La tempête parfaite est en train de se former pour les pays en voie de développement (et les turbulences nous atteindront aussi)<!-- --> | Atlantico.fr
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Une photographie prise le 25 juin 2020 montre des ouvriers poussant des piles de cartons dans une usine à Bhiwadi dans l'État du Rajasthan.
Une photographie prise le 25 juin 2020 montre des ouvriers poussant des piles de cartons dans une usine à Bhiwadi dans l'État du Rajasthan.
©Money SHARMA / AFP

Effet boomerang

La flambée des prix de l’énergie et des denrées alimentaires sont les premières conséquences économiques du conflit entre l'Ukraine et la Russie. Adam Tooze, professeur à l'Université de Columbia, a récemment évoqué les perspectives liées aux bouleversements des chaînes d'approvisionnement mondiales.

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën est professeur émérite d'économie à l'Université PSL-Dauphine. Il est spécialiste d’économie internationale et a publié de nombreux ouvrages et articles sur la mondialisation. Il est également l'auteur d'un récit romancé (en trois tomes) autour de l'économiste J.M. Keynes : "Mr Keynes et les extravagants". Site : www.jean-marcsiroen.dauphine.fr

 

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Atlantico : L’invasion de l’Ukraine par la Russie a lancé un mouvement important de perturbations sur l’économie mondiale et en particulier pour les pays en voie de développement. Pour l’économiste Adam Tooze, les ingrédients du cocktail pour une « tempête parfaite » sont réunis. Quels sont les motifs d’inquiétude ?

Jean-Marc Siroën : Avant même l’invasion de l’Ukraine, l’économie mondiale avait de bonnes raisons de s’inquiéter : enclenchement d’un processus inflationniste post-covid alimenté par la hausse du prix des matières premières et les pénuries, persistance voire rebond du Covid notamment en Chine avec de nouvelles tensions sur les chaînes de valeur. Bien évidemment, la guerre en Ukraine ajoute une couche en aggravant une situation déjà tendue dans les secteurs de l’énergie et des biens alimentaires. La Russie et l’Ukraine sont respectivement le premier et le quatrième producteur de blé en grande partie exporté. Ils sont les principaux pays fournisseurs de pays déjà en grande difficulté, comme l’Égypte ou le Liban. La guerre, associée aux sanctions économiques et financières, aggrave le déficit de production qui se traduit mécaniquement, du moins à court terme, par une hausse des prix, amplifiée par la spéculation sur le marché des matières premières. Comme tout est lié en économie, cette pression inflationniste pèsera partout sur le pouvoir d’achat, conduira vraisemblablement à un durcissement de la politique monétaire, déjà amorcé mais avec retenue. Ce revirement conduira à une hausse des taux d’intérêt qui associée aux incertitudes économiques et géopolitiques pourrait conduire, dans un scénario noir, à une terrible crise financière. Et même si on ajoute à ce tableau le risque de troubles sociaux, aussi bien dans les pays en développement que dans les pays développés, je ne suis pas certain qu’on ait fait le tour des crises possibles. Je ne sais pas si la tempête, qui n’est pas seulement due à la guerre en Ukraine, sera « parfaite », mais elle risque fort d’être cyclonique. 

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Les perturbations sur les chaînes d’approvisionnement mondiales provoquées par le conflit en Ukraine vont-elles impacter en particulier les pays en voie de développement ? Pourquoi ? Ce problème va-t-il s’aggraver sur le long terme ?

Globalement, ces dernières années, la situation financière des pays en développement s’est dégradée au point qu’avant même la crise du Covid, les observateurs redoutaient une nouvelle crise de la dette. Si les pays industriels peuvent encore tirer un peu sur les dépenses publiques pour amortir la crise, ce n’est certainement pas le cas de tous les pays en développement. Plus précisément, il faut distinguer deux catégories de pays : ceux qui exportent des matières premières plus qu’ils n’en importent et les autres. Les premiers — une partie de l’Afrique, de l’Amérique latine, du Moyen-Orient-, grands producteurs de gaz, de pétrole, de produits miniers ou de biens alimentaires, seront dans un premier temps les grands gagnants. Les autres, importateurs de produits énergétiques et/ou de biens alimentaires vont terriblement souffrir. Je ne suis pas certain qu’on évitera le retour des crises alimentaires de 2007-2008 ou de 2011 qui s’étaient accompagnées d’ « émeutes de la faim » notamment en Afrique du Nord et subsaharienne et qui sont en partie à l’origine des « Printemps arabe ». Un petit souffle d’optimisme dans ce ciel noir : il est possible que les pays « gagnants » tirent les autres. Ainsi, pendant la dizaine d’années qui a précédé la crise de 2008, si la hausse du prix des matières premières avait été très inégalitaire, elle fut néanmoins globalement favorable à la croissance des pays en développement, y compris africains, qui purent se désendetter et réduire leur pauvreté. Mais l’économie mondiale avait alors sa locomotive : la Chine. Pas sûr qu’elle puisse aujourd’hui assurer cette fonction avec la même vigueur.

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La hausse des taux d’intérêt qui a commencé à la fin des années 2010 joue-t-elle un rôle important sur l’impact qu’ont les crises sur les pays à faible revenus ? Ont-ils des moyens de pouvoir mieux résister aux remous ?

Dans les années 1980, la crise financière des pays en développement avait été provoquée par l’appréciation du dollar — monnaie dans laquelle étaient libellées les dettes — et simultanément, la hausse des taux d’intérêt, le tout provoqué par la politique monétaire anti-inflationniste des Etats-Unis. Risque-t-on de renouer avec ce scénario ? Les banques centrales ont longtemps soutenu que, puisque la hausse des prix était transitoire, il ne fallait pas s’attendre pas une hausse forte et rapide des taux d’intérêt. Rappelons qu’il y a quelques mois encore le taux d’intérêt nominal sur la dette publique était négatif en France et en Allemagne ! Les banques centrales ont maintenant infléchi leurs discours. En fait, le durcissement de la politique monétaire sera « indexé » à la fois sur l’inflation et sur le rythme de croissance. Il sera repoussé en cas de récession, accéléré en cas d’inflation trop forte. Le cauchemar serait le retour à la stagflation (coexistence du chômage et de l’inflation) comme dans les années 1970. Néanmoins, il est probable qu’en cas de crise, les institutions internationales comme le FMI et la Banque Mondiale — qui ont quand même un peu appris depuis quarante ans ! — pourraient accorder des prêts à faibles taux d’intérêt aux pays les plus pauvres, notamment en cas de crise alimentaire. Mais il n’est pas sûr que cela suffise à surmonter la tempête.

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Si les pays en voie de développement sont touchés, les pays développés comme la France vont-ils être inéluctablement touchés ?

L’économie « réelle » des pays développés réagit moins à la situation économique des pays en développement que l’inverse. Comme je le remarquais, les pays en développement ne constituent pas un groupe homogène. La hausse du prix des matières premières va certes appauvrir certains pays en développement mais en enrichir d’autres ce qui devrait soutenir la demande mondiale, favoriser les exportations des pays développés et soutenir leur économie. Il faudrait encore que les pays développés puissent produire à hauteur de cette demande, d’où la nécessité de continuer à regarder ce qui se passe du côté des chaînes de valeur qui restent perturbées. De plus cet effet « atténuateur » jouerait à moyen terme et n’empêcherait pas la baisse du pouvoir d’achat due à l’inflation qui, elle, exercerait un effet négatif sur la croissance et sur la stabilité politique des pays développés.

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