La liberté, cette valeur cardinale qui compte bien plus aux yeux des libéraux que le régime politique <!-- --> | Atlantico.fr
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Une illustration de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Une illustration de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
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Bonnes feuilles

Bernard Quiriny publie « Le club des libéraux » aux éditions du Cerf. A travers une fable contemporaine, Bernard Quiriny raconte la pensée libérale, ses fondements, ses développements, ses questionnements à travers les débats d'un club imaginaire. Un éloge jouissif de la politique en toute liberté. Extrait 1/2.

Bernard Quiriny

Bernard Quiriny

Professeur de droit public à l’université de Bourgogne, Bernard Quiriny est spécialiste d’histoire des idées politiques. Il est également critique littéraire et écrivain, auteur de romans et de recueils de nouvelles couronnés par de nombreux prix.

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La réunion suivante du club portait, d’après le carton d’invitation – les libéraux disaient « convocation», terme étrange, avec ses relents policiers –, sur les questions politiques et constitutionnelles. L’exposé serait confié à deux membres du club, juristes de leur état, qui répondaient aux prénoms de Romain et Roland – pure coïncidence, tout comme le fait que Romain soit né à Clamecy, Nièvre, patrie de l’auteur de Jean-Christophe. Les deux portaient la moustache; l’un tombante (Romain), l’autre rebiquante (Roland) – là s’arrêtant leur ressemblance avec deux célèbres policiers belges.

– Les libéraux ont-ils une religion en matière de régime politique? commença Romain. Non, parce qu’ils sont libéraux.

– Comme libéraux, enchaîna Roland, une chose seule nous importe: nos libertés. Le régime politique nous indiffère.

Démocratie, monarchie, oligarchie, régime électif ou dynastique: qu’importe, tant que les libertés y sont? Cela ne nous empêche pas d’avoir des préférences personnelles, d’être démocrates, monarchistes, ou ce que vous voulez; mais quand nous parlons sous notre casquette de libéraux, nous ne disons qu’une chose: je me moque de la forme du régime, tant qu’il protège mes libertés.

«J’ai toujours cru, et cette croyance a fait la règle de ma conduite, qu’en fait de gouvernement, il faut partir du point où l’on est, écrit Constant; que la liberté est possible sous toutes les formes; qu’elle est le but, et que les formes sont les moyens; qu’il y a des droits individuels, des droits sacrés, des garanties indispensables que l’on doit placer sous la république comme sous la monarchie, sans lesquelles la république et la monarchie sont également intolérables, et avec lesquelles l’une et l’autre sont également bonnes. En conséquence, ce n’est jamais contre une forme que j’ai disputé; il n’y en a aucune que je prescrive, aucune que j’exige exclusivement.» Roland sourit rêveusement (citer Constant l’avait enivré), puis il reprit.

– Nous ne divisons pas les régimes en démocraties, oligarchies, monarchies, mais en libéraux et non-libéraux ; nous les classons selon qu’ils accordent ou refusent les « garanties », comme dit Daunou. C’est pourquoi Hume, contrairement à tous ses compatriotes du XVIIIe  siècle, ne repoussait pas la monarchie absolue à la française avec des cris d’orfraie, car il ne voyait pas en quoi elle ne pourrait pas «être administrée de manière juste et prudente», «offrir au peuple une sécurité acceptable3 », être libérale. Bref, chez nous, « ce qu’on accuse, ce n’est pas la forme du gouvernement, c’est le despotisme» (Laboulaye); peu importe « que le gouvernement soit dans les mains d’un autocrate ou d’un Parlement, qu’il soit l’expression de la volonté d’un seul homme ou de la moitié plus un des représentants du peuple» (Léon Say).

« L’idée libertaire est par nature indifférente au caractère du pouvoir, dit Jouvenel… Il lui suffit… que le pouvoir soit parqué dans une zone d’influence dont il ne sorte point. Cette condition réalisée, n’importe que le commandement demeure monarchique… ou qu’il devienne aristocratique… ou encore qu’il devienne démocratique.»

– Du coup, enchaîna Romain, si le choix nous est offert entre un régime démocratique peu libéral, et un régime libéral peu démocratique, nous prendrons le second. Hayek a dit: «Ma préférence personnelle va à une dictature libérale et non à un gouvernement démocratique dont tout libéralisme est absent.» Cette phrase a fait jaser; sur le fond, elle n’a pourtant rien que de banal.

