La France, l’Afrique et la démocratie : est-il encore possible de rattraper les erreurs du passé (et du présent…) ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Des habitants brandissent un drapeau national gabonais à Libreville, le 30 août 2023, après qu'un groupe d'officiers militaires ait annoncé qu'ils « mettaient fin au régime actuel ».
Des habitants brandissent un drapeau national gabonais à Libreville, le 30 août 2023, après qu'un groupe d'officiers militaires ait annoncé qu'ils « mettaient fin au régime actuel ».
©AFP

Moment historique

Ali Bongo a été placé en résidence surveillée au Gabon après une tentative de coup d'Etat, mercredi. Des militaires ont annoncé la dissolution des institutions et l'annulation des résultats des élections qui le donnaient réélu président. Comment la France peut-elle garder un lien avec l’Afrique sans être accusée d’avoir un comportement néocolonial ?

Pierre Clairé

Pierre Clairé

Pierre Clairé est analyste du Millénaire, think-tank gaulliste spécialisé en politiques publiques diplômé du Collège d’Europe

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Jean-Claude Félix-Tchicaya

Jean-Claude Félix-Tchicaya

Jean-Claude Félix-Tchicaya est praticien chercheur pour l'Institut de Prospective et Sécurité en Europe (IPSE) en géopolitique, géostratégie, sociologie et psychosociologie au sein du groupe Afrique / Europe.

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Atlantico : Des militaires ont annoncé, mercredi, « mettre fin au régime » en place au Gabon et dissoudre « toutes les institutions de la République ». Les frontières ont été fermées. La tentative de coup d’État est intervenue quelques minutes seulement après l’annonce des résultats de la présidentielle qui s’est tenue samedi. Le sortant Ali Bongo Ondimba a été réélu avec 64,27% des voix. Son principal opposant conteste le résultat. Il est actuellement en résidence surveillée. Le porte-parole du gouvernement français Olivier Véran a précisé que "La France condamne le coup d'État militaire qui est en cours au Gabon". Pourquoi la France ne s’interroge pas en même temps sur la fraude électorale manifeste sur la présidentielle gabonaise ? En quoi la situation du Gabon est-elle différente de celle du Niger ?

Pierre Clairé : À l'heure actuelle, il est difficile pour la France de s'exprimer publiquement sur ces fraudes tant elle a trop à perdre. Ainsi, conforme à sa politique à l’égard des pays africains et surtout à sa ligne défendue face au putsch nigérien, elle condamne le coup d'État et dit vouloir un retour à l'ordre et au calme. Agir autrement reviendrait à faire voler en éclat son discours sur le Niger et perdre en crédibilité sur le Continent en portant un deux poids deux mesures dangereux. Cette versatilité aurait comme résultat d'ouvrir un peu plus la voie à des puissances autocratiques et dangereuses comme la Chine et la Russie. De plus, il ne faut pas sous-estimer le sentiment anti-français très présent dans la région et qui nourrit les contestations et les putschs. En critiquant le déroulement de l’élection présidentielle gabonaise, la France se rendrait coupable d'ingérence aux yeux de certains en Afrique, ce qui pourrait accélérer les coups d'État et ainsi entraîner une forme de Printemps Arabe bis.

Les coups d’Etat au Gabon et au Niger n'ont rien à voir et il serait erroné de les rapprocher. Au Gabon, il s’agit d’un coup d’Etat inhérent à la vie politique interne. La démocratie et les droits de l'homme ont toujours été un problème dans le pays et Ali Bongo, président du Gabon depuis 2009 à la suite de la mort de son père, n'a jamais fait l'unanimité. En 2016, lors de sa première réélection contestée, son opposant de l'époque, Jean Ping, avait aussi contesté le résultat devant les fraudes avérées, mais la contestation fut durement réprimée. En 2019, alors que Bongo est convalescent, des militaires tentent de prendre le pouvoir, mais le coup d'État tombe à l'eau et les putschistes sont durement punis. Cette année, les résultats étaient aussi remis en cause et la population a mal accepté qu'internet soit coupé dans le pays. En somme, ce coup d’Etat est le résultat d'années d'entraves à la démocratie et montre qu'il existe un véritable ras-le-bol dans le pays. Au Niger, la situation est clairement différente alors que le pays était reconnu comme un des plus démocratique de la zone, Mohamed Bazoum étant élu démocratiquement. Le coup d'État au Niger a été une surprise puisque le régime ne connaissait pas de problèmes démocratiques, sécuritaires ou d’instabilité due à l'islamisme (les attaques avaient baissé ces derniers mois grâce à l'aide occidentale). Le Niger est caractéristique d'un coup de force fomenté par des généraux qui se plaignaient de la présence française sans appui de la population.

