de l’Industrie dans le gouvernement Castex. Mais les mots peuvent-ils être suivis de faits ?

Bien sûr, l’État peut décider demain d’orchestrer un mouvement de relocalisations ciblé en subventionnant massivement la production de biens jugés stratégiques (médicaments, batteries électriques…). En revanche, nous ne croyons pas à un mouvement significatif de relocalisations de la part du secteur privé. En tout cas pas tant qu’un certain nombre d’ajustements structurels n’auront pas été réalisés car la France souffre d’un problème d’attractivité qui les décourage. Un « triptyque infernal » qui plombe l’industrie tricolore : la faiblesse des compétences de la population active (dans l’enquête PIAAC de l’OCDE sur les compétences des adultes, la France pointe en vingt et unième position sur 24 pays étudiés), le surcoût des coûts salariaux (+ 20 % pour le salaire horaire cotisations sociales incluses par rapport à la zone euro hors France, un multiplicateur de 3,7 par rapport aux PECO) sans oublier la pression fiscale sur les entreprises. Dans l’hexagone, les impôts sur les entreprises pris au sens large (cotisations sociales + impôts sur les bénéfices + impôts sur la production + impôts divers) représentent 19 % du PIB contre 12 % pour la zone euro hors France. Le plan de relance élaboré par Bercy prévoit une diminution de 10 milliards d’euros des impôts de production, mais il faudrait une baisse au moins trois fois plus importante pour ramener la France au niveau des autres pays européens. Dès lors, quoi d’étonnant s’il ne se passe pas de semaine sans que l’on apprenne que telle ou telle usine implantée dans l’hexagone a décidé de s’installer en Pologne, en Roumanie, en Slovaquie ou au Portugal.

La construction automobile, symbole de la déconfiture industrielle tricolore

Aucun secteur peut-être n’illustre mieux la déconfiture industrielle française que la construction automobile. En 2000, la France était encore le deuxième producteur et exportateur européen derrière l’Allemagne. Elle pointe aujourd’hui au cinquième rang. Entre-temps, les délocalisations se sont succédé, l’emploi a diminué d’un bon tiers (36 %), la France a été doublée par l’Espagne et même, en tout cas sur la période 2014-2016, par le Royaume-Uni. Une note récente du Conseil d’analyse économique montre que cette hémorragie n’est nullement le résultat d’un fiasco commercial (la part de marché des marques tricolores est relativement stable depuis vingt ans) mais celui de l’impact du coût du travail par unité de production et des impôts de production, deux handicaps auxquels il faut ajouter l’incidence de la diminution irrésistible de la production sur le territoire français dans une industrie où seule la taille permet les économies d’échelle nécessaires à la préservation de la compétitivité. Or on croit comprendre que le niveau du coût du travail et des impôts de production a accéléré les délocalisations, surtout depuis le début du siècle. Les auteurs de l’étude ajoutent même que « Renault figure parmi les cinq premières marques qui délocalisent le plus au monde ».

À la lecture de ces lignes, on songe évidemment au destin de la légendaire usine Renault de Flins, celle qui a connu le lancement de tous les grands succès de la firme au losange depuis les années 1950 et employait encore plus de 20 000 ouvriers au début des années 1970. Elle cessera toute activité de production vers 2024 pour se transformer en unité de reconditionnement (une re-factory comme on dit aujourd’hui). Auparavant, le site des Yvelines avait déjà perdu la fabrication de la Clio au profit de la Turquie (Busan) et de la Slovénie avant que Nissan décide d’arrêter l’assemblage de la Micra tandis que celui de la Zoe migrait vers Douai. La direction du groupe affirme vouloir faire de Flins « la première usine européenne dédiée à l’économie circulaire de la mobilité ». Une formule ronflante assortie de l’engagement de créer quelque 3 000 emplois à l’horizon 2030. D’ici là, le reclassement des 2 600 salariés actuels s’annonce délicat, sans parler de celui du gros millier d’intérimaires qui travaillent sur le site. Quant à la nature des emplois qui seront proposés par la re-factory, il est encore trop tôt pour être plus précis, l’annonce de la reconversion datant de novembre 2020, mais on peut imaginer qu’ils seront demain moins qualifiés que ceux d’hier. Tout au plus peut-on espérer que la direction du groupe réussisse à limiter le gâchis humain alors même que, en l’occurrence, le savoir-faire des salariés français de l’industrie automobile n’est pas en cause, mais au contraire reconnu dans le monde entier.

