La décarbonisation des économies occidentales, source massive de création d’emplois ? Une promesse « écologiste » illusoire au regard de la stratégie industrielle chinoise<!-- --> | Atlantico.fr
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Des employés travaillent sur une chaîne de production de compteurs électriques dans une usine de Yinchuan, dans la région du Ningxia, dans le nord-ouest de la Chine.
Des employés travaillent sur une chaîne de production de compteurs électriques dans une usine de Yinchuan, dans la région du Ningxia, dans le nord-ouest de la Chine.
©AFP

Puissance de l'industrie chinoise

La décarbonisation des économies en Occident devait être une source massive de création d’emplois. La Chine, via ses capacités de production, parvient à concurrencer les industries occidentales.

Jean-Pierre Corniou

Jean-Pierre Corniou

Jean-Pierre Corniou est directeur général adjoint du cabinet de conseil Sia Partners. Il est l'auteur de "Liberté, égalité, mobilié" aux éditions Marie B et "1,2 milliards d’automobiles, 7 milliards de terriens, la cohabitation est-elle possible ?" (2012).

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Rémy Prud'homme

Rémy Prud'homme

Rémy Prud'homme est professeur émérite à l'Université de Paris XII, il a fait ses études à HEC, à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de l'Université de Paris, à l'Université Harvard, ainsi qu'à l'Institut d'Etudes Politique de Paris. 

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Atlantico : La décarbonisation des économies occidentales devait être une source massive de création d’emplois. En quoi cette promesse « écologiste » a-t-elle été illusoire au regard de la stratégie industrielle chinoise ?

Rémy Prud'homme : Décarbonisation de l’économie : l’expression est déplorable, la chose l’est plus encore. Elle se rapporte aux objectifs et aux moyens de la diminution des rejets de CO2 présentés dans des documents officiels comme la Stratégie Nationale Bas Carbone (1 et 2, bientôt 3) ou la Planification écologique des services du Premier Ministre. On y trouve un long catalogue de mesures telles que :  le remplacement de 100% des véhicules thermiques par des véhicules électriques ; le doublement du fret ferroviaire ; la diminution du cheptel et de la production agricole (d’environ 20% d’ici 2030 et de 50% d’ici 2050) ; l’isolation thermique obligatoire des logements classés G et F ; le ZAN (zéro artificialisation nette) c’est-à-dire l’interdiction de construire logements et usines en dehors des zones urbaines ; le triplement de la production d’électricité solaire et éolienne (d’ici 2030) ; etc. Il ne s’agit pas de vagues projets, mais bien de décisions prises par les gouvernements, avec d’ailleurs l’accord formel ou tacite d’à peu près tous les partis politiques, et l’approbation d’à-peu près tous les médias. 

Ces politiques sont engagées sans évaluation des coûts qu’elles vont entraîner. Dans la plupart des documents programmatiques, le mot « euros » apparaît peu, voire pas du tout.  Quand on aime, on ne compte pas. Du côté des bénéfices, en revanche le discours officiel est prolixe. Ces politiques vont réduire les rejets de CO2 (c’est leur raison d’être), et dans les textes et les discours la fréquence du mot « CO2 » contraste vivement avec la rareté du mot « euros ». Un autre bénéfice souvent brandi concerne la création de centaines de milliers d’emplois « verts ». On va faire d’une pierre deux coups : sauver la planète et réindustrialiser la France. Cet argument de vente résiste mal à quelques minutes de réflexion. 

Tout d’abord, une bonne partie des politiques écologistes impliquent de lourds investissement. Les biens écologiques sont souvent des biens très capitalistiques : le ferroviaire, le solaire, l’éolien, les batteries électriques, etc. sont produits avec beaucoup de capital et peu de main d’œuvre. Les changements qui interviendront dans ces secteurs n’auront en conséquence pas beaucoup d’impacts sur l’emploi. 

Deuxièmement, il s’agit presque par définition de changements, de substitutions. La production de voitures électriques créera sans doute des emplois nouveaux, mais elle supprimera des emplois anciens dans la production de voitures thermiques. Ne voir que les emplois créés et ignorer les emplois supprimés n’est pas très sérieux, ou pas très honnête. Il se peut que les emplois créés soient plus nombreux que les emplois supprimés, mais le contraire est au moins aussi probable. Ce qui est sûr en revanche, c’est que beaucoup des travailleurs du thermique licenciés ne retrouveront pas un emploi dans l’électrique, et grossiront le nombre des chômeurs. 