Jean-Claude Félix-Tchicaya : Les résultats ont été donnés dans la nuit de mardi à mercredi, une habitude et un mécanisme d’un régime autoritaire. Les Gabonais dormaient à cette heure-là. Cela succède à l’opacité et la fermeture des frontières, la coupure d’Internet. Le scrutin était sous cloche avec l’interdiction d’observateurs étrangers ou locaux. Toutes les conditions de la fraude et de la manipulation des résultats étaient à l’œuvre. Mais cela a été refusé par le corps militaire, la garde républicaine et la police qui s’attendaient  à ce qu’au réveil des Gabonais un tel résultat soit prononcé  à cause de l’opacité du scrutin. De nombreuses études sociologiques et sociopolitiques démontraient pourtant que, surtout depuis deux ans, la popularité d’Ali Bongo chutait inexorablement tout comme celle de son gouvernement. La crise au Gabon est l’épilogue d’un système dynastique et autocratique familial qui a plus d’un demi-siècle. Son père, Omar Bongo, avait été mis en place par la France en 1967. Il y a eu également un coup d’Etat en 1964. Léon Mba a été replacé au Gabon par l’administration et l’Etat français, par De Gaulle.  La France est liée en partie au pouvoir gabonais.

La France diplomatique, politique et présidentielle devrait montrer la voie et enclencher de manière pratique la restauration d’un discours, la restauration d’un narratif, d’un récit afin d’être en mesure de saisir et de comprendre ce moment historique.   

Le régime Bongo au Gabon est le pilier même de la Françafrique en Afrique centrale. Il en existe d’autres. Les mandats ont été renouvelés de manière frauduleuse.

Le Gabon est pourtant un pays extrêmement riche. 88 % de ce pays est constitué de forêts. Il y a 12 % habitables. La population n’est pas très nombreuse et devrait vivre dans l’opulence au regard des richesses et des matières premières.

40 % des Gabonais sont au chômage. Un tiers vit sous le seuil de pauvreté.

La cohabitation qui s’est amoncelée depuis des années était intenable.

Quand certains demandent la fin de ce système en Afrique et souhaitent que les relations cessent avec ces pays, cela n’est pas lié à un sentiment anti-français. Un mouvement politique est à l’œuvre en Afrique. Nous assistons à un mouvement tectonique géopolitique des peuples. Il ne s’agit pas d’une contagion. Il est important que la présidence, la diplomatie, la classe politique, le champ économique, la société française comprennent le moment important que vit l’Afrique en ce moment. Et cela n’est pas terminé. Cela ne va pas se produire uniquement dans des pays africains anglophones ou lusophones. Il ne s’agit pas d’un problème linguistique. En revanche, il s’agit bien d’un problème politique. Il n’y pas de sentiment anti-français. Le message est adressé afin de mettre un terme à la Françafrique, à un système. Le véritable départ avait été initié par le Printemps arabe.

La situation actuelle s’inscrit dans un moment historique qu’il faut saisir. La France doit saisir cet instant et saura être à la hauteur de ce moment avec un aggiornamento, un mea culpa et une volonté de renouer le dialogue. Il s’agit d’une convocation obligatoire de l’histoire.    

Concrètement, comment la France peut-elle garder un lien avec l’Afrique sans être accusée d’avoir un comportement néocolonial ?

