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L’héritage du califat omeyyade de Cordoue : entre Francs et Berbères
©CRISTINA QUICLER / AFP

Bonnes feuilles

Gabriel Martinez-Gros publie "De l'autre côté des croisades : L'islam entre Croisés et Mongols" aux éditions Passés Composés. L'auteur propose une fascinante nouvelle lecture des croisades, de l'Empire islamique et de la puissance mongole. Extrait 1/2.

Gabriel Martinez-Gros

Gabriel Martinez-Gros

Agrégé d’histoire, professeur émérite d’histoire de l’Islam médiéval, Gabriel Martinez-Gros a dirigé, avec Lucette Valensi, l’Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman. Il est notamment l’auteur de Brève histoire des empires, de Ibn Khaldûn et les sept vies de l’Islam et, avec Sophie Makariou, d’une Histoire de Grenade.

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À l’ouest, le califat omeyyade organise dès le Xe siècle la guerre des Francs et des Berbères, qui se prolongera pendant trois siècles au moins sous le nom de Reconquista. L’origine en est, comme il se doit, dans l’affaiblissement des assises du pouvoir omeyyade dans la péninsule, longtemps fondé sur la ‘asabiya des Arabes syriens conquérants, établis en Espagne entre 740 et 750, et qui avaient accueilli en maître légitime l’Omeyyade ‘Abd al-Rahman, pourchassé par les Abbassides victorieux en Orient. Dès la fin du IXe siècle, cet appui syrien se dérobe dans les très longs troubles de l’émirat qu’illustre la révolte du converti Ibn Hafsun (880‑927), puis s’effondre brutalement lors de la défaite de Simancas (939) qu’inflige au calife ‘Abd al-Rahman III, à peine proclamé, le roi de Léon, Ramiro. Pour pallier ces défaillances, et offrir au monde islamique, dont il prétend désormais prendre la tête, le plein aspect d’une puissance impériale, le califat fait appel à des esclaves-soldats d’origine européenne –  on les nomme « Slaves » en Espagne comme en Ifriqiya et en Sicile  – et à des tribus berbères qu’il fait entrer dans sa clientèle à la faveur de la guerre qu’il mène contre les Fatimides d’Ifriqiya ou leurs successeurs zirides.

Cette politique est portée à son paroxysme par le « régent » al-Mansur (978‑1002) et ses fils (1002‑1009). Les Berbères Zanata, qui reconnaissent l’Omeyyade pour calife, sont convoqués par milliers au jihad contre les royaumes chrétiens divisés du nord de la péninsule ; mais en retour, les chrétiens vaincus, comtes galiciens ou catalans, sont admis dans l’architecture complexe de la ‘asabiya du régime. Comme le recommandera un siècle plus tard le vizir seldjoukide Nizam al-Mulk, al-Mansur compose son armée en ablaq, en pierres, ou plutôt en ethnies, de diverses couleurs, pour éviter de ne dépendre que d’une seule. On sait les inconvénients de cette politique, dont nombre de sages gouvernants sédentaires tentèrent d’user pour alléger le poids des guerriers sur le pouvoir : la haine s’élève entre les composantes de l’armée, et la guerre militaire, bien plus que civile, qui les oppose tôt ou tard, ruine l’appareil d’État. Elle éclate avec une brutalité inattendue à Cordoue en 1009, de même qu’au  Caire fatimide en 1065.

La différence la plus frappante tient cependant à l’irrémédiable de la crise andalouse, qui balaye le califat omeyyade en 1031 – le premier des trois califats à disparaître corps et biens. C’est qu’à son apogée sédentaire, entre la défaite de Simancas et la disparition d’al-Mansur (939‑1002), le pouvoir de Cordoue s’est large‑ ment ouvert aux deux espaces bédouins où il recrute ses forces, Maghreb au sud et royaumes chrétiens au nord ; les princes des taifas, les principautés qui se divisent al-Andalus après la chute du califat (1031‑1091 environ), caressent parfois l’ambition, mais n’auront jamais les moyens, d’élever des barrières identitaires « andalouses » contre ces marges bédouines dont leurs armées sont nourries. En fait, après la chute du califat, al-Andalus n’est plus qu’un centre sédentaire, dépourvu de cette identité politique dont le privilège de la définition appartient aux ‘asabiya bédouines. La ferme gestion du prospère troupeau sédentaire andalou exige une main barbare. Ou, si l’on préfère la métaphore du Banquet, l’entité andalouse, sédentaire et désirée, ne peut s’accomplir sans sa moitié bédouine et amante. Ces amants, chrétien au nord, Berbère au sud, videront pendant quatre siècles la querelle dont l’Espagne andalouse est l’enjeu.

C’est donc de l’autre côté du détroit de Gibraltar que survit l’espace politique du califat de Cordoue. Le bouleversement de l’équilibre du Maghreb en est en partie la conséquence. Le Maghreb extrême – ce que nous nommons le Maroc et l’ouest de l’Algérie – y prend l’avantage sur l’Ifriqiya, et ne l’abandonnera plus jusqu’à la fin de notre Moyen Âge. La raison la plus généralement invoquée pour l’expliquer – et qui garde toute sa pertinence –, ce sont les invasions des tribus arabes hilaliennes en Ifriqiya (1053‑1090), dictées par la rupture politique entre les Fatimides et leurs lieutenants berbères dans la première moitié du XIe siècle, Hammadides du Constantinois dès 1014, Zirides entre 1040 et  1051. Les tribus arabes venues d’Égypte, qui assaillent ces dissidents dans la seconde moitié du XIe siècle, en ruinant l’assise territoriale de ces dynasties et en les acculant aux côtes méditerranéennes, renvoient au Maghreb occidental l’expression de la puissance politique berbère.

Jusqu’à la fin du XIIIe siècle au moins, l’Ifriqiya « arabe » – politiquement et militairement dominée par les tribus arabes de la descendance hilalienne – s’oppose à un « Maghreb extrême » berbère, sous les Almoravides, les Almohades et les Mérinides. Mais l’existence d’un pôle sédentaire andalou constamment offert à une alliance bédouine a sans aucun doute contribué à mobiliser les ‘asabiya berbères de l’ouest maghrébin.

De fait, l’État marocain s’impose au fil des générations, d’abord de part et d’autre du détroit de Gibraltar, en protecteur bédouin de la sédentarité andalouse ; puis, après la chute d’al-Andalus au milieu du XIIIe   siècle, en noyau d’une civilisation sédentaire héritière du legs omeyyade. L’une des meilleures preuves, en revanche, de l’intensité des dommages infligés par les tribus arabes hilaliennes à la vieille sédentarité ifriqiyienne, fille de Carthage et de la très opulente province romaine d’Afrique, c’est son incapacité à soutenir, après le XIe siècle, la construction d’un État puissant. Ainsi, la montée des Almoravides au XIe  siècle, la domination des Almohades sur l’ensemble du Maghreb aux XIIe -XIIIe siècles, l’hégémonie des Mérinides au XIVe siècle tranchent, au profit de la descendance politique de Cordoue, la querelle que les Omeyyades d’al-Andalus avaient engagée au Xe siècle contre les Fatimides de Kairouan et de Mahdiya. L’ouest du Maghreb l’emporte sans conteste sur l’est. Il faudra attendre l’époque ottomane pour que la balance se renverse de nouveau.

Extrait du livre de Gabriel Martinez-Gros, "De l'autre côté des croisades : L'islam entre Croisés et Mongols", publié aux éditions Passés Composés

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