Troisièmement, ces changements exposeront davantage les entreprises et les travailleurs français à la concurrence étrangère, en particulier (mais pas seulement) à la concurrence chinoise. Cela est très clair dans le cas des batteries et les panneaux solaires. Dans la voiture thermique, par exemple, un pays comme la France dispose (disposait ?) d’un avantage compétitif technologique. Nous avions une longueur d’avance dans le diésel. Abandonner le diésel pour l’électrique, c’est jeter cet atout aux orties. Dans la batterie, nous avons au contraire une longueur de retard sur la Chine. Ce pays fera tout pour ne pas se laisser rattraper. Il subventionne ses entreprises, bénéficie d’économies d’échelle, développe une recherche de niveau élevé, garde soigneusement le contrôle des intrants (cobalt, lithium, terres rares, etc.), utilise une énergie très carbonée bon marché, profite d’une main d’œuvre qualifiée et moins coûteuse que la France, etc. On se battait sur notre terrain, on décide de se battre sur le leur. C’est une bonne recette pour perdre. Le gouvernement français a fini par s’en rend compte, et cherche des parades. Il critique les subventions chinoises (comme s’il ne pratiquait pas lui-même les subventions françaises). Il imagine des droits de douanes, ou des quotas, ou des règlementations discriminatoires. Mais sa marge de manœuvre est étroite, car limitée par les contraintes du commerce international. L’avenir des entreprises vertes françaises apparait donc incertain, et une partie des fameux emplois verts que l’on nous fait miroiter risquent bien d’être créés en Chine – ou aux Etats-Unis. 

Quatrièmement, et sans doute surtout, l’emploi peut être l’arbre qui cache la forêt de l’économie. On peut imaginer un pays qui « crée » un million d’emplois inutiles financés par l’impôt, et dans lequel l’augmentation des impôts détruira deux millions d’impôts productifs : ce pays s’appauvrira. Toutes les grandes innovations technologiques des deux derniers siècles (chemin de fer, électricité, automobile, téléphone, etc.) offraient des produits moins chers ou plus utiles, ils se sont développés seuls, sans intervention publique, et ont créé beaucoup d’emplois. Par contraste, à peu près tous les changements voulus par la « décarbonisation » planifiée impliquent des augmentations de coût, et nécessitent des interventions publiques : subvention, taxe, autorisation, interdiction, obligation. Ces augmentations de coûts entraînent en fait des diminutions de l’activité – et donc de l’emploi. Bien entendu, interventions publiques n'est pas un gros mot. Beaucoup sont désirables, indispensables, et augmentent l’activité. Mais pas toutes. Le bon sens, et la loi, préconisent des analyses coûts-bénéfices qui permettent de trier le bon grain de l’ivraie. Les mesures vertes refusent de se soumettre à de telles analyses, et se contentent de slogans (« moins de CO2 », « plus d’emplois »). Le malheur veut que les coûts qu’elles impliquent sont absolument considérables [1], et donc qu’elles affaiblissent dramatiquement la production – et l’emploi – de la France.

Jean-Pierre Corniou : Lorsqu’on a pris vraiment conscience que rejeter en excès dans l’atmosphère le carbone que nous prélevions dans le sol sous forme de charbon, de pétrole et de gaz créait un véritable problème climatique, la communauté mondiale, sous l’égide des Nations Unies s’est résolue, après beaucoup de débats, à s’engager en 1997, par le protocole de Kyoto, à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES). Signé par 191 pays, ce protocole comportait l’engagement de baisser, entre 2008 et 2012, de 5% les émissions de six gaz à effet de serre, mesurées en 1990. Cet objectif, précisé et renouvelé lors des COP suivantes (Conférence des Parties), et surtout lors de l’Accord de Paris de 2015, imprègne désormais toutes les décisions de l’économie mondiale, mais aussi bouleverse les situations acquises et remet en cause les flux d’échanges. 

