La grande épuration : mais pourquoi la Silicon Valley se comporte-t-elle comme si elle voulait donner raison aux complotistes à la QAnon ?<!-- --> | Atlantico.fr
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QAnon capitole Twitter militants Donald Trump Washington
QAnon capitole Twitter militants Donald Trump Washington
©SAUL LOEB / AFP

Liberté d'expression

Twitter a suspendu les comptes de Donald Trump et de très nombreux de ses supporters, dont beaucoup d’adeptes de la théorie du complot QAnon. Le réseau social alternatif Parler a été mis hors ligne par Amazon qui l'hébergeait. Est-ce véritablement le rôle des réseaux sociaux ?

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Jean-Yves Camus

Jean-Yves Camus

Chercheur associé à l'Iris, Jean-Yves Camus est un spécialiste reconnu des questions liées aux nationalismes européens et de l'extrême-droite. Il est directeur de l'Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès et senior fellow au Centre for the Analysis of the Radical Right (CARR)

Il a notamment co-publié Les droites extrêmes en Europe (2015, éditions du Seuil).

 

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Atlantico.fr : Twitter et Facebook ont suspendu les comptes de Donald Trump et de certains de ses supporters, dont beaucoup d’adeptes de la théorie du complot QAnon. Le réseau social alternatif Parler a lui été mis hors ligne par Amazon qui l'hébergeait. Est-ce bien le rôle des réseaux sociaux de décider ce qui est le bien et le mal ?

Jean-Yves Camus : Pour bannir des gens d'un réseau social, il faut d’abord avoir une ligne jaune très facilement traçable de ce qui est permis et ce qui est interdit. Cette ligne n’est pas claire. Elle est d’autant plus difficile à déterminer qu’on n’a pas la même définition de la liberté d’expression que les Américains.

Il faut se poser la question de qui est aux manettes quand on bloque des comptes et qu'on efface des contenus. Qui a la responsabilité de déterminer ce qui est tolérable ? Il est louable que les fournisseurs d'accès à Internet et les réseaux sociaux prennent leur responsabilité face à des contenus qui transgressent la loi de toute évidence, mais j'ai peur de la forme d'auto-censure qui risque de plus en plus de toucher les réseaux sociaux. Parce que chacun saura qu'il risque, à un moment donné, d'être considéré comme ayant franchi la ligne, non pas par un juge, mais par un employé qui est derrière un écran d'ordinateur.

Pour reprendre l'affaire des messages antisémites contre Miss France, que les gens qui ont posté un contenu antisémite tombant sous le coup de la loi ait une sanction pénale, c’est tout à fait normal. Mais donner à quelqu'un qui n'est qu'un fournisseur technique le pouvoir de valider le contenu qui apparaît sur son écran, c'est plus problématique. Ces gens-là ne sont pas magistrats. Quelles sont les consignes qu’on leur donne ? Est-ce qu'ils effacent uniquement ce qui tombe sous le coup de la loi ou également ce qui est très choquant ? ou un peu choquant ? Il y a là un risque de glissement.

Concernant Parler, la fermeture du site en entier pose encore plus question car on ne fait aucun tri. C'est aller très loin. Pour m'être moi-même inscrit sur Parler, j'ai effectivement lu des appels insurrectionnels à se joindre aux manifestations du Capitole mais j'ai aussi vu des messages très anodins. On ne trouve pas sur Parler que des activistes ultra-violents. 