Pierre Clairé : Le problème principal de la France en Afrique est son aveuglement pour changer de logiciel. Les relations post-coloniales de la France avec ses anciennes colonies africaines diffèrent du monde anglophone. Ses relations ont été marquées par un clientélisme et une corruption à peine masqués, la France voyant le Continent comme sa chasse gardée. La France n'a pas réalisé que l'Afrique se mondialise et devient le terrain de jeu de nouvelles puissances comme la Chine, la Russie ou la Turquie, qui jouent du rejet de la France et du néo-colonialisme pour s'insérer durablement. La France a perdu aux yeux des États africains de sa spécificité et n'offre plus une politique originale dans la zone, alors que les pays sont fréquemment courtisés par d'autres puissances. Il est donc nécessaire pour garder le lien de repenser notre politique africaine, axée davantage sur le coopération et la réciprocité. Il est nécessaire de ne plus voir les pays africains comme notre chasse gardée acquise, mais comme des partenaires avec des échanges normalisés. Il est ainsi nécessaire de se centrer sur les populations et sur les échanges commerciaux, pour que les bienfaits de notre présence se fassent ressentir en contribuant à insérer les Etats africains dans les chaînes de valeur mondiales. 

La France est aussi perçue comme une puissance ingérante qui utilise le prétexte de la démocratie pour ses intérêts vitaux. Alors qu'à juste titre la France se dit attachée à l'ordre constitutionnel au Niger et à l'Etat de droit, il faut rappeler qu'elle a soutenu le coup d'État constitutionnel au Tchad. Quelle cohérence ? Beaucoup d'intellectuels, de politiques et de militaires pensent que notre seule ligne directrice est la défense de ses intérêts. Ce comportement amène de l’hostilité d’une partie de la population. Seulement, face à la prise d'importance de la Chine et de la Russie et pour éviter de sembler néo-colonialiste, la France aurait dû brosser dans le sens du poil la société civile africaine et ne pas se concentrer sur les dirigeants pour faire accepter la présence française en Afrique.

La France est prisonnière de ses liens coloniaux et anciens avec l'Afrique. Un fossé s’est creusé entre une jeunesse qui devient progressivement majoritaire avec la transition démographique des pays africains et les présidents français donneurs de leçons soutenant les Bongo, Nguesso et consorts. Le discours d'Emmanuel Macron de ce lundi aux Ambassadeurs a marqué les esprits par sa violence et son agressivité, alors que la France semble se montrer aveugle sur ce qui se passe sur le Continent. Il est nécessaire de se montrer plus diplomatique et compréhensif des réalités et besoins locaux, d'autres pays prétendent s'y intéresser et ne pas le faire amènerait à perdre pied en Afrique et voir ces pays comme la Chine et la Russie gagner du terrain dans la région.

Jean-Claude Félix-Tchicaya : Le comportement de la France vis-à-vis des pays africains devra être renouvelé et différent. Il devra être d’égal à égal, il ne devra plus être condescendant ou arrogant. Du changement doit être apporté également dans les décisions qui doivent être prises de manière conjointe et bilatérale. Il ne faudra pas répondre dorénavant aux intérêts d’un club ou d’un groupe qui serve des clans qui desservent la majorité de la population. Les rapports avec la France politique ne sont pas fustigés.  Les erreurs sont plutôt dans les rapports des politiques français qui parlent à un clan, à une niche qui sont accusés de mal se comporter à l’égard de leur peuple.

La façon d’appréhender les Africains, l’Afrique et les diasporas doit donc évoluer. Des changements doivent s’opérer dans les accords politiques. La manière d’appréhender et de s’adresser à l’Afrique et aux Africains doit changer. Les décisions géopolitiques, géoéconomiques, géostratégiques doivent enfin changer la donne concrètement dans les faits.

Le sentiment anti-français est souvent évoqué mais aucun Français au Gabon ou ailleurs n’a été agressé parce que Français. Sur 54 pays, les incidents ont été minimes.

Il est primordial de renouveler les rapports entre l’Afrique et la France. Il est nécessaire que les rapports s’améliorent et prennent une tournure qui soit plus en rapport avec le siècle. Cela serait bénéfique pour la France et pour l’Afrique. Et cela irait dans le sens de l’histoire.

Qu’est-ce que la France peut faire économiquement face à la corruption en Afrique et comment peut-on gérer nos contradictions sans se substituer aux Etats africains ?