– Elle a fait jaser à cause du mot dictature, terriblement mal choisi, souligna Roland. Mieux aurait valu dire gouvernement autocratique, ou quelque chose comme ça. Surtout, Hayek a dit ça dans un journal chilien sous Pinochet. C’était d’un goût très douteux. Il n’a pas volé ses critiques. Roland toussota.

– Notez, poursuivit-il, que libéralisme et démocratie ne sont pas synonymes, en dépit de la confusion universelle. La démocratie est une réponse à la question: qui gouverne? Le libéralisme, une réponse à la question «jusqu’où s’étend le pouvoir de celui qui gouverne?», qui qu’il soit, ou, si vous préférez: le pouvoir de celui qui gouverne est-il limité? Toutes les combinaisons sont possibles: démocratie libérale, démocratie illibérale, autocratie libérale, autocratie illibérale.

– Allons plus loin, dit Romain. En première analyse, les libéraux se moquent du régime tant qu’il est libéral. Pour autant, comme libéraux, ils ont quand même une préférence pour la démocratie.

– La démocratie est-elle plus respectueuse des libertés? demanda Braque.

– Non. Encore que. Car enfin, la démocratie suppose que les citoyens puissent se rendre au bureau de vote à chaque votation : elle implique donc la liberté d’aller et de venir. Elle suppose qu’une campagne ait lieu, d’où la liberté d’expression ; et ainsi de suite. La démocratie prise au sérieux réclame une quantité minimale de libertés, ce qui en fait un régime intrinsèquement libéral, dans une certaine mesure. Pour autant, on peut établir entre démocratie et libéralisme un lien plus fort, quelle que soit la version du libéralisme – jusnaturaliste ou utilitariste – à laquelle on adhère.

– Commençons par les jusnaturalistes, enchaîna Roland. Le libéralisme jusnaturaliste considère que chaque individu est doté de droits naturels, que la société a pour fonction de garantir. Ces droits, liés à la qualité d’homme, sont égaux pour tous. Mais alors, tous ont aussi un droit identique de prendre part aux règles par lesquelles la société protégera ces droits: la démocratie, dit Spencer, est l’« organisation politique modelée en conformité avec la loi d’égale liberté ».

« Si chaque homme est libre de faire ce qu’il veut, du moment qu’il n’empiète pas sur l’égale liberté d’autrui, alors chacun est libre d’exercer une même autorité dans le processus de confection des lois… donc le régime démocratique est le seul moralement admissible.»

– Logique, approuva Nadine.

– Voyons maintenant les utilitaristes. Eux n’ont que faire des droits, ou de la nature; ils s’intéressent à l’utilité. Ils constatent qu’il y a du pouvoir dans toute collectivité, et de la rivalité pour le pouvoir. De deux choses l’une: ou bien on organise une compétition régulière pour le pouvoir, ce qui incitera les opposants du titulaire actuel à attendre tranquillement la fin de son mandat, pour se présenter contre lui aux élections; ou bien on confie le pouvoir à un titulaire éternel, la seule manière pour ses opposants de le lui reprendre étant alors d’enclencher une guerre civile qui ravagera le pays. Choisissez.

– C’est tout vu! ricana Hubert.

«L’importance de la forme… démocratique, explique Mises, ne tient pas au fait qu’elle répondrait mieux aux droits naturels… ou… qu’elle réaliserait mieux la liberté et l’égalité… La démocratie… remplit des fonctions dont on ne saurait se passer…: établir la paix et éviter tous les bouleversements violents… [Car] tout bouleversement coûte du sang et de l’argent. Des victimes tombent et la marche de l’économie nationale est interrompue… La démocratie… réalise, dans le domaine de la politique intérieure, ce que le pacifisme s’efforce de réaliser dans le domaine de la politique extérieure.»

Popper: « Seule la démocratie… nous fournit un cadre institutionnel permettant d’effectuer des réformes sans violence.»

– En somme, dis-je, vous, libéraux, vous moquez du régime, mais vous préférez la démocratie.

– Voilà, dit Roland en souriant.

– Après, intervint Yves, il y a démocratie et démocratie. La démocratie directe, à la façon de l’Athènes antique, et la démocratie représentative, comme aujourd’hui.

– Cette question ne nous intéresse pas comme libéraux, répondit Romain.

– Sauf si l’une de ces formes était plus apte à garantir les libertés.

