La vérité du terrain en Afghanistan : au cœur de Kaboul sous la menace des talibans<!-- --> | Atlantico.fr
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Un membre des talibans en Afghanistan.
Un membre des talibans en Afghanistan.
©KARIM SAHIB / AFP

Bonnes feuilles

Régis Le Sommier publie « La vérité du terrain. Récits d’un reporter de guerre » aux éditions Bouquins. En vingt ans, notre monde a basculé. Des sables du Sahel à la Nouvelle-Orléans, naufragée après l'ouragan Katrina, des sirènes d'évacuation à Mossoul à celles des pompiers de Notre-Dame de Paris, Régis Le Sommier a couvert ces conflits, ces catastrophes, qui ont construit et déconstruit notre époque. Extrait 2/2.

Régis Le Sommier

Régis Le Sommier

Ancien directeur adjoint du magazine Paris Match, Régis Le Sommier est grand reporter.

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Le moment le plus fort restera notre séjour chez les talibans. Aujourd’hui, paradoxalement, circuler en Afghanistan est beaucoup moins dangereux, depuis que les talibans ont repris le pays. En juillet, le gouvernement traquait encore ceux qui avaient l’audace de se rendre chez leurs adversaires. La Direction nationale de la sécurité, un service de renseignement redoutable formé par les Occidentaux, possédait des espions jusqu’au cœur des villages talibans. Le retour était périlleux. Lors d’une précédente visite chez les talibans, il nous avait fallu planquer les cartes mémoire des caméras dans nos sous-vêtements et en mettre des vides dans la machine, au cas où nous serions arrêtés. Cette fois-ci, la négociation a pris des semaines. Nous aurions dû rencontrer les talibans dès notre arrivée en Afghanistan mais une série d’offensives montées par eux dans la province du Wardak, à une heure de Kaboul, a rendu la situation trop dangereuse. Nous ne l’avons pas compris tout de suite, mais ces attaques étaient les prémices de l’assaut final.

Le jour J enfin arrivé, nous prenons place à bord d’une voiture hors d’âge, avec à son volant un homme âgé. Il est 7 heures du matin, le samedi 3 juillet. Nous rejoignons dans un faubourg de Kaboul l’organisateur de l’expédition. Nous l’appellerons Ali. Quand nous entrons en contact avec lui depuis notre arrivée à Kaboul, nous ne prononçons jamais le mot «taliban», nous disons «les t ». Notre chauffeur prend la direction du Wardak, sur la route Kaboul-Kandahar, une des plus dangereuses du pays. À une dizaine de kilomètres à l’ouest de Kaboul, se dresse un premier checkpoint. C’est le plus difficile à passer. Les soldats gouvernementaux inspectent chaque véhicule. Véronique a mis son niqab et son abaya sous laquelle elle a dissimulé ses appareils photo. C’est l’aspect pratique de cet instrument de servitude. Comme les checkpoints sont surveillés par des hommes, il n’y a aucune chance qu’ils se mettent à fouiller une femme. Tout se déroule à merveille. Je fais semblant de dormir sous mon masque anti-Covid. On agit avec les moyens du bord et pour une fois, cette foutue pandémie nous sert à quelque chose. Le planton agite le bras pour faire signe d’avancer. Un instant posé sur nous, son regard est maintenant attiré par le véhicule qui suit. Ça y est, nous sommes passés. Le chauffeur accélère. Pas pour longtemps. Au virage suivant, un gros camion bariolé à la mode pakistanaise est immobilisé au milieu de la route. Son conducteur est descendu. Quelques gamins sortis des maisons alentour se sont joints à lui et ils regardent tous la route en amont d’un œil inquiet. Nous mettons quelques secondes à comprendre que le camion n’est pas victime d’une panne. De violents tirs de mitrailleuse indiquent qu’une patrouille de la police afghane vient de tomber dans une embuscade des talibans et donc que nous sommes coincés exactement au milieu. Les tirs s’intensifient. Des véhicules blindés rappliquent à fond sur les bas-côtés. À l’intérieur de la voiture, nous nous tenons recroquevillés. Soudain, une automitrailleuse de l’armée vient se placer juste derrière notre voiture. Les balles de 12,7 passent alors au-dessus de nous dans un fracas à vous faire exploser les tympans. Dans ces moments, on se dit que si ça part depuis notre côté, ça va forcément nous revenir dessus. Bingo! Deux obus de mortier s’abattent sur la route un peu plus loin. Les mortiers sont des armes imprécises. Nous le savons tous. Un silence de mort s’installe. Ça peut tomber à tout moment. Cela fait vingt minutes que l’embuscade a commencé. On pense en avoir pour des heures, sans compter que des militaires qui circulent maintenant à pied au milieu des voitures arrêtées vont sûrement nous repérer et, en voyant que nous sommes des étrangers, exiger que nous retournions à Kaboul. En fait, rien de tout cela ne se produit. Le gros poids lourd redémarre. Un taxi qui se trouvait près de nous se risque à quitter le bas-côté pour s’aventurer sur la route. Nous le suivons timidement. On entend encore quelques crépitements mais d’autres conducteurs habitués sans doute à ce genre de facéties ont pris d’eux-mêmes l’initiative de tracer. Notre chauffeur suit le mouvement.