Pierre Clairé : Je reste convaincu que c'est par le commerce et le libre échange que la France pourra se racheter en Afrique et redorer son blason. Pour autant, vous avez raison de signaler que la corruption et la mauvaise gouvernance constituent l’enjeu principal qui se heurte au développement de l’Afrique. Il faut donc opérer un changement de logiciel pour repenser nos relations. La politique française en Afrique a toujours été basée sur le clientélisme en raison des économies de rente de chaque pays. Or, les économies de rente génèrent par nature des régimes corrompus. Cela explique pourquoi l'aide envoyée par la France en Afrique ne bénéficie qu'à une minorité au pouvoir. Les Français doivent aider les régimes africains à diversifier leur économie et à opérer une montée en gamme dans les chaînes de valeur pour éviter d’alimenter le ressentiment anti-français attisé par la corruption et par les puissances étrangères (Chine, Russie) qui veulent nous remplacer. 

Il faut donc revoir les positions françaises sur l'Afrique et surtout repenser son aide économique, en tentant d'augmenter le partenariat et la coopération. La France a déjà un avantage comparatif non négligeable avec la langue et elle doit s'en servir en créant un lien fort avec les populations et non plus les élites uniquement. Cette aide versée aux États part d'une bonne intention française, mais sa mauvaise utilisation et la corruption endémique de ces pays rend son utilité quasi nulle voire nocive pour l'image de la France. Ainsi cette aide devrait être distribuée directement aux entreprises et des facilités devraient être accordées aux entreprises locales notamment avec des prêts à taux avantageux. En effet, le marché intérieur et les entreprises locales souffrent de la concurrence déloyale des entreprises étrangères, notamment chinoises, dopées à l'argent public. La généralisation des financements et d'autres dons faits secteur privé, par le biais notamment des institutions de financement du développement, permettrait d'utiliser directement l'argent donné par la France, pour des projets d'utilité publique. Surtout, cela permettrait de supprimer les intermédiaires vecteurs de corruption et ainsi de promouvoir la croissance via des projets innovants. Le commerce serait notamment un moyen de participer à la croissance de ces pays en leur permettant de créer sans dépendre outrageusement de l'aide internationale.

Pour gérer nos contradictions et ne pas être forcé de quitter l'Afrique, continent d'avenir de par ses matières premières et ses marchés conséquents, il faut se montrer plus habile et diplomate. Nous ne pouvons pas prétendre que nous n'avons aucun intérêt en Afrique, mais il faut se placer davantage dans la coopération et l'échange pour se faire accepter durablement. C'est cet aspect qui manque cruellement à la politique française.

Jean-Claude Félix-Tchicaya : Les accords entre les pays africains et la France doivent être mieux entourés et cadrés sur le plan juridique via la mise en place de commissions indépendantes et qui ne soient pas liées à un mécanisme de cooptation. Cela ne peut se faire que par un mouvement réciproque.

Il existe des mécanismes nocifs et nuisibles dans beaucoup de sociétés africaines malheureusement. Les rapports passent beaucoup par la cooptation. Il y a une demande et une forte aspiration de la jeunesse qui éprouve les plus grandes difficultés pour s’insérer professionnellement. Il y a 40 % de chômage au Gabon. Si vous n’avez pas un oncle, une tante ou un membre de votre famille qui peut vous aider à trouver un emploi, cela est très compliqué. Le népotisme est très puissant. Il est donc primordial d’agir pour lutter contre ce phénomène. Il faut qu’il y ait des contraintes et des actes. Cela ne doit pas être qu’une simple volonté affichée. Les Africains sont fatigués d’entendre de la part de leurs dirigeants ou partenaires qu’il y a une volonté politique. Il faut que les contraintes soient efficaces et permettent d’avoir des résultats. Les commissions doivent avoir des parties indépendantes avec des membres de la société civile. Tout le monde doit pouvoir avoir le sentiment d’être représenté.  Les citoyens africains ne veulent plus se sentir ostracisés. Il n’y a que deux millions d’habitants au Gabon et 800.000 parmi eux qui ont le droit de vote.