Edouard Husson : Eisenhower avait dénoncé, en 1960, le « complexe militaro-industriel » comme un danger pour la démocratie. Aujourd’hui, ce n’est pas l’armée ni ses commanditaires qui ont décidé de l’élection; Trump a financé une relance importante de l’effort de défense; bien entendu, le haut commandement penche plutôt du côté démocrate mais il s’en tient à une stricte neutralité. Certains partisans de Trump, sur les réseaux sociaux, ont espéré que le président décréterait un état d’urgence; mais, outre le fait que le président américain est, à la différence de ses adversaires, respectueux de l’état de droit, il est probable qu’il n’aurait pas eu le soutien du Pentagone - le même Pentagone a longtemps bloqué à Biden l’accès aux analyses des services de sécurité. Je ferais une exception pour la communauté du renseignement, dont je pense qu’elle a été très déloyale à Trump. Sans doute parce qu’elle touche au monde du numérique. C’est ailleurs, en effet, que la lutte pour le pouvoir s’est jouée: le « complexe digitalo-financier » est le grand manipulateur de cette élection: Les médias ont, par exemple, choisi de ne pas parler de la corruption du clan Biden. Les plateformes (moteurs de recherche ou réseaux sociaux) ont mis leurs algorithmes au service de la campagne démocrate. Puis, après l’élection, quand la campagne Trump a parlé de fraudes, on a mis des messages d’avertissements sur les réseaux sociaux tandis que les grandes chaînes de télévision cessaient de retransmettre les discours de Trump. Ce qui se passe avec la fermeture du compte twitter de Trump ou de la chaîne You Tube de Steve Bannon, avec le fait de bannir Parler d’Amazon n’est donc qu’un aboutissement. C’est spectaculaire pour tous ceux qui n’avaient rien remarqué auparavant. Mais les réseaux sociaux ne sont pas seuls; cela fait partie d’un système dont la finance et les très grandes entreprises sont les deux autres piliers. Pensez que le magazine Forbes bombe le torse comme Arnold Schwarzenegger pour expliquer qu’il cassera la réputation de toute entreprise qui emploierait un ancien collaborateur de Trump.

Qu'est-ce que la théorie QAnon ? Et quelle place occupe les réseaux sociaux dans celle-ci ? 

Jean-Yves Camus : C'est une théorie expliquant qu'une vaste conspiration mondiale composée de pédophiles dirige le monde. Les réseaux sociaux sont des multinationales qui font partie d'un milieu opaque où se côtoient dirigeants politiques et dirigeants du big business. Pour les QAnonistes, la fortune d'un Mark Zuckerberg, d'un Jeff Bezos ou d'un Bill Gates cache forcément de mauvaises intentions. Ils sont partie prenante de ce que les complotistes appellent l’Etat profond.

Il y a quand même une différence entre critiquer le forum de Davos parce que s'y pressent les personnes les plus riches de la planète et ceux qui défendent QAnon qui est une théorie objectivement absurde.

Edouard Husson : Ce qui caractérise la vie politique américaine, c’est le développement parallèle de deux systèmes de pensée conspirationnistes. D’un côté, les Démocrates ont cru jusqu’à l’absurde au rôle de Poutine dans l’élection de Donald Trump en 2016. De l’autre, un certain nombre d’électeurs républicains de la mouvance QAnon (mais beaucoup moins nombreux qu’on ne le croit au demeurant) mettent au coeur de leur analyse l’affrontement entre Trump et le « Deep State ». Tout événement du mandat de Trump a été interprété comme un jeu d’échec entre Trump et l’Etat profond, le président étant destiné à remporter la partie. Comme les obsessions conspirationnistes des Démocrates sont le fait de personnes appartenant aux classes supérieures, on ne les décrit pas comme telles. En revanche, on ne cesse de pointer du doigt le conspirationnisme de droite, issu de la classe moyenne, jusqu’à en faire le tout du trumpisme. Dans les deux cas, d’ailleurs, les réseaux sociaux servent de miroir déformant: ils donnent une importance qu’ils n’ont pas aux partisans du « Russiagate » comme aux gens de QAnon.  Il ne faut pas sous-estimer l’impact des réseaux sociaux: de manière symbolique, les deux réseaux de conspirationnistes se sont rencontrés au Capitole, lors de la journée du 6 janvier. D’après les informations dont je dispose, ce sont des messages du réseau « QAnon » qui ont orienté certains manifestants convaincus vers le Capitole et les ont poussés à l’intrusion, laquelle est venue alimenter la paranoïa des responsables démocrates, à commencer par Nancy Pelosi, qui sont persuadés que Trump est un « fasciste », secrètement aidé par Poutine. Ce qui se passe avec la fermeture de nombreux comptes Twitter et pages Facebook, c’est la chasse aux sorcières d’un réseau de conspirationnistes riches et distingués contre les partisans de Donald Trump, sous prétexte de combattre un réseau de conspirationnistes ploucs et sans le sou. 

