La tragédie des opioïdes, clé de la Maison Blanche en 2024 ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Steve Filson, le père de Jessica Filson, morte en janvier 2020 de la consommation d'opioïdes -- AFP / Patrick T. FALLON
Steve Filson, le père de Jessica Filson, morte en janvier 2020 de la consommation d'opioïdes -- AFP / Patrick T. FALLON
©AFP / Patrick T. FALLON

Mépris social

Cela fait plus de 20 ans que les Etats-Unis s'enfoncent dans la crise des opioïdes, qui pourrait d'ailleurs avoir changé le paysage politique, après avoir fait environ 120 000 morts l'année passée. Comment expliquer le manque de réaction des élites ?

Gérald Olivier

Gérald Olivier

Gérald Olivier est journaliste et  partage sa vie entre la France et les États-Unis. Titulaire d’un Master of Arts en Histoire américaine de l’Université de Californie, il a été le correspondant du groupe Valmonde sur la côte ouest dans les années 1990, avant de rentrer en France pour occuper le poste de rédacteur en chef au mensuel Le Spectacle du Monde. Il est aujourd'hui consultant en communications et médias et se consacre à son blog « France-Amérique »

Il est aussi chercheur associé à  l'IPSE, Institut Prospective et Sécurité en Europe.

Il est l'auteur de "Mitt Romney ou le renouveau du mythe américain", paru chez Picollec on Octobre 2012 et "Cover Up, l'Amérique, le Clan Biden et l'Etat profond" aux éditions Konfident.

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Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega

Don Diego De La vega est universitaire, spécialiste de l'Union européenne et des questions économiques. Il écrit sous pseudonyme car il ne peut engager l’institution pour laquelle il travaille.

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La tragédie des opioïdes constitue, aux Etats-Unis, un enjeu politique majeur. D’après The Economist, on observe un ébranlement des communautés dans tout le pays et celui-ci contribue à modeler le paysage politique. Les décès liés à la consommation de telles substances (qui touchent particulièrement certaines populations et certaines régions) poussent, semble-t-il, les électeurs à se tourner vers le parti Républicain. Quel lien concret peut-on faire entre cette crise et le changement de son paysage politique ? 

Gérald Olivier : Les deux sont effectivement liés puisque les opioïdes incarnent désormais une sorte de palliatif à la perte de statut économique, au moins aux Etats-Unis. Les zones qui sont les plus touchées par la consommation de telles substances sont aussi celles qui ont été le plus frappées par la désindustrialisation.

Plusieurs enquêtes permettent aujourd’hui d’identifier le parallèle entre la montée de la consommation des opioïdes et la hausse du chômage aux Etats-Unis, notamment dans les régions où l’on constate aussi la fermeture d’entreprises locales. Ce corollaire-là n’est pas difficile à établir. Ce que l’on observe également c’est que les perdants de la mondialisation, il est vrai, ont eu tendance à se détourner du Parti Démocrate et à voter plutôt pour leurs opposants Républicains. Ils ont voté pour Donald Trump, et pour d’autres candidats issus de ce parti. Le précédent président Républicain, ne l’oublions pas, a beaucoup insisté pour rendre une voix à l'Amérique des oubliés. Or, beaucoup des gens qui se retrouvent dans les situations que nous avons décrit (c’est-à-dire, confrontés à la désindustrialisation de leur environnement proche et à la potentielle consommation d’opioïdes), correspondent à l’un des profils de cette “Amérique des oubliés”.

Géographiquement, le pays est scindé en deux : les côtes, aussi bien Nord-Est que Ouest, sont contrôlées par les Démocrates. Entre les deux, il y a un grand vide, que les Démocrates désignent d’ailleurs comme “le pays que l’on survole mais où l’on n'atterrit jamais” qui correspond au pays de Donald Trump. C’est-à-dire, à bien des égards, l’Amérique profonde, l’Amérique du concret, du réel.