Si les partenariats étaient renouvelés sur des bases saines, cela pourrait être très efficient de manière assez rapide sauf qu’il y a des mécanismes qui nécessitent d’être élimés et réduits. Cela prendra du temps.

Cette initiative doit être conjointe pour que cela ne soit pas vécu comme un ordre ou une injonction. Cela doit être vécu comme un processus conjoint qui ne doit être qu’avec l’Etat mais avec le champ politique, économique. Grâce à cette nouvelle philosophie, tout le monde pourra se sentir co-auteur, co-acteur et co-producteur du changement. Cela est fondamental.

Concrètement comment faire pour la gestion des matières premières face à la corruption ou pour les questions des visas ?

Pierre Clairé : L'Afrique souffre de ce que nous connaissons comme la malédiction des matières premières (le continent dispose de 40% des réserves d'or mondiales, 30% de celles de minerais et 12% de celles de pétrole). Pourtant cette rente qui devrait être synonyme d’une manne financière importante pour l'Afrique ne profite pas aux populations à cause de la corruption et de la mauvaise gouvernance. L'Afrique n'est pas en mesure de transformer cette rente en développement économique stable. En 2020, l'industrie issue de la transformation de ces matières premières n'était le premier poste d'exportations que de 4 pays africains (Maroc, Seychelles, São-Tomé et Principe et Tunisie). Cela est bien faible pour l’Afrique. Par le biais des banques de financement du développement nous devrions agir afin de faciliter la création d'entreprises innovantes en Afrique qui leurs permettraient de transformer leurs grandes réserves de matières premières en source de croissance stable. Enfin, il faut privilégier la création et le financement de sociétés minières locales sans aucune corruption, mais aussi se montrer intransigeant avec les entreprises européennes qui donnent des pots de vin et alimentent la corruption. Ce fut le cas lors de la condamnation du suisse Glencore, géant des matières premières, qui fut condamné à payer une lourde amende pour cause d'incitation du climat de corruption en novembre dernier. Nous devons multiplier les actions de ce genre pour éviter de passer pour les pilleurs du Continent et empêcher que les Russes et les Chinois, qui pour le coup pillent le continent, ne puissent s'implanter durablement.

Depuis le début de l'année nous voyons que les refus systématiques de l'émission de visas vers la France crée des tensions et ravive un sentiment anti-français. Cette question est épineuse et explique pour partie l'échec de la nouvelle politique africaine annoncée par Emmanuel Macron en février dernier. En effet des facilités de circulation et d'obtention de visas devaient être accordées à certaines catégories d'Africains (chercheurs, scientifiques ou autres personnes ne présentant pas de risques migratoires). Mais dans les faits ce n'est pas devenu réalité et cela à le don d'exaspérer et de créer du ressentiment chez nos partenaires. Il serait judicieux de faciliter les partenariats stratégiques entre la France et les pays africains. Il s'agit bien d'établir une différence entre ces migrants qualifiés qui ne sont pas appelés à rester sur le territoire et les migrants non qualifiés, pour ainsi aider à favoriser la coopération internationale et permettre de redorer notre image en Afrique.

Faut-il préférer quelqu’un de corrompu au risque de voir s’éloigner la démocratie ? Y a-t-il des possibilités pour la France de "rattraper" la situation en Afrique et sur le front de la diplomatie et de la démocratie face aux Russes et aux Chinois et face au mécontentement de la population ?

Pierre Clairé : Agir de la sorte et soutenir quelqu’un de corrompu est une des raisons qui nous a conduit à une telle situation. La présence française en Afrique depuis les indépendances est marquée par une forme de clientélisme voire de corruption et c'est justement le rejet de cela qui a alimenté la haine anti-français en Afrique. Alors que nous défendons à juste titre l'ordre constitutionnel et l'État de droit au Niger, nous n'avons eu aucun problème à soutenir le coup d'État constitutionnel de Mahamat Déby au Tchad il y a un an par exemple. Ce manque de cohérence est une des raisons du rejet de la France en Afrique. Il nous faut soutenir la démocratie et combattre la corruption sur le Continent.

