L’étrange agence de presse qui alimente les médias européens d’histoires insolites que vous avez sûrement lues et dont on a oublié de vous préciser qu’elles étaient fausses<!-- --> | Atlantico.fr
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CEN (Central European News) est une agence de presse anglaise.
CEN (Central European News) est une agence de presse anglaise.
©Pixabay

Mou de veau

En quête de sensationnel, d'étrange ou de glauque, certains médias sont prêts à tout... Au point de recourir aux services d'une agence de presse, CEN, dont le grand nombre d'informations insolites s'avère pour le moins suspect.

Jean-Noël Kapferer

Jean-Noël Kapferer

Jean-Noël Kapferer est professeur à HEC et expert européen des marques

Il est l'auteur de Rumeurs : Le plus vieux média du monde (1987, rééd. 2010, Points), Luxe oblige (avec Vincent Bastien, Eyrolles, 2008) et vient de sortir Réinventer les marques ( Editions Eyrolles, 2013) dans lequel il consacre un chapitre aux personnages-marques, et analyse l'exemple de David Beckham.

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Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini est docteure en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et et actuellement chercheuse invitée permanente au CREM de l'université de Lorraine.

 

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CEN (Central European News) est une agence de presse anglaise (sa maison mère est basée à Canterburry) implantée dans divers pays d'Europe de l'est (Croatie, Russie, Pologne, Autriche…) et spécialiste des histories sensationnelles, allant du glauque au bizarre.

Créée en 1995 par un journaliste britannique, Micheal Leidig, l'agence était à l'origine experte en informations sur l'Europe de l'Est. Son fonctionnement était traditionnel : trouver des histoires intéressantes et les revendre aux journaux anglais. Si l'affaire a bien fonctionné au début – avec des informations reprises par la BBC  elle a rapidement périclité.

Pour sauver son business, Leidig a donc transformé l'agence de presse en l'orientant exclusivement sur les pays asiatiques ou l'Amérique latine. Si à l'origine CEN était fiable, sa nouvelle version l'est nettement moins. Bien que l'agence ait ses propres photographes (Europics), ce sont rarement eux qui en sont à l'origine. En réalité, elles émanent d'un peu partout : sites internet, réseaux sociaux… Elles sont rarement vérifiées et souvent désuètes lorsque reprises dans la presse européenne. Il en va de même pour les informations fournies qui sont elles aussi, pour la pluparts du temps, exagérées ou inventées. A titre d'exemple, avez-vous lu un article sur une enseignante argentine coupable de rapports sexuels avec son étudiant de 16 ans? Les inventions y étaient nombreuses : l'identité de l'enseignante était fausse, son lieu de résidence tout aussi faux et ses relations avec un mineur... inventées également : le jeune homme était majeur. Ce n'est pas la seule preuve du peu de rigueur dont fait part l'agence. Les informations reprises un peu partout parlant d'une Chinoise qui se prostituait afin de financer son prochain voyage, d'un homme ayant échappé à l'attaque d'un ours grâce à une chanson de Justin Bieber, d'une jeune femme ayant causé un accident de voiture parce qu'elle bronzait nue sur son balcon… : toutes inexactes. Au mieux embellies, au pire inventées.

Inquiet, Buzzfeed qui a aujourd'hui mis un terme à ses relations avec CEN, a mené une enquête en vue de dénoncer les méthodes de l'agence. Si les représentants officiels de CEN ont affirmé que chaque histoire leur parvenait grâce à de très fiables contributeurs aux sources indiscutables, le site internet n'en est pas arrivé à la même conclusion. Après recherche, sur un panel de 41 informations, seulement 9 ce sont révélées exactes. Outre Buzzfeed, les journaux ayant recours à CEN sont conscient de ses défauts. Peu sont ceux qui défendent l'agence, pourtant ils avouent vouloir continuer à travailler avec elle. Leurs raisons ? Exactes ou non, les informations révélées par CEN font quasiment toujours le buzz. Sur les réseaux sociaux, les internautes s'emparent de ces histoires, s'empressent de les lire et de les partager. Ainsi, peu importe la malhonnêteté dont peut faire preuve l'agence de presse, les contenus qu'elle fournit payent. En effet, lorsque le Daily Mail, le Daily Mirror, le Sun ou autres relayent ces "infos", le trafic sur leurs sites internet respectifs battent tous les records. En publiant sur son site internet l'anecdote d'un chinois souffrant du vers solitaire après avoir mangé trop de sushis, le Daily Mail a battu des records, faisant de cet article, le papier le plus partagé au cours des 12 derniers mois. Une question demeure : ce nouvel engouement pour le sensationnel représente-t-il une menace pour le journalisme? 

Atlantico : Les anecdotes qui tendent vers le sensationnel, le bizarre ou même le glauque se multiplient dans les médias. Cette tendance paraît de plus en plus récurrente. Est-elle nouvelle?