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Nous n’aurons alors plus aucun incident jusqu’à notre entrée sur le territoire des talibans. Au détour d’une montagne, le pavillon national afghan cède la place à un fanion tout blanc frappé des lettres noires de la Chahada. Il nous reste environ une heure de route. Nous traversons quelques villages avant de garer les véhicules sur le parking d’une station-service. Des talibans sont là. Ils nous attendent. Ils portent des turbans noirs. L’un d’entre eux prend place à l’avant de notre voiture et nous conduit à un poste de combat de la police afghane reconquis quelques jours plus tôt. Sur la route, le chef taliban commente les dernières victoires. Sur les bas-côtés défilent les anciennes positions gouvernementales. Toutes sont en ruine. Elles ont été pulvérisées par leur puissance de feu. Ce ne sont que sacs de sable éventrés, tourelles d’observation criblées d’impacts. À l’intérieur des abris, tout a été pillé. Les talibans ont mis la main sur quantité de munitions, d’armes, de fabrication américaine en majorité, mais également sur des pick-up et des véhicules blindés. Le spectacle sent la débandade et la victoire facile dont ils se vanteront devant nous.

Lorsque nous rencontrons un peu plus tard les combattants talibans, une force impressionnante s’en dégage. Un grand calme aussi. Ils ont revêtu leurs plus beaux habits pour nous accueillir. Ils portent fièrement à l’épaule leurs lance-roquettes, ou en bandoulière leurs fusils M4 et M16. Quelques-uns ont fabriqué des colliers avec les bandes de cartouches. Ils ont saisi tellement d’armes de la police afghane que les kalachnikovs fétiches sont restées à la maison. Certains parlent un anglais sommaire, fruit de quelques études dans les universités du pays. N’ayant trouvé aucun débouché, ils m’expliquent qu’ils sont retournés dans leurs villages du Wardak où la milice islamiste leur offre un salaire et un idéal, car leurs convictions sont profondes, ce n’est pas qu’une affaire d’argent. Culture et religion fusionnent chez les talibans. Un bloc simple et compact d’une puissance sidérante, d’autant qu’il est en phase avec la ruralité dont ils sont originaires. Dans les campagnes, les prières n’ont pas qu’une vocation mystique, comme un élixir du peuple. Elles quadrillent l’existence à la manière de l’Angélus du temps de nos parents. La justice, nous aurons l’occasion de la voir administrée par un juge dans une cour de la Charia, est impitoyable, mais elle possède l’avantage d’être rapide et beaucoup moins corrompue que celle du gouvernement. Un différend pour un champ, une dette, une querelle familiale ou un vol verront un verdict rendu en quelques jours. Le lendemain, la vie normale des campagnes peut reprendre. Pour un paysan, ça compte. C’est comme ça que l’homme du peuple perçoit d’abord des talibans. Avant, la justice de Kaboul mettait des semaines à se manifester. Ainsi, pour ces populations, si la loi de Dieu est administrée de façon claire, qu’importe qu’elle comprenne quelques pratiques sauvages comme couper la main ou la tête aux voleurs, fouetter ou lapider les couples adultères…

Chez les talibans, toute critique sur le traitement des femmes et sur les interdits est interprétée comme une attaque contre leur identité. C’est une parade commode, car en réalité, ce qui est interdit n’est pas clair. Le sport féminin, les instruments de musique, les cigarettes sont théoriquement proscrits. Théoriquement. Car au bivouac, le soir, j’en ai surpris un ou deux en train d’allumer une clope en douce. Dans la cour d’une des fermes, je jouerai (très mal) au cricket avec un de nos guides. Ce sport très british est si populaire dans toute l’Asie centrale qu’il était sans doute trop difficile de l’éradiquer. «Le football est autorisé», m’avouera le guide. Quant à la musique, les talibans n’hésitent jamais à mettre le volume à fond sur les enceintes de leurs motos pour nous faire écouter leurs anashids. Certes il ne s’agit que de chants religieux a capella (les instruments sont interdits par la Charia), mais la voix est tellement trafiquée qu’on se croirait dans un clip de rap. «Vous avez votre culture en Occident. N’essayez pas de nous l’imposer », répète sans cesse leur chef. Le cricket, le football et l’usage des vocodeurs et auto-tunes dans la musique laissent penser que pour le moment, c’est plutôt notre culture qui déteint sur la leur. «Si vous respectez notre culture, jamais nous ne chercherons à vous imposer notre islam.» Là, le chef est sincère. Leur approche «locale» du djihad tranche avec celle d’Al-Qaïda ou de l’État islamique. On a tendance à confondre les talibans avec les deux groupes précédemment cités. Or ceux-ci entendent imposer au monde la loi coranique et leur mode de vie quand les talibans voient les choses d’un point de vue strictement afghan. Ils ne condamnent pas expressément Ben Laden lorsqu’on leur parle de celui qu’ils ont jadis hébergé et dont les activités ont fini par provoquer leur chute. Ils ne font pas non plus la promotion de son idéologie mais rappellent tout de même une évidence : «Ben Laden est mort au Pakistan, pas chez nous. Il était saoudien. Si c’était lui l’objectif, pourquoi nous envahir nous et pas l’Arabie Saoudite d’où venaient tous ceux qui ont fait le 11 Septembre ? »