Tout récemment, la crise des opioïdes a pris une tournure internationale. Les compagnies pharmaceutiques américaines n’en sont pas les seules responsables ; on assiste aujourd’hui à la prolifération du fentanyl, un opioïde synthétique fabriqué en Chine. Il est ensuite envoyé en Amérique Centrale, d’où il remonte pour traverser la frontière poreuse entre le Mexique et les Etats-Unis transportés par des criminels qui se font passer pour des migrants. Depuis l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche, une quantité phénoménale de cette substance a été saisie à la frontière. Or, on sait qu’en moyenne, on ne récupère qu’un dixième de ce qui passe la frontière… ce qui en dit long sur l’ampleur réelle de ce problème.

Don Diego de la Vega : Nous avons, de toute évidence affaire à un problème très vaste et force est de constater que le contexte a beaucoup évolué ces dernières années. Cependant, je serais plus nuancé que The Economist sur cette question. Précisément, d’ailleurs, parce que les lignes se sont déplacées. Du fait de l’apparition du coronavirus mais aussi de l’élection de Donald Trump, par exemple, ce qui rend l’analyse d’un phénomène tel que la crise des opioïdes assez difficile à réaliser en temps réel. Il est complexe de lui attribuer un rôle certain dans l’ensemble de ces changements. N’oublions pas que la crise des opioïdes est de celles qui se sont faites à bas bruit. Elle a mis très longtemps, si je puis le dire ainsi, à monter au dessus des radars médiatique et sociologico-politiques. Son interprétation n’en est que plus difficile. C’est pourquoi il faut faire preuve de mesure à ce sujet.

Il importe, dans le cas présent, de ne pas tomber dans l’économétrie. Je veux dire par-là qu’il faut faire attention à ne pas confondre corrélation et causalité, à ne pas déduire automatiquement des facteurs observés une causalité mécanique… À défaut d’enquêtes supplémentaires, qui corroborent le lien entre crise des opioïdes et bouleversement des rapports de forces politique aux Etats-Unis, il faut prendre des pincettes. Ne perdons pas de vue que nous avons parfois tendance, particulièrement en économie, à régulièrement surestimer les facteurs qui peuvent apparaître évidents alors qu’ils sont en fait plus isolés. Nous l’avons fait il y a quelques décennies, quand nous avons essayé d’identifier le rôle exact du chemin de fer dans la croissance américaine de la fin du XIXème siècle. Les résultats étaient alors plus surprenants qu’imaginé.

Ce qui est certain, me semble-t-il, c’est que la crise des opioïdes est le symptôme de dysfonctionnements en amont. Elle résulte de problèmes politiques qui n’ont pas été traités et n’ont peut-être même pas été conscientisés, des dysfonctionnements du système de santé américain. Les performances sanitaires américaines sont médiocres, quand bien même les investissements dans le domaine de la santé sont en hausse. En remontant la chaîne causale, peut-être pourrions nous identifier ce qui ne va pas et poser un diagnostic.

Est-ce à dire que cette crise constitue un problème politique majeur ? Je pense que ce devrait être le cas mais que jusqu’à peu, elle n’a pas joué un rôle central, du fait de la crise sanitaire notamment, qui a été l’arbre cachant toute la forêt, mais aussi d’autres enjeux qui comptent beaucoup aux Etats-Unis comme l’immigration actuellement.

Sait-on quel est l’impact concret d’un point de chômage en plus sur la situation économique et sociale des Etats-Unis ? Combien de travailleurs défavorisés cela pousse-t-il potentiellement à tomber dans la consommation d'opioïdes, par exemple ? 

Don Diego de la Vega : Ne perdons pas de vue, pour commencer, que plus défavorisés financièrement ne sont pas les seuls à tomber et à souffrir de la consommation d’opioïdes. Certaines personnalités particulièrement médiatisées (comme Prince ou Michael Jackson, qui n’avaient tous deux probablement pas de difficultés à finir leurs mois) y ont succombé et, parfois, en sont mortes. Ce problème est très grave. Les décès sont nombreux et le taux d’inactivité liée à la consommation de ces substances est élevé, de même que le risque de dépendance. Dans ces conditions, il n’est pas aberrant de s’interroger sur la façon dont les autorités ont réagi face à ce problème. Il semble que les remontées du terrain ne soient pas bien faites, qu’il y a là un problème de représentation politique et de traitement médiatique. Cela résulte, me semble-t-il, du caractère rampant de cette crise. Elle n’est pas spectaculaire et, par conséquent, elle a mis très longtemps avant d’exister médiatiquement ou politiquement. Nos sociétés occidentales peinent à traiter ce genre de situations.