– Vous avez raison, reconnut Roland. Deux théories s’opposent. Dans le Fédéraliste, on lit qu’une démocratie représentative, où l’on ne prend pas part soi-même aux décisions mais où l’on élit des représentants – renouvelés périodiquement – pour qu’ils le fassent à notre place, tend à donner le pouvoir à la frange la plus brillante et pondérée de la population. L’élection permet «d’épurer et d’élargir l’esprit public », de confier les affaires à ceux « qui ont le plus de sagesse pour discerner, et le plus de vertu pour obtenir le bien public ». Or, on peut penser que des gens plus sages seront plus respectueux des libertés; donc, le libéralisme préférera la démocratie représentative.

– Quelle est l’autre théorie? demanda Antoine en faisant la moue.

– Elle trouve stupide de faire davantage confiance aux élus qu’aux électeurs pour être libéraux, une assemblée élue n’ayant aucune raison d’être plus soucieuse des libertés que le peuple directement. Elle ne milite donc pas pour la démocratie représentative en particulier.

«Ce que je ne vois absolument pas, dit Castoriadis – qui n’était pas libéral, mais qui aimait la liberté –… c’est en quel sens le fait que la démocratie soit représentative, et non pas directe, constitue une garantie supplémentaire… Je ne vois pas en quoi, je vous prie de réfléchir là-dessus, un régime représentatif garantirait davantage les libertés individuelles.»

– Donc, conclut Braque, les libéraux sont pour la démocratie, mais pas forcément représentative.

– Oui. Cela n’empêche pas que beaucoup de libéraux, pour d’autres raisons, soient partisans de la démocratie représentative, et hostiles à la démocratie directe. Leurs arguments sont hors sujet ici, vu qu’ils n’ont rien à voir avec le libéralisme, mais en gros, leur discours consiste à dire qu’on ne peut plus adopter la démocratie directe, qu’on ne le veut de toute façon plus, et que même si on le pouvait et voulait, on ne doit pas. 1° On ne peut plus: la démocratie directe est née dans des cités petites, et nos États sont grands; de plus, les citoyens à l’époque pouvaient passer la journée sur la place à débattre des affaires de la cité, puisque leurs esclaves s’occupaient de l’intendance. Nous n’en avons plus, Dieu merci, et n’avons donc plus autant de temps à consacrer à la politique. «Quoi ! s’exclame Jean-Jacques. La liberté ne se maintient qu’à l’appui de la servitude? Peut-être.» 2° Même si nos cités étaient petites, comme celles des anciens, et même si nous étions comme eux libérés du besoin de gagner notre pitance, nous n’avons plus, contrairement à eux, le goût de donner notre temps aux affaires publiques. Nous préférons nous en occuper une fois de temps en temps, et garder nos journées pour nos affaires privées, l’industrie, le jardinage. Imaginez-vous passer votre vie sur la place, à débattre des affaires de l’État? Déjà qu’aller voter deux dimanches tous les cinq ans vous paraît un fardeau! 3° Même si on pouvait, même si on voulait, on ne doit de toute façon pas adopter la démocratie directe, qui est mauvaise en soi parce qu’elle revient à confier le travail politique à tous au lieu de spécialiser des hommes pour l’effectuer; or, comme dit Mises, «le principe de la division du travail vaut aussi pour les tâches du gouvernement ».

Sieyès: «La raison ou du moins l’expérience dit… à l’homme: tu réussiras d’autant mieux dans tes occupations que tu sauras les borner. En portant toutes les facultés de ton esprit sur une partie seulement de l’ensemble des travaux utiles, tu obtiendras un plus grand produit avec de moindres peines et de moindres frais. De là vient la séparation des travaux… Cette séparation est à l’avantage commun de tous les membres de la société, elle appartient aux travaux politiques comme à tous les genres du travail productif. L’intérêt commun, l’amélioration de l’état social lui-même nous crient de faire du gouvernement une profession particulière.»

Romain et Roland se servirent un verre d’eau, et burent de concert.

– Les libéraux aiment la démocratie, reprit Romain, mais ils se méfient de tout pouvoir, y compris démocratique. Le pouvoir qui appartient à tous n’est pas moins que le pouvoir oligarchique ou autocratique. À la rigueur, il est même pire, car il a davantage tendance à se croire tout permis. D’où l’avertissement de nos maîtres du XIXe  siècle, au temps des conquêtes du droit de suffrage et du remplacement des vieilles monarchies par des démocraties toutes neuves: la démocratie est belle, mais ne vous croyez pas dispensés pour autant de limiter le pouvoir.

– Ne soyez pas comme Lamartine, enchaîna Roland, selon qui le pouvoir cesse d’être dangereux une fois passé dans les mains de tous: «Ce pouvoir fort, ce pouvoir centralisé, dangereux sans doute là où le gouvernement et le peuple sont deux, cesse de l’être quand le gouvernement n’est plus autre chose que la Nation agissante.»