La restriction des moyens d’expression des tenants de théories du complot n'est-elle pas contre-productive ? Ne renforce-t-elle pas leur vision du monde ?

Jean-Yves Camus : Si on ferme tous ces comptes, on va créer un nouvel appel d'air. Ces gens vont se dire qu’il se passe quelque chose, qu’on essaye de les museler. Certes, ces comptes diffusent des thèses qui ne sont pas bénéfiques à l'intérêt général. Mais les censurer pose un problème évident de liberté publique et de liberté d'expression. De plus, la censure ne résout pas le problème. Si ces gens veulent se faire entendre, ils vont migrer ailleurs pour s'exprimer. Et ailleurs, ça peut être dans la rue, de façon plus ou moins violente comme on l'a vu au Capitole. On est juste en train de créer davantage de mécontentement. On parle ici de gens qui vivent avec une immense frustration le fait de voir leur candidat perdre l'élection et qui ont le sentiment qu'on cherche à les faire taire. Heureusement en France, ça n'atteint pas les mêmes proportions qu'aux Etats-Unis.  

Le réseau Parler, c'était aussi une soupape de sécurité pour ces électeurs radicaux. Même si on peut dire que Parler laissait s'exprimer les gens sans aucune limite, je préfère que cette expression de rage reste sur les réseaux sociaux plutôt qu’elle s’exporte dans la rue. 

Pour autant, il n’existe pas de solution miracle. La mentalité complotiste est ainsi faite que ces gens trouveront toujours dans l’actualité quelque chose qui viendra confirmer leurs élucubrations.

Edouard Husson : Attention à ne pas tomber dans le piège des Démocrates qui voudraient que tout Trumpien soit conspirationniste. Mais ce sont surtout des membres du groupe dirigeant républicain qui ont été visés, en même temps que Donald Trump. Ou même des conservateurs qui n’avaient pas de lien avec l’administration Trump. Pensez que Ron Paul, républicain anti-impérialiste, l’une des figures les plus estimables de la vie politique américaine de ces cinquante dernières années, a été censuré par Facebook. Ce qui vise les théoriciens du complot est marginal. C’est bien sûr monté en épingle et je pense que la gauche américaine en a joué très habilement. Le fameux « Chaman » photographié au Capitole est entouré de deux militants « antifa » de Philadelphie sur certaines photos; et on l’identifiait au printemps 2020, sur une photo très curieuse, où l’on voit en arrière-plan des militants BLM. Les extrémismes se rejoignent et se fréquentent; tandis qu’au sommet les théoriciens complotistes démocrates et QAnon ont eu besoin les uns des autres pour entretenir une agitation permanente qui empêchait de juger avec impartialité et sérénité le travail politique de Donald Trump. Je ne suis pas sûr, d’ailleurs, que Twitter et Facebook s’en prennent d’abord aux partisans de QAnon: les Démocrates  ont trop besoin d’eux comme faire-valoir de leurs thèses sur « Trump le fasciste ». Ce sont des conservateurs articulés comme Tom Fitton qui sont menacés ce lundi 11 janvier; ou Robert Barnes, juriste remarquable, qui comptait dimanche 10 janvier combien de followers il avait perdu en 48h. Et pour revenir à ce que nous disions du complexe « digitalo-financier », ce sont les JP Morgan ou Citibank qui ferment les comptes de levée de fonds de sénateurs qui ont refusé de certifier le collège électoral. Une lutte est engagée par le complexe digitalo-financier contre la liberté d’expression, bien entendu, mais en fait contre la démocratie et les libertés individuelles en général. 

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