Ceci étant dit, il faut bien comprendre que la crise des opioïdes ne s’est pas tout à fait comportée ainsi que l’on pourrait le penser, sur le plan du chômage. Plus que d’impacter le taux d’emploi à proprement parler, elle a réduit le taux d’activité. C’est un sujet documenté, appuyé par plusieurs études, notamment du NBER. Le taux de chômage, aux Etats-Unis, avoisine actuellement les 3,7%. Après 20 ans de crise des opioïdes. De toute évidence, celle-ci n’empêche pas nécessairement d’en arriver à une situation de quasi-plein emploi. Et pourtant, en pratique, force est de constater que le taux d’activité est assez faible outre-Atlantique, et que le nombre d’heures travaillées dans l’économie est plutôt décevant.

Il est certain que la crise des opioïdes a eu un rôle significatif à ce sujet et qu’elle contribue à déprimer l’activité comme l’économie américaine. Il y a très peu de facteurs isolés qui ont pu peser autant. Bien sûr, elle n’est pas le premier de ceux-ci – ce serait plutôt la Fed, suivie de la crise de l'immobilier ou de la confiance des acteurs économiques, par exemple. Mais il serait naïf d’ignorer son impact.

A bien des égards, la catastrophe des opioïdes aurait pu être évitée. Ne résulte-t-elle pas de l’indifférence des élites aux catégories les plus impactées (parfois considérés comme les “ploucs culturels”, les perdants de la mondialisation), raison pour laquelle il a fallu si longtemps pour réagir ? 

Gérald Olivier : Tout à fait. C’est d’ailleurs le reproche que d’anciens démocrates font aujourd’hui à ce qui fut leur parti. Longtemps, le parti Démocrate a été celui de la classe ouvrière, des défavorisés. Il a constitué une coalition rassemblant les cols bleus, le prolétariat, mais aussi une partie de la petite bourgeoisie américaine (notamment issue de l’industrialisation) ainsi qu’une partie des élites culturelles et certaines des minorités ethniques. Désormais, ce n’est plus du tout le cas.

Le parti de la classe ouvrière, aux Etats-Unis, c’est aujourd’hui le parti Républicain. C’est lui qui a récupéré les votes de cette dernière en s’intéressant précisément aux petites gens dont le parti Démocrate s’est détourné. Souvenons-nous de ce que disait Barack Obama à propos du profil type de ce genre de citoyens américains : il parlait de “ces gens accrochés à leur religion et à leur fusil”. 

Ce qui démontre au passage chez lui un mépris et une incompréhension de ces gens. Hillary Clinton qualifiait ces gens de “déplorables” en 2016. Elle parlait alors du “panier des déplorables” qui abritait les électeurs de Donald Trump sur qui elle n’avait plus aucune prise… et sur lesquels il ne faudrait pas compter pour construire l’Amérique de demain. Les élites Démocrates ont non seulement abandonné ces petites gens, mais ils ont affiché leur mépris à leur égard. 

Ce n’est pas seulement le pays oublié, c’est aussi le pays condamné, car il n’a pas su s’adapter. On reproche à ces gens ce dont ils ont été victimes. Quand la désindustrialisation a commencé dans les années 1990 (et s’est poursuivie dans les années 2000), il y avait l’idée que ces emplois disparus seraient remplacés par d’autres plus intéressants et plus rémunérateurs. Ce n’est pas arrivé. Or, faute d’un filet social aussi généreux qu’en France, ces pertes nettes de travail ont engendré une véritable hécatombe sociale, qui s’accompagnait déjà d’une montée phénoménale de la consommation d’opioïdes, notamment dans une amérique rurale et provinciale avec les dégâts que l’on sait. De mémoire, on est aujourd’hui à 100 000 morts par an. C’est bien plus que le covid, et bien plus que le sida. Et cela concerne les forces vives de la nation.