– Ou comme Rousseau, ajouta Romain, selon qui, puisque nul ne peut se vouloir de mal à lui-même, nous n’avons rien à craindre d’un pouvoir qui nous appartient, car nous ne le tournerons pas contre nous.

– La majorité ne tournera pas le pouvoir contre elle-même, objecta Yves. Mais elle ne se gênera pas pour le tourner contre les minorités!

– C’est la faille du raisonnement. L’argument de Rousseau tiendrait si la démocratie était unanimitaire. Toute loi nocive à ma liberté, je l’empêcherais en votant contre elle. Mais sitôt qu’on passe au vote à la majorité, la garantie s’évanouit.

– L’idée qu’il n’y a plus à s’inquiéter pour nos libertés une fois que le pouvoir est dans les mains du peuple était un argument employé par Mussolini pour conclure à l’obsolesence du libéralisme, dit Hubert. Le libéralisme a été utile au peuple quand l’État était aux mains d’un seul, disait-il, mais à présent que l’État et le peuple ne font plus qu’un, il a «terminé sa fonction historique »!

– Si les démocrates étaient lucides, ajouta Roland, ils se rendraient compte que la majorité elle-même a intérêt à rester sur ses gardes, et à souhaiter que le pouvoir de l’État soit encadré, pour que les libertés soient respectées. Car enfin, démocratie ou pas, on sait que le pouvoir est toujours exercé en pratique par une minorité – loi d’airain de l’oligarchie. Donc, même la majorité n’est pas à l’abri d’être opprimée.

Faguet: « L’État, en théorie, c’est tout le monde, ce tout le monde qui ne peut pas être oppresseur, comme nous l’enseigne Rousseau, mais en pratique c’est toujours le gouvernement, lequel trouve le moyen d’être oppresseur non seulement de la minorité, mais assez souvent de la majorité elle-même.»

– La démocratie, pas plus que la monarchie, ne nous préserve de l’oppression par l’État, conclut Roland. Et ce n’est pas parce qu’elle est démocratie, autrement dit parce que les décisions de l’État ont le soutien d’une majorité, même écrasante, qu’elle a plus le droit d’opprimer un individu que la monarchie, l’oligarchie, ou tout autre régime.

– Et d’abord, ajouta Romain, l’État n’est pas souverain. Jamais.

Je levai la main.

– Vous dites que l’État n’est pas souverain; mais la souveraineté figure dans la plupart de nos constitutions, jusqu’à l’actuelle.

– Le libéral que je suis s’en désole, répondit Roland. La souveraineté est un concept à bannir. Car enfin, de deux choses l’une. Ou bien les individus ont des droits auxquels l’État ne peut pas toucher: donc, il n’est pas souverain; ou bien l’État est souverain, et il peut alors attenter à nos droits: donc, ces droits n’existent pas. C’est l’un ou l’autre. «On dit: où est la souveraineté ? demande Royer-Collard. Je dis: il n’y a pas de souveraineté.»

– C’est la faille dans la Déclaration de 1789 et dans la Constitution de 1791, enchaîna Romain. D’un côté la Déclaration énonce: vous avez tel droit, tel droit, tel droit. L’État ne peut y toucher. De l’autre la Constitution dispose:

«La Souveraineté… appartient à la Nation.» Sous-entendu: la Nation souveraine fait ce qu’elle veut. Contradiction ! «Mettre dans une même déclaration… la souveraineté du peuple et la liberté… à égal titre, ironise Faguet, c’est y mettre l’eau et le feu et les prier ensuite de bien vouloir s’arranger ensemble.» La seule issue est d’éliminer un terme. «Une déclaration des droits devrait commencer par ces mots: “Il n’y a pas de souveraineté.” »

– Sous cet angle, la Révolution, faute d’avoir expulsé la notion de souveraineté, n’a pas fait avancer la cause libérale d’un pouce. Sous l’Ancien régime, il y avait un roi souverain, avec souveraineté de droit divin. Après la Révolution, il y a eu le peuple – la Nation, si vous voulez – souverain, avec souveraineté populaire ou nationale. Quelle différence? « La France, de 1788 à 1790, n’a fait que changer d’absolutisme.»

– Il fallait supprimer la souveraineté, insista Romain. Pas seulement changer le titulaire, mais éliminer la chose. Constant dit: «C’est contre l’arme et non contre le bras qu’il faut sévir.»

Extrait du livre de Bernard Quiriny, « Le club des libéraux », publié aux éditions du Cerf

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