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La révolte des Gilets jaunes : le dernier avatar des populismes ?
©JEAN-PHILIPPE KSIAZEK / AFP

Bonnes feuilles

Christophe Boutin, Olivier Dard, Frédéric Rouvillois et une centaine de contributeurs publient "Le Dictionnaire des populismes" (éditions du Cerf). Qu'est-ce que le populisme ? D'où vient-il ? Quels sont ses théoriciens ? Cet ouvrage regroupe 260 notices et entrées et permet de cerner ce qui est devenu une réalité incontournable de la vie politique contemporaine. Extrait 1/2.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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La révolte française dite des «Gilets jaunes», du nom de ces gilets obligatoirement présents dans les véhicules et portés par les manifestants, est née en novembre 2018 du sentiment, éprouvé par une partie de la population, de l’impossibilité de se faire entendre du pouvoir. Ni les partis politiques, ni les syndicats n’ont en effet joué leur rôle de relais des inquiétudes ou des critiques des mesures prises, tandis que les médias enfermaient le pouvoir dans un autisme inquiétant. C’est donc de manière spontanée, et en usant des nouvelles technologies de la communication que le mouvement se structure : avec une pétition mise en ligne le 29 mai 2018 par une inconnue, Priscilla Ludosky, demandant une baisse des prix du carburant, et qui dépasse le million de signatures fin novembre; par un appel, sur Facebook, à un blocage national le 17 novembre, lancé le 10 octobre par deux autres anonymes, Eric Drouet et Bruno Lefevre; enfin par des vidéos devenues «virales» de Français en colère, dont celle de Jacline Mouraud (6 millions de vues en novembre). Le 17 novembre, 300 000 personnes auraient directement participé aux 2 000 points de blocage, selon un ministère de l’Intérieur dont les chiffres sont très contestés. Lors de cette première «journée des ronds-points», on voit s’y retrouver les représentants d’une France rurale et périurbaine, jeunes actifs, hommes et femmes, appartenant aux catégories populaires mais mordant largement sur les classes moyennes, et qui ne bénéficient ni des avantages des winners de cette mondialisation dans laquelle Emmanuel Macron veut ancrer sa start-up nation, ni des aides déversées sur d’autres catégories. C’est l’émergence en pleine lumière d’une France invisible diagnostiquée par certains chercheurs, la «France périphérique» de Christophe Guilluy, les «Somewhere» de David Goodhart, avec d’ailleurs, lors de ces premières journées beaucoup de «primo-manifestants» très peu politisés. Le soutien public au mouvement est immédiatement très fort: entre les 17 et 24 novembre, il est jugé légitime par 77% des Français (97% chez les électeurs de LFI, 86% au RN, 78% au PS, 74% à LR et... 41% à LaREM), qui le considèrent aussi comme «populaire» (81%), «luttant pour l’intérêt général» (78%) et «courageux», mais pour 43% seulement «efficace». 

Grisé par son succès, et soucieux de «faire masse», le mouvement décide de manifester à Paris, le samedi suivant 24 novembre d’abord (106 301 manifestants sur l’ensemble de la France, dont 8 000 à Paris), puis, une semaine plus tard, le 1er décembre, première manifestation qui comporte des actes de violence, fruits à l’époque des casseurs d’extrême gauche et de quelques pillards venus des banlieues. 

Les manifestations se succèdent de manière hebdomadaire, mais avec plusieurs changements. D’abord, la participation aux manifestations hebdomadaires du samedi (50 000 en tout selon le ministre de l’Intérieur de novembre 2018 à juin 2019) a décru très fortement au bout de cinq semaines, pour atteindre moins de 10 000 manifestants en juin 2019. Ensuite, les manifestants ont quitté les ronds-points de la France périphérique pour manifester prioritairement à Paris et dans les grandes villes – plus quelques villes moyennes emblématiques choisies au cours du temps. Enfin, la composition des manifestations a elle-même changé : les manifestants se sont politisés et l’on a vu s’y agréger une extrême gauche et des syndicats qui n’étaient pas les bienvenus lors des premières journées. Au nom de la «convergence des luttes», cette récupération qui s’est faite peu à peu a écarté du mouvement nombre des manifestants d’origine, comme certaines des réponses gouvernementales. 

Les réponses gouvernementales et médiatiques au mouvement constituent en fait un large échantillon de la lutte que croit pouvoir engager un pouvoir démocratique contre un mouvement qui met en jeu sa légitimité. Avec, d’abord, une tentative de discrédit: dans les premières semaines les «Gilets jaunes» sont accusés d’être manipulés par la «fachosphère» et de vouloir ressusciter l’assaut des ligues des années 1930 contre la République, les violences des premières manifestations ayant ainsi été attribuées... à des manifestants qui les subissent. Discrédit intellectuel aussi: les revendications du mouvement sont présentées comme incohérentes, contradictoires, et ses critiques de l’oligarchie comme relevant de la théorie du complot. Avec, ensuite, quand il a paru évident que le mouvement ne disparaîtrait pas si vite, une tentative d’apaisement: Emmanuel Macron annonce une première série de mesures en décembre, qui ne calment pas les manifestants, et lance ensuite son fameux «Grand débat national» qui durera de la mi-décembre 2018 à la mi-mars 2019, et à l’issue duquel seront prises des mesures touchant au pouvoir d’achat. 