Don Diego de la Vega : C’est, de fait, un des éléments de réponse. L’indifférence des élites constitue certainement l’un des facteurs dont il faut tenir compte lors de l’analyse du problème. Ceci étant dit, je ne pense pas qu’il s’agisse de la raison principale qui explique l’absence de réponse des autorités et ce, avant tout parce que les profils des victimes de la crise des opioïdes sont loin d’être aussi évidents à identifier ou à rassembler que nous ne pourrions le croire. A mon sens, ainsi que nous l’avons déjà abordé, le premier facteur est la difficulté pour nos sociétés et nos institutions de combattre des phénomènes rampants comme celui-ci. Il eut fallu que la crise soit plus spectaculaire, pas forcément plus grave mais surtout moins insidieuse, pour qu’elle soit prise en compte.

Les facteurs sont multiples. Ainsi, il est logique d’également incriminer l’industrie pharmaceutique, qui porte sa part de responsabilité. L’inaction des politiques par indifférence n’est sans doute pas aussi importante que ces deux précédents éléments.

Dans quelle mesure le fait que les entreprises pharmaceutiques aient pu compter parmi les plus gros donateurs des démocrates, notamment pendant les mandats de Barack Obama a-t-il pu jouer sur cette situation, exactement ?

Gérald Olivier : Les entreprises pharmaceutiques donnent aux deux partis. Peut-être davantage, c’est vrai, aux démocrates qu’au républicains mais cela s’explique assez aisément : ils sont plus portés sur les questions d’assurance santé et d’accès pour tout un chacun aux différentes formes de médecine. Parce qu’il faut bien que quelqu’un paie ces produits au final, il y a de quoi créer un prisme en faveur des démocrates de la part des entreprises de ce secteur.

Ceci étant dit, c’est un lobby très puissant (aux Etats-Unis comme ailleurs), qui a conscience que, pour défendre au mieux ses intérêts, il est plus efficace de donner au parti qui non seulement est en mesure de gagner l’élection, mais qui une fois au pouvoir va favoriser vos intérêts en défendant une généralisation de l’assurance santé. Ce n’est pas de l’idéologie, c’est du pragmatisme. 

Dans quelle mesure cette situation s’inscrit-elle dans la logique de précédents discours entretenus par les élites à chaque nouveau traité de libre-échange dont il ne faudrait surtout pas se méfier, alors que les produits proviennent parfois de Chine ou d’Amérique centrale avant de passer la frontière ?

Don Diego de la Vega  : C’est, me semble-t-il, un faux problème. La crise des opioïdes serait survenue avec ou sans mesures protectionnistes et ce même si l’on était allé plus loin dans la logique du libre-échange. C’est la responsabilité des Etats-Unis qui est à étudier. Il s’agit d’un pays qui dispose de moyens considérables, qui peut s’appuyer sur des laboratoires de recherches et qui n’est pas handicapé par les mêmes problèmes que rencontre, au hasard, l’administration française. Quand on parle des autorités sanitaires et pharmaceutiques américaines, on parle peu ou prou d’un Etat dans l’Etat, chargé de délivrer des autorisations pour chaque molécule de chaque société du secteur. C’est sur ces autorités, en priorité, que retombe la faute. Il serait malhonnête de faire porter tout le blâme à un seul laboratoire asiatique, installé à l’autre bout de la planète, et chargé de la production de principes actifs sur lesquels il a été mandaté. Il ne donne pas d’autorisation de commercialisation, il ne fait pas de marketing, il ne crée pas la demande pour le produit.

Bien sûr, certains de ces produits passent la frontière depuis l’Amérique centrale . Mais dans ce cas-là, la responsabilité incombe en priorité aux autorités américaines, qui laissent passer trois à cinq millions de personnes sur leur territoire en trois ans. Ne cherchons pas un bouc-émissaire quand il est possible de mettre les responsabilités devant les responsables.

Le problème de fond n’est pas lié au libre-échange. C’est un phénomène qui prend racine dans des dysfonctionnements du système médical et des autorités de tutelle ; puis qui grandit en raison de l’inaction et du manque de travail des politiques aussi bien que des médias.

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