Tout rattrapage me semble difficile tant la France s'est enfermée dans un aveuglement post-colonial qui l'a empêché de réaliser que l'Afrique avait changé depuis la fin de la Guerre Froide. Après les Indépendances, ses alliés la laissaient jouir d'une rente néo-coloniale sans jamais être inquiétée. Mais ce monopole appartient au passé et en ne voulant pas voir la réalité, la France s'est attirée la haine d’une frange de la population, alors que l'action de la France se résumait à une présence militaire pour lutter contre le djihadisme, tout en se montrant intransigeante sur les questions de démocratie, d'État de droit et des droits de l'Homme. Face à cela, la France a dénigré les échanges économiques, laissant par exemple l'Allemagne devenir le premier partenaire économique du continent dès 2018. De plus, la France ne peut plus aussi bien garantir la sécurité des pays africains que du temps de la Françafrique, n'ayant pas la même présence et souffrant de la comparaison avec les autres puissances étrangères présentes en Afrique. La présence française est devenue difficilement compréhensible par les populations, qui ne voient pas automatiquement les résultats de la présence militaire française (alors que les résultats sont là) et surtout ne ressentent pas économiquement les bienfaits de la présence française. Les Russes ou les Chinois ne font pas cette erreur et se montrent généreux en flattant leurs hôtes et surtout en commerçant avec eux et en leur offrant des débouchés.

Un changement de paradigme reste possible. Seulement, la France a perdu un temps précieux et s'est laissée déborder par d'autres puissances. Ces "nouveaux" pays ont adopté des stratégies africaines originales, claires et surtout centrées sur les populations. Ce naufrage français est d'autant plus dommageable que la France partait avec une certaine avance. Un “rattrapage" serait possible mais il faudrait changer le logiciel de la France concernant ses relations avec l'Afrique et se concentrer davantage sur l'économie et les investissements. Nous devons soutenir les économies locales, augmenter nos échanges avec ces pays pour ne plus donner l'impression de profiter de ces pays sans faire profiter des liens privilégiés. Entre 2000 et 2020 la part de marché relative de la France est passée de 15 à 7,5%, ce qui est une baisse trop importante. À côté de cela, la participation de la Russie ou de la Chine n'a fait que grandir. La concurrencedelaChine est la plus préoccupante sur le continent, avec une forteprésence par le biais des nouvelles routes de la soie comme au Gabon. Mais les PME etlesTPElocalessouffrentdecetteprésenceaccrue et de la concurrence déloyaled'entreprises chinoises dopées aux aides d'État. Ainsi, en multipliant les échanges etfavorisant l'essor des entreprises locales nous pouvons nous distinguer et nous faireapprécierdenouveaudeslocaux.

Jean-Claude Félix-Tchicaya : Il y a un passif avec la France. Il y a donc un mécontentement des populations. Mais il y a une pluralité d’avis. Tout le monde ne veut pas tomber dans les bras de Wagner ou d’autres dictatures. L’important n’est pas de changer de tutelle mais de changer en termes de partenariat. La France est convoquée par les sociétés civiles. Elle est obligée d’apporter des changements et de sortir des tons condescendants, arrogants, donneurs de leçon. Certes il y a eu la condamnation du coup d’Etat de la part de la France. Mais il n’y a pas eu de condamnations du clan Bongo pendant des décennies (un demi-siècle). A travers la conscience politique, l’histoire et les avis des Africains, il est important de dire à tous que ce système ne peut plus durer. Cette gabegie doit cesser. Les mandats du pouvoir autocratique se sont succédé à répétition au Gabon.  Cela est offensant. Le Gabon, le Tchad, le Congo, le Cameroun ne sont pas des pays véritablement stables mais s’apparentent plutôt à des dictatures stables, des souffrances sociales et économiques stables, des humiliations sociales stables.

Cela doit conduire à des changements de paradigme très importants. M. Bongo aurait été là depuis 21 ans à la fin de son nouveau mandat. Son père était arrivé au pouvoir en 1967.

Si on ne saisit pas humainement, politiquement, philosophiquement, géopolitiquement ce moment, l’histoire sera éloquente. Je ne vois pas la grandeur d’un pays si souvent énoncé comme la France dans le fait de rater ce moment. Les ratés pendant des décennies de ce même pays, de la France, qui vante sa grandeur, doivent permettre de se ressaisir afin d’être au rendez-vous de l’histoire. Il faut être ponctuel et répondre présent à ce défi.