Réussir l’ambition de la décarbonation est un enjeu considérable pour l’économie mondiale tant l’utilisation de ressources d’énergie fossile, abondantes et abordables, a été, et demeure, le fondement de la prospérité et du développement depuis le milieu du XIXe siècle. Changer de modèle économique représente un effort considérable de réorientation des activités dont la préoccupation de création d’emplois dits, à tort, « verts », n’a été qu’un élément secondaire. C’est, en effet, un bouleversement systémique qui affecte les modèles de production et de consommation des quatre grands secteurs générateurs de GES, agriculture, industrie, bâtiment et transport. Il faut, en premier lieu, identifier les solutions techniques efficientes, les développer et les mettre en œuvre dans un tissu économique qui est affecté en profondeur, mais de diverses manières. Il y a des activités incompatibles avec l’objectif, qui entrent dans une phase de disparition progressive, ce qui se traduit par des vagues de décapitalisation et de suppression d’emplois, et des activités émergentes dont la réussite est indispensable pour tenir l’objectif, qu’il faut développer en capacité, technicité et compétences. C’est cette équation complexe que les gouvernements cherchent à résoudre. La combinaison de moyens mis en œuvre par les États dépend de la situation des territoires, de leur économie, des métiers et des rythmes d’évolution. Car l’objectif Net Zero de décarbonation en 2050 suppose le quasi-arrêt des filières de production et d’usage des énergies fossiles et leur substitution rapide par l’électricité, l’hydrogène et les énergies renouvelables, hydraulique, solaire, éolienne et biomasse. 

Il est évident que la Chine, qui dispose d’un outil industriel puissant et diversifié, a compris, pour des raisons de politique intérieure, avant la plupart de ses concurrents l’avantage concurrentiel que représente la fourniture des outils et produits qui apportent des solutions performantes de décarbonation. La Chine a, ainsi, acquis un leadership mondial sur les panneaux photovoltaïques en mettant en place un écosystème complet, efficace et compétitif, misant sur les volumes considérables du marché intérieur. Or la performance acquise grâce au marché intérieur soutient l’exportation. Elle cherche à reproduire le même schéma avec les batteries et les véhicules électriques. C’est parce que les entreprises chinoises de l’automobile ont réussi à conquérir leur marché intérieur qu’elles se tournent vers l’exportation. Sur les 9,5 millions de voitures électriques vendues dans le monde en 2023, 6,7 millions ont été fabriquées en Chine soit 27% des 23,3 millions de voitures produites par les constructeurs implantés en Chine. Or les marques chinoises ne cessent de progresser sur le marché chinois pour atteindre 56,2% en 2023 et les exportations continuent elles aussi de progresser : 5,2 millions en 2023, dont 1,7 millions de véhicules à nouvelle énergie, électriques et hybrides. Cette stratégie a pour conséquence d’accélérer la fin de la domination de concurrents européens, américains et japonais dans des secteurs menacés, comme le véhicule à moteur thermique sans leur laisser le temps de développer leur propre offre concurrente. C’est ce qui a tué l’industrie européenne des panneaux photovoltaïques et inquiète l’industrie automobile européenne, mais aussi les industries de la mécanique et de la chimie. 

En termes de capacités sur le solaire, sur les batteries et à l’export, quelles sont les réalités et l’ampleur de la disparité entre la Chine et les puissances occidentales. A quel point, la Chine, via ses capacités de production, est largement supérieure et parvient à écraser les économies occidentales dans ces domaines ?

Jean-Pierre Corniou : Il faut acter que depuis son entrée dans l’OMC en 2001, la Chine est devenue un puissant pays industriel, innovant et compétitif, capable, dans tous les secteurs, de rivaliser avec les grands pays industriels. L’Agence internationale de l’Energie estime qu’il faudra multiplier par six la production d’énergie photovoltaïques dans la décennie 2021-2030. Or la Chine est parvenue à dominer 84% de la filière de production, dont 85% de la production des cellules. Mais la Chine ne se contente pas d’exporter, elle développe la demande intérieure par la règlementation et les incitations fiscales. La Chine cumule sur son territoire 66% des installations de panneaux photovoltaïques du monde. Cette maîtrise industrielle a permis une chute du prix des panneaux qui en a accéléré l’usage partout dans le monde, ce qui contribue à l’objectif de décarbonation de la production électrique sans créer d’emploi de production dans les pays consommateurs, seuls les emplois de pose et de maintenance y sont localisés. L'Europe et l'Amérique du Nord représentent plus du tiers de la demande mondiale en panneaux solaires, mais ces deux régions représentent moins de 3 % de la production. C’est pour éviter le même scénario avec les batteries de véhicules électriques que l’Union européenne s’est mobilisée pour stimuler l’implantation en Europe d’usine des batteries indispensables à la production des véhicules électriques sur le sol européen.