Le leader d’Al-Qaïda possède encore une aura, et pas uniquement chez les talibans. Avant de nous rendre dans le Wardak, nous avions rencontré Allah Gul Moudjahid, un individu qui contrôle un vaste territoire dans les faubourgs de l’est de Kaboul. Vétéran de la guerre contre les Russes, il est aussi député au Parlement afghan. Il a bien connu Ben Laden et n’avait aucune honte à en parler. «Il était mon voisin à Jalalabad, me disait-il. J’ai dû le voir au moins une vingtaine de fois. Je n’avais pas compris au départ qu’il s’agissait de quelqu’un d’important. C’est quand j’ai vu qu’il avait fait s’écraser des avions dans des tours que je me suis dit que je l’avais sous-estimé. » Le personnage qui tient ce discours est censé s’opposer aux talibans et soutenir le gouvernement. Preuve une nouvelle fois que les choses peuvent être bien compliquées en Afghanistan. Une adversaire d’Allah Gul Moudjahid, la députée féministe Balqis Roshan, pense que malgré ses postures de pacifiste, le seigneur de guerre n’aura aucun problème pour faire allégeance aux talibans quand ceux-ci reviendront au pouvoir. Et c’est exactement ce qu’il a fait après leur victoire. Il a tout de même dû leur verser une coquette somme de plusieurs centaines de milliers de dollars pour se faire accepter. Un vieux proverbe dit qu’on ne peut jamais acheter un Afghan mais qu’on peut le louer.

Mais revenons aux talibans. Derrière leur regard bleu azur ou vert, sous leurs habits amples et colorés, le contour de leurs yeux peint au khôl, sommeille chez eux une volonté farouche. Avec nous, ils font preuve d’une grande qualité d’accueil. Cela peut être surprenant lorsqu’on connaît la terreur dont ils sont capables et surtout ce que nous représentons à leurs yeux. Véronique et moi, nous avons souvent fait le constat avec étonnement qu’ils étaient pour la plupart très sympathiques. Lors de ce séjour, nous prenons notre déjeuner et notre dîner assis à même le sol avec eux. Le soir, nous dormons dans une de leurs maisons, alors que leurs gardes sont postés à l’extérieur. Insomniaque de nature, j’écoute les camions passer sur la route Kandahar-Kaboul et les chiens qui aboient dans les maisons autour. Les Afghans les détestent mais les talibans s’en servent pour détecter la moindre présence dans le voisinage. Avant de trouver finalement le sommeil, je repense à l’incroyable force qui se dégage de ces combattants. La guerre, quand elle ne tue pas, maintient en forme. Ils veulent conquérir le pays. Mohamed Zaker, un autre de leurs chefs, nous a confirmé que, depuis le Wardak, ils entendent bien faire tomber Kaboul. Les droits de l’homme, les droits des femmes, tout ce qui à nous, Occidentaux, semble fondamental, sont ici des abstractions. La vie n’est vécue qu’en relation avec l’au-delà, ce qui permet de faire l’impasse sur sa propre condition et de l’accepter quand elle est misérable. Les soldats du gouvernement se plaignent de n’être payés que tous les trois mois. Les talibans s’en fichent éperdument. Ils sont à la conquête. L’argent importe peu. Accéder aux armes sur terre est salvateur. Le djihad est l’antichambre du royaume des Cieux. Inch’Allah!

Nous sommes le samedi 10 juillet 2021. Encore deux jours avant mon départ. Je sors à l’instant de chez le barbier où j’ai fait tailler ma barbe. Je l’avais gardée longue pour aller chez les talibans. Aux checkpoints du gouvernement, il faut se faire le plus discret possible. Chez les talibans, même si vous ne ressemblerez jamais à un Afghan, un épiderme fourni vous évite parfois de gros ennuis dans un pays où, après quarante-deux ans de guerres continuelles, rien n’est jamais certain. Notre documentaire explore les conséquences du retrait américain. Cette histoire a transformé le monde. J’écris le mot «Afghanistan» avec en tête l’idée qu’il va «clouter » le récit comme on dit en télé. Mais l’Afghanistan figure dans mon récit autant au début qu’à la fin. C’est de là que tout est parti, Ben Laden, les kamikazes du 11 Septembre. C’est aussi là que ma carrière de journaliste a commencé.

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Extrait du livre de Régis Le Sommier, « La vérité du terrain. Récits d’un reporter de guerre », publié aux éditions Bouquins

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