Qu’est-ce que la France a mal fait depuis longtemps et jusqu’à encore récemment (sur la crise du Niger et du Gabon par exemple) en Afrique ? Quelles ont été les principales erreurs de la France vis-à-vis des démocraties africaines ?

Jean-Claude Félix-Tchicaya : Le Gabon n’était pas véritablement un pays démocratique. Le pouvoir reposait sur une dynastie autocratique déguisée en démocratie. Les scrutins par le passé s’apparentaient à des simulacres. Cela a duré pendant plus d’un demi-siècle au Gabon sous la direction de la dynastie des Bongo.

La première erreur est à la source d’avoir monté ce système qui était voué à l’échec. Il était contraire à la devise liberté, égalité, fraternité. La France n’a vu que les intérêts et a décidé de s’asseoir sur l’intérêt général des peuples africains, sur le renouvellement des rapports que convoquait la décolonisation.

Nous assistons actuellement à une convocation au changement. La France ne pourra pas changer ce système de manière solitaire. Les sociétés civiles, la classe politique et économique seront nécessaires pour relever ces défis.

Le moment est donc extrêmement important. Les pays africains sont souvent sous la coupe de dictatures ou d’autocraties, soit en voie de démocratisation ou des démocraties imparfaites. Quels que soient les modèles en question, si cela concerne la France de manière bilatérale ou multilatérale, nous sommes dans un monde multipolaire en pleine mutation. Nous sommes face à un moment de restauration, de reconfiguration et de transfiguration de l’Afrique, notamment pour les sociétés civiles. Il s’agit d’un moment tectonique et géopolitique. Les militaires ont refusé l’ordre de M. Bongo d’agiter une répression contre un peuple qui allait se soulever devant des résultats iniques et cyniques. Ils ont refusé. Il s’agit du même écosystème. Ils se connaissent. Ceux qui ont fait le coup d’Etat sont dissidents d’un même pouvoir, d’un même champ économique, militaire.

Ce moment est historique pour la France mais aussi pour le Gabon, pour la société civile, pour les générations.

Il faut donc offrir une action politique digne et apporter un autre regard sur les pays d’Afrique, sur les Africains, sur soi-même.

La géopolitique est normalement un rapport de force sauf que ce domaine, la géostratégie et la géoéconomie sont convoqués à un changement de fond et à une restauration.

Il y a des affinités possibles aussi avec une bonne partie de l’Afrique. Pour le moment, il s’agit d’un moment heurté. Mais il y a tant de choses à faire. Il est vital de ne pas rater ce rendez-vous et cet appel du changement.

Comment expliquer que la France n’ait pas été en mesure de lutter, de contrer suffisamment et de manière efficace la guerre de l’information déployée contre la présence française en Afrique ou la démocratie, notamment de la part de la Russie ou la Chine ?

Pierre Clairé : Très simplement car elle s'est enfermée dans une forme de facilité et s'est laissée emprisonner dans sa croyance que personne ne viendrait la contrer et la concurrencer en Afrique. Elle s'est installée dans une forme de passivité, pensant que tout lui était dû en Afrique et qu'elle ne pourrait être attaquée par voie de communication et de l’information. La Russie par exemple a pris toute la mesure de la situation du continent et de la réalité actuelle. Concord, maison mère du Groupe Wagner, groupe paramilitaire à la renommée internationale, a bien compris que l'Afrique était rentrée dans une nouvelle ère et a fait preuve d'habileté avec l'utilisation des médias. De plus, la France est une cible facile par une politique africaine “old school” basée sur le clientélisme. La présence militaire française, qui ne s'accompagnait plus d'échanges commerciaux importants, a frustré et monté les populations contre la France. Ainsi les autres puissances n'ont eu aucun problème à diaboliser la France aux yeux de la population et ainsi en bénéficier diplomatiquement, grâce à de nombreuses "fake news".