Évidemment, face aux menaces directes, la tentation du protectionnisme réapparait. Les pays, partout dans le monde, commencent à vouloir ériger des barrières douanières pour contrer la compétitivité chinoise et à lancer des enquêtes anti-dumping, comme l’Union européenne l’a fait sur les véhicules électriques. Toutefois la Chine représente 15% de l’ensemble des exportations mondiales de produits manufacturés dans toutes les gammes de produits et de prix. Cette contribution est indispensable dans nombre de secteurs et la manipulation des mesures protectionnistes se révèle toujours une arme à double tranchant.

Quelles pourraient être les pistes et les solutions pour véritablement créer des emplois dans le cadre de la décarbonisation des économies occidentales ? Le logement et les transports pourraient-ils être la solution à travers la formation d’une main-d'œuvre composée de travailleurs, de techniciens et d'ingénieurs qualifiés et bien payés pour les travaux d'installation, de rénovation et de construction ?

Jean-Pierre Corniou : La décarbonation se traduit par l’élévation du niveau technique des outils utilisés.  Cette technicité s’exprime dans la conception des matériaux, des matériels, dans le choix des solutions et dans la soin mis dans les phases d’installation, de monitoring et de maintenance. Or la décarbonation implique pour toutes les entreprises engagées un changement de niveau technique avec le recrutement de personnels qualifiés, maîtrisant la thermique, comme l’électronique et le numérique. Tous les équipements sont désormais en effet accompagnés de systèmes de mesure et de régulation électroniques, souvent connectés à internet, qui impliquent des compétences accrues de la part des installateurs.  Le renforcement de l’isolation des bâtiments, qui est un des axes majeurs des stratégies de décarbonation, exige aussi des compétences dans le calcul, le choix et la pose des matériaux. Une pompe à chaleur et une installation plus complexe que la chaudière classique qu’elle remplace. 

Il faut effectivement développer une économie nouvelle dont la décarbonation est clairement l’objectif premier. Inventer de nouveaux produits et services, de nouvelles filières énergétiques, un meilleur recyclage des déchets répond avant tout à des objectifs économiques, prenant appui sur la décarbonation pour inventer une économie nouvelle. La Chine n’a pas d’autre objectif que d’installer son leadership mondial sur l’innovation et l’excellence dans les techniques de pointe pour construire, pour elle-même d’abord, une économie de pointe. 

La France a réagi avec le Plan France 2030, qui consacre la moitié des 54 milliards d’investissements prévus à part égale entre la décarbonation et l’innovation. Il s’agit de miser sur des technologies permettant de rationnaliser mais « surtout de transformer l’existant que ce soit via la production d’énergie décarbonée, le stockage d’énergie, l’investissement dans l’hydrogène vert, les transports de demain -véhicules électriques, avions zéro émission- ou les innovations en matières de recyclage. »  C’est un plan plus offensif que défensif qui implique une mobilisation globale de ressources et de talents. L’appel d’air en matière de compétences nouvelles doit stimuler la création d’emplois à haute valeur ajoutée. La formation doit permettre d’atteindre 400 000 personnes par an pour les préparer aux métiers stratégiques.

Face au rouleau compresseur chinois, c’est aussi un niveau européen que la compétition doit s’organiser ; c’est le plan de relance européen et le Pacte vert visant une baisse de 55% des émissions de GES à horizon 2030 qui répond au plan américain. Car les Etats-Unis ont également lancé, en août 2022, leur plan IRA, Inflation Reduction Act, doté de 369 milliards $ pour financer une industrie décarbonée et relocalisée aux USA. 

Les grandes nations industrielles se sont donc toutes lancées dans une nouvelle compétition à la fois pour renouveler leurs outils industriels et énergétiques et répondre aux défis climatiques, mais aussi pour retrouver au niveau mondial une nouvelle compétitivité et remédier aux déficiences industrielles que la crise de la COVID avait révélées. Il faut toutefois que les opinions accompagnent ces efforts, aussi bien en réorientant leurs demandes qu’en acceptant le financement de cette réécriture économique et environnementale globale. Le défi n’est pas que technique, il réside aussi dans l’acceptation de ces changements majeurs. 


[1]Rémy Prud'homme vient de publier un petit livre qui essaye d’évaluer ces coûts : Transition écologique : le coût des rêves. L’Artilleur.

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