La liberté d’expression, cet héritage de plus en plus menacé dans une France éprise de pseudo vertu<!-- --> | Atlantico.fr
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L'auteur français de bandes dessinées Bastien Vivès pose lors d'une séance photo à Paris, le 30 août 2021.
L'auteur français de bandes dessinées Bastien Vivès pose lors d'une séance photo à Paris, le 30 août 2021.
©JOEL SAGET / AFP

Cancel culture

Le Festival international de la bande dessinée d'Angoulême a annoncé l'annulation de l'exposition consacrée à l'œuvre de Bastien Vivès. L'organisation du festival a indiqué avoir reçu des « menaces ».

Xavier Gorce

Xavier Gorce

Xavier Gorce est dessinateur de presse indépendant depuis 1986. Il a travaillé pour de nombreux titres, dont Le Monde, qu'il a quitté en janvier 2021 et pour lequel il réalisait un dessin quotidien depuis 2002.

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Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou est l'un des fondateurs d'Atlantico dont il est aussi le directeur de la publication. Il a notamment travaillé à LCI, pour TF1 et fait de la production télévisuelle.

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Atlantico : Le festival d’Angoulême a annulé l’exposition consacrée à Bastien Vivès. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Xavier Gorce : Avant tout, du dégoût. C’est un phénomène de cancel culture comme on en voit trop souvent. Je ne sais pas exactement ce qu’il y a dans l’exposition, je doute néanmoins qu’il y ait des contenus pédophiles qui soient exposés. Je connais les travaux de Bastien Vivès mais pas tout, je n’ai pas lu Petit Paul qui fait particulièrement réagir. Toujours est-il que ce sont des œuvres de fiction, les fantasmagories d’un enfant ayant une vie sexuelle débridée. C’est iconoclaste et provoquant mais on en a déjà vu. Et je n’imagine pas une seconde qu’un éditeur produise des œuvres qui soient des appels à la pédophilie. Il faut faire la différence entre la pédophilie réelle, évidemment condamnable et dégueulasse, et ce qui relève de la transgression, de l’ironie et éventuellement d’une forme de fantasme exprimé à travers la fiction. Ensuite, tout travail artistique soumis au public peut bien évidemment être critiqué. On peut dire qu’on n’aime pas, que c’est détestable, etc. Mais à partir du moment où cela ne tombe pas sous le coup de la loi, la liberté d’expression doit être maintenue le plus totalement possible. Où en sommes-nous arrivés pour que des organisateurs d’évènements cèdent à la pression des réseaux sociaux et d’une bande d’indignés. D’autant que je suis sûr que parmi les lyncheurs, certains ne connaissent rien de cet auteur. Le plus scandaleux, c’est la lâcheté des organisateurs qui doivent normalement promouvoir l’art et la liberté d’expression. Il n’y a pas à transiger, il fallait maintenir. Faire de la pédagogie pour expliquer, bien sûr, quelle était l’intention. Mais faire l’amalgame qui est fait est dangereux.

Jean-Sébastien Ferjou : Marquer sa réprobation est une chose -saine- vouloir réduire le réel et contraindre la société tout entière à la seule idée qu’on s’en fait en est une autre, et encore plus lorsque le moyen d’y parvenir est l’emploi de la violence et des menaces plutôt que celui de l’argumentation raisonnée.

Pour quelques militants sincères, combien de personnes qui ne font que gérer leurs propres sentiments plutôt que de s’attaquer aux problèmes réels ? On le voit en matière climatique ou de wokisme, l’enjeu c’est souvent plus de tenter de donner du sens à sa propre vie [du point de vue des militants] que de miser sur ce qui pourrait vraiment faire une différence. Combien de fois entend-on des « je ne peux pas me résigner à, je ne pourrai pas me lever le matin si je ne faisais rien » etc…?

Nous ne sommes pourtant pas plus vertueux, aucun indicateur concret -que ce soit sur la délinquance ou les comportements sociaux, en matière sexuelle ou encore d'autres domaines ou les excès ou dérives sont courants- ne permet de le dire.

D’autant que nous aboutissons au paradoxe d’une société qui parvient à bâillonner tout en étant incapable de créer du vivre ensemble. Si encore, il y avait un sentiment d’adhésion à un modèle moral commun, on pourrait accepter la part d’arbitraire et de liberté individuelle contrainte. Mais là, on fait taire des individus sans rien construire.

Cette affaire s’inscrit-elle dans un problème plus vaste de non-défense de la liberté d’expression en France ?

Xavier Gorce : Bien évidemment, on a tellement peur des phénomènes de masse qu’on préfère céder du terrain sur la liberté d’expression. On décide d’éviter de prendre le moindre risque de promouvoir telle ou telle chose qui serait immorale. On aboutit à une société de curés, de Torquemada qui font de la moraline à deux balles sur n’importe quel sujet. Je ne pensais pas qu’on en arriverait là.

Est-ce par de la fausse vertu qu’on justifie ce genre de décisions ?

Xavier Gorce : Quand les organisateurs annulent, je doute qu’ils soient convaincus qu’il y a un problème avec l’auteur mais cèdent par lâcheté. Les colloques, ou dans mon cas les dessins, qui sont annulés, retirés, le sont par tartufferie. Et les objectifs, derrière des dehors de moralité, sont uniquement financiers. La peur de subir une campagne de bashing fait reculer.

Mais il y a une forme d’hypocrisie, quantité de BD, de mangas, parlent de la guerre, de criminalité, de massacres d’animaux. Pourtant on ne va pas reprocher aux auteurs d’être des bellicistes, des criminels ou des tortionnaires. Il faut faire la distinction entre la réalité et la fiction. Nos écrans sont inondés de représentation de la violence, mais personne ne pense que la représentation de la violence est une violence elle-même.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Xavier Gorce : Je pense d’abord à cause de la puissance grandissante des réseaux sociaux, conjuguée à un abêtissement de la population : absence de culture, crétinisme, impossibilité de relativiser et prendre de la distance. Aujourd’hui, on surréagit en un clic à toute indignation. Et face à cela, il y a une lâcheté grandissante. Tout cela provoque la farce dans laquelle nous sommes.

Est-ce que cela peut être mû, pour certains, par des sentiments sincères ?

Xavier Gorce : Bien sûr, mais la sincérité ne fait pas l’intelligence. Certaines personnes réagissent de bonne foi, parce qu’elles sont indignées par la pédophilie. Mais il ne faut pas faire n’importe quoi et brûler des innocents en voulant s’en prendre au coupable.

Quelles sont les conséquences de cette tendance, à terme ?

Xavier Gorce : L’affaiblissement du discours, l’abêtissement du débat public, la mainmise grandissante de l’émotion sur la raison. Or ce n’est pas avec cela qu’on construit une société. Il y a de quoi être inquiet, mais il ne faut pas baisser les bras.

Que faire face à cela ?

Xavier Gorce : Ne rien céder. Assumer la publication d’œuvres complexes. En faire la pédagogie, surtout auprès des jeunes. Il faut réaffirmer ces principes et renvoyer les censeurs dans leurs cordes. Il faut des réactions fortes de la société, des auteurs de BD, etc.

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