 La France a aussi omis de voir que l'Afrique était entrée dans la mondialisation et l'âge numérique. A titre d’exemple, près de 70% des Africains devraient disposer d’un smartphone en 2025. L'information est primordiale, mais en ne sortant pas de sa position paternaliste, la France n'a pas vu cette nouvelle guerre de l'information. Il faut aussi dire que la France s'est historiquement appuyée sur des hommes politiques ayant eu des rôles dans son administration après les indépendances, comme avec Léopold Sédar Senghor au Sénégal. Ensuite, les Français se sont appuyés sur des militaires formés dans l'hexagone. Le résultat fut le même, ils ont dénigré la population et surtout la jeunesse, nourrie aux informations douteuses d'origines russes ou chinoises. Face à cet aveuglement, les médias français comme France 24, RFI et TV5 Monde n'ont jamais pû rivaliser en adoptant une ligne éditoriale traditionnelle. Le résultat est que d'autres puissances ont pu monter des millions de personnes contre la France, et après des années de laissez-faire, la tâche semble colossale pour contrer cette influence.

Jean-Claude Félix-Tchicaya : Ce qui se passe en Afrique n’est pas lié directement à la Chine ou la Russie. Il y a bien sûr des influences extérieures. Mais la situation se serait déroulée de la même manière avec d’autres types d’influence. La Russie et la Chine sont en Afrique de manière opportune. Mais comme d’autres puissances, comme les Etats-Unis.

La France ferait pareil si une puissance perdait de son influence au sein d’un continent. Il s’agit du jeu des puissances.

Cette vision sur la Russie et la Chine est donc infantilisante vis-à-vis des Africains qui délègueraient son récit et son énoncé à Moscou, Pékin, Paris, Londres ou Washington.

La vision autoritaire de la Chine et de la Russie peut plaire à certains pays africains sur le plan intellectuel.

Les sociétés africaines ont donc aussi rendez-vous avec elles-mêmes. Il y a eu une liesse dans les rues de Libreville, de Port-Gentil. Il n’y pas un tropisme pour les militaires ou pour les coups d’Etats.

Les coups d’Etat en Afrique sont de véritables coups politiques quand les alternances ne sont pas rendues possibles. Ce n’est pas par amour et dévotion de la couleur kaki et des militaires. Ils sont d’ailleurs eux aussi convoqués à ne pas confisquer et subtiliser une révolte sociale que ce soit au Niger, au Mali, au Burkina Faso. Les peuples sont debout, conscients.

Est-il encore possible de « rattraper » les erreurs du passé (et du présent…) pour la France, l’Afrique et la démocratie ? Quelles sont les principales leçons à tirer ?

Jean-Claude Félix-Tchicaya : Il sera sans doute difficile de « rattraper » les erreurs. En revanche, il est temps d’initier une nouvelle ère. Il serait assez beau de faire amende honorable, de faire preuve d’humilité, de dire la vérité, d’avouer les erreurs commises, de faire un aggiornamento pour toutes les générations en France, dans l’Union européenne et surtout en Afrique. Cela serait une belle épopée.

Ce type de pratique pédagogique, intellectuelle et politique permet de tout mettre sur la table et d’inscrire un nouveau départ. Toutes les classes politiques, intellectuelles, économiques et la société civile sont convoquées pour initier ce processus.

Il s’agit d’un moment où la démocratie effective, écouter l’autre, entendre l’autre à égalité, ne plus avoir de puissants préjugés à l’égard de l’Afrique et des Africains, ne plus avoir de discours empreints de haine. Il est grand temps d’entrer dans une nouvelle ère.  Cela ne peut pas se faire sans l’Afrique. Un travail collectif doit être lancé afin de faire entrer l’Afrique et la France dans de nouveaux rapports avant d’entamer une épopée digne des valeurs affichées au sein d’un monde multipolaire et en transition. C’est cela qui pourra faire regagner une conscience effective. La France devra initier de nouveaux rapports avec l’Afrique dans un mouvement réciproque. Ce qui est à construire peut être beaucoup plus beau que ce qui a été fait de laid, d’inique et cynique. Nous sommes donc à un moment important. Il serait possible de tourner la tête et de ne pas le faire. Mais nous sommes convoqués. Il est donc important de répondre à cette convocation. Cela va devoir obligatoirement passer par cette étape. 

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