Mais la période s’est aussi caractérisée par une répression sans commune mesure avec ce qui est pratiqué contre d’autres manifestants, sinon des émeutiers, et ce aussi bien par les forces de l’ordre que par la Justice. Filtrages très en amont des manifestations (aux péages des autoroutes menant à Paris ou sur les quais de gares de province), usage d’armes certes non létales (les lanceurs de balles de défense et les grenades de désencerclement) mais causant des blessures particulièrement lourdes (un nombre de blessés graves jamais atteint depuis les débuts de la Ve République pour des manifestations – sauf au métro Charonne le 8 février 1962 –, avec selon le ministère de l’Intérieur, entre novembre 2018 et juin 2019, 2 500 blessés parmi les manifestants, dont 76 graves – et 1 800 parmi les forces de l’ordre), déploiement de moyens nouveaux en zone urbaine (blindés, drones...), périmètres urbains interdits, augmentation du coût des contraventions pour participation à une manifestation non-déclarée, reprise d’un projet de «loi anticasseurs», interpellations, gardes à vue (9 000 de novembre à mai, 1 500 pour la seule journée du 8 décembre), et 2 000 condamnations dans le même créneau, avec près de 400 incarcérations... Et on annonce à venir plusieurs textes pour contrôler les réseaux sociaux et Internet. 

Que voulaient donc ces «Gilets jaunes» originels ? Le programme de leurs revendications présenté le 29 novembre 2018 est d’une tonalité manifestement populiste – il se présente d’ailleurs comme composé des «directives du peuple» que les députés devraient, obéissant à «la volonté du peuple», «faire appliquer». Relève ainsi pleinement d’une dimension populiste la volonté de lutter contre des différences sociales qui conduisent à un écart économique trop important entre la base de la société et son sommet, une coupure qui prend des formes diverses: entre un peuple qui voit augmenter les taxes sur le gasoil et une élite dont le kérosène des avions n’est pas concerné ; entre l’austérité imposée aux pauvres pour rembourser la dette quand les riches bénéficient de l’exonération fiscale; entre la taxation du petit commerçant et l’impunité fiscale de la multinationale. Mais l’approche reste bel et bien collective: on y trouve aussi une dénonciation du transfert au privé de biens communs appartenant «à la France» (barrages, aéroports, autoroutes...); la volonté de renationaliser certains secteurs (gaz, électricité); la méfiance devant la mondialisation (délocalisations, travail détaché), et la volonté de retrouver un localisme (petits commerces des villages et centres-villes); la demande enfin de services publics de proximité avec la «fin immédiate de la fermeture des petites lignes, des bureaux de poste, des écoles et des maternités». Autant d’éléments que les «Gilets jaunes» estiment oubliés par des élus préoccupés selon eux de leurs seuls intérêts, et dont ils souhaitent réduire le train de vie, tout en s’ouvrant la possibilité de reprendre directement les choses en main avec la création d’un véritable référendum d’initiative populaire (ou citoyenne). 

Le mouvement des «Gilets jaunes» possède donc nombre de caractéristiques des mouvements populistes. La volonté, comme le sentiment, de «faire peuple» autour de points communs, c’est cette fraternisation spontanée, des «ronds-points» d’abord, des manifestations ensuite, où des exclus qui se croyaient isolés retrouvent une solidarité. Mais pas ici de séparatisme de classe, et pas non plus de fraternité universelle, de «convergence des luttes», mais une volonté toute renanienne de «vivre ensemble» entre gens partageant une histoire commune. Il ne s’agit pas alors d’un mouvement social à connotation, sinon fascisante, du moins vaguement franchouillarde comme aimaient à le décrire certains, mais d’un mouvement d’abord identitaire et ayant ensuite une composante sociale. Enfin, le mouvement ne souhaite nullement une révolution, mais, au contraire, retrouver un patrimoine perdu, une identité oubliée, et jusqu’au fonctionnement institutionnel d’une démocratie nationale. Contrairement à ce qui a été prétendu, le désaveu visait bien plus les représentants que le système, et la demande de démocratie directe n’entendait pas déboucher sur une démocratie participative de débat permanent, mais uniquement être cette arme ultime qui permet au peuple de reprendre la main lorsqu’il estime que l’oligarchie en place ne l’écoute plus. 

Trop soucieux peut-être de ne pas voir se créer en son sein une nouvelle oligarchie, son absence d’auto-organisation va desservir le mouvement. Nombre de «représentants» sont désavoués dès qu’ils accèdent à un semblant de notoriété médiatique; d’autres tiennent à se présenter comme de simples porte-parole n’ayant aucun droit à négocier. Or le mouvement aurait sans doute eu besoin de se structurer pour éviter ce qui est advenu, sa tentative de récupération par une extrême gauche autrement plus habile, et son impossibilité à devenir un Cinque Stelle à la française. On l’a vu lorsque s’est posée la question de la participation politique: une totale absence de cohésion et la production de deux listes marginales qui feront des scores inférieurs à 1% aux élections européennes de 2019. 

Pour autant, on aurait tort de sous-estimer les liens nouveaux qui se sont créés lors des rassemblements et manifestations, ni d’oublier que les attentes du mouvement n’ont guère été réalisées. La dimension sociale seule a été effleurée par les propositions présidentielles; politiquement, le référendum d’initiative populaire n’est pas à l’ordre du jour, et l’on se contente d’aménager un référendum dit d’initiative partagée qui laisse le pouvoir entièrement maître du jeu; enfin un silence assourdissant continue de peser sur la dimension identitaire des revendications – pourtant liée au consentement à l’impôt. Il est encore trop tôt pour dire si le mouvement des «Gilets jaunes» ressurgira, ni sous quelle forme. Mais une chose est certaine : le pouvoir en place dans la France de 2019 a clairement compris que contre le populisme tous les moyens devaient être mis en œuvre, même légaux.

Extrait de l’ouvrage collectif " Le Dictionnaire des populismes" - cosigné notamment par Christophe Boutin, Olivier Dard et Frédéric Rouvillois - publié aux éditions du Cerf.

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