À ce stade de la réflexion, on aimerait pouvoir soutenir qu’il suffirait de relocaliser les lignes de production perdues depuis des décennies pour sauver l’essentiel de ce savoir-faire tricolore, mais le temps perdu ne se rattrape guère, comme dit la chanson. Et, pour de nombreux experts, le débat sur les relocalisations autres que marginales relève des fausses solutions. Un autre rapport, confié cette fois à Hervé Guyot, un ancien directeur de la stratégie de Faurecia, préconise de profiter du basculement vers la voiture électrique pour relocaliser un maximum de production dans l’hexagone. Une option possible mais exigeante compte tenu de l’écart désormais installé en matière de coûts de production et de productivité. Les optimistes ont-ils tout de même raison de voir dans la destinée de Renault Flins l’emblème à la fois du drame et des espoirs que vivent les salariés de l’industrie française en 2021 : un électrochoc à court terme mais l’espérance pour les nouvelles générations d’être parties prenantes de la transformation de notre modèle de croissance ? L’avenir le dira.

Compte tenu de la situation présente, nous ne pensons pas en tout cas qu’il soit réaliste d’espérer voir des relocalisations industrielles suffisamment massives s’organiser dans l’hexagone pour réduire les importations en provenance des pays émergents et relancer l’emploi industriel. En réalité, le déficit commercial de la France se creuse d’ailleurs vis-à-vis des pays développés et les relocalisations en Europe associées au retour des chaînes de valeur régionales ont malheureusement toutes les chances d’avoir lieu ailleurs sur le sol européen. Enfin, ajoutons pour compléter la réflexion sur la question des relocalisations qu’un tel mouvement ne se ferait pas sans un accroissement significatif du prix des produits concernés en raison de l’écart de coût de production qui existe désormais entre la France et le reste du monde, en particulier avec les pays émergents. Citons une hypothèse évidemment extrême, mais qui permet de se faire une idée de l’ampleur du fossé à combler : une relocalisation complète de l’industrie française ferait grimper de 21 % le prix des produits industriels. Un chiffre que chaque citoyen-consommateur pourra méditer.

Pour conclure sur les relocalisations, on peut imaginer que celles-ci seront limitées aux relocalisations stratégiques subventionnées par l’État ainsi qu’à quelques relocalisations de productions haut de gamme si celles-ci sont d’ampleur suffisante pour que les rendements d’échelle soient exploités et si la France est compétitive pour la production concernée. Quant aux délocalisations, elles devraient se poursuivre, au moins dans les années qui viennent, tant que les ajustements structurels visant à restaurer la compétitivité de l’hexagone ne porteront pas leurs premiers fruits.

À court terme, la seule solution constructive est de faciliter le transfert des emplois des entreprises qui délocalisent vers celles qui en créent. À moyen/long terme, il faut se donner les moyens de corriger les causes structurelles des délocalisations : baisse des impôts des entreprises, réforme du système éducatif et de la formation professionnelle. Sans cette amélioration de l’attractivité de la France, les efforts pour réduire les délocalisations seront très inefficaces. Sans compter que la réalité est un peu différente de la perception que nous en avons : en France, les pertes d’emplois industriels ne sont dues que pour un cinquième à la globalisation (quatre cinquième au progrès technique et au cadre social et fiscal). C’est donc moins la globalisation que la perte d’attractivité et d’innovation qui produit la baisse du niveau de vie des Français et un regain de protectionnisme ne ferait que réduire le pouvoir d’achat en raison des coûts de production nettement plus élevés en France que dans les pays émergents. C’est donc la bataille de l’attractivité grâce aux réformes structurelles qu’il faut gagner. Mais la France, comme d’ailleurs nombre de pays de l’OCDE confrontés à la même problématique, en aura-t-elle le temps ? Il s’agit pour commencer de convaincre une société durement éprouvée par les mutations et les crises qu’il faudra encore patienter avant de pouvoir s’appuyer sur un modèle plus équitable et plus durable.

A lire aussi : Le capitalisme contemporain ne produit plus les richesses promises

Extrait du livre de Patrick Artus et Marie-Paule Virard, « La dernière chance du capitalisme », publié aux éditions Odile Jacob

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