Nathalie Nadaud-Albertinie : Non, ce n’est pas une tendance nouvelle. Ce sont des légendes qui prennent en charge les peurs et les fantasmes d’une époque. A un moment, on parlait de l’homme qui avait vu telle ou telle créature particulièrement monstrueuse ramenée d’une expédition lointaine. Aujourd’hui, on relayera davantage des histoires relatives aux technologies, aux avancées de la science ou à certaines dérives sexuelles. Si le contenu varie, le fait d’avoir besoin d’exorciser par des rumeurs les craintes de notre imaginaire collectif demeure. En revanche, il y a bien une nouveauté : internet. Cela permet de diffuser les rumeurs à l’échelle planétaire, de façon quasi instantanée, sous forme de mots mais également d’images, et de les stocker sur les sites qui les relayent.

Ces informations sont le fait d'agences de presse (CEN, Europics) qui ne vérifient pas toujours leurs sources et qui parfois fabriquent même ces informations de toutes pièces. D'où provient le besoin de produire ces papiers ? Et pour les médias "sérieux" de les relayer ?

Nathalie Nadaud-Albertinie : Du point de vue des agences qui les produisent, on a affaire à un besoin marchand, c’est-à-dire que l’on sait que ce genre d’histoire va attirer le lecteur. C’est rentable. Ce type d’histoire se vend environ 50 £. CEN déclare avoir vendu plus de 8000 histoires depuis janvier 2014. Le calcul se fait rapidement… Les supports qui achèteront l’histoire se vendront mieux, soit en tirage papier quand il s’agit de journaux traditionnels, soit en faisant du clic si ce sont des journaux en ligne, sachant que les clics se revendent contre de la publicité. Donc, dans tous les cas, le besoin de produire de tels papiers répond à un intérêt marchand.

Du côté des médias "sérieux", il existe une autre raison : leur image quant à leur capacité à être modernes. En effet, ces histoires sont abondamment relayées sur les réseaux sociaux. Or, quand quelque chose fait le buzz sur ces plateformes, les autres médias se sentent obligés d’en parler, tout simplement parce que les gens en ont beaucoup parlé. Il y a une forme de pression exercée par les réseaux sociaux sur les médias classiques qui ne veulent pas être distancés en paraissant obsolètes, ce qui favorise la circulation de telles anecdotes.

Ces articles se lisent énormément, la majorité d'entre eux crée de véritables buzz sur les réseaux sociaux. Qu'est-ce qui pousse les gens à cliquer sur ces liens ? Sont-ils totalement dupes de ce qu'ils sont en train de lire ?

Nathalie Nadaud-Albertinie : Les gens cliquent parce que lire ces récits, c’est comme une petite aventure, au sens où ils promettent de les éloigner de leur routine. Ceci dit, c’est une aventure perçue comme sans danger et rassurante quant au confort de son quotidien, car c’est à d’autres que ces histoires sont censées être arrivées. 

Par ailleurs, partager ces anecdotes, que ce soit en discutant à la machine à café ou via son réseau numérique, permet de créer un lien avec autrui plus fort que la conversation météo sans avoir pour autant à parler de soi, d’autres collègues, du chef ou des dossiers en cours.

Les gens sont-ils dupes ? Disons que pour eux c’est moins le fait d’y croire ou de ne pas y croire qui importe que le fait de passer un moment de détente à en parler, notamment en évoquant le caractère "incroyable" de l’histoire en question.

Que rapportent concrètement ces contenus, notamment au plan économique ? A quel point les émotions font-elles vendre ? Que nous révèle à cet égard la théorie du marketing des émotions ?

Jean-Noël Kapferer : Il faut analyser le mot émotion ; on peut le diviser en deux : "e" et "motion" (de mouvement). L'émotion c'est ce qui fait parler les gens, notamment sur internet (c'est pour ceci que l'on parle d'e-motion). Sur internet ne circulent que des images, des mots à fort potentiel émotionnel, ce qui explique leur diffusion. Fondamentalement sans émotion, il n'y a pas de mouvement. L'émotion permet une circulation gratuite, d'où la rumeur ou le buzz alors que la publicité est une circulation payante. L'émotion fait circuler l'information, elle est à l'origine même de la rumeur. Les informations étranges circulent grâce à leur forte portée émotionnelle, d'où des économies considérables puisqu'il n'y a ni besoin d'achat de publicité ni de médias. L'information étrange, c'est l'inattendu qui fait parler. Les gens sont surpris à cause du côté inattendu et dérangeant de la chose, c'est ce qui créé l'émotion. Finalement, il n'y a pas de marketing sans émotion. Le rôle du marketing est de transformer les informations en émotions.

Cette logique peut-elle finir par être contre-productive ?

Nathalie Nadaud-Albertinie : Cette logique pourrait être contre-productive dans la mesure où les gens ont conscience de l’étrangeté de ces histoires. D’ailleurs, il existe même des sites qui tentent de vérifier les rumeurs… Donc le risque est surtout d’accroître globalement la méfiance face aux médias : ces derniers peuvent demeurer une source d’amusement mais on hésitera davantage à croire une histoire qui semble trop sortir des normes.

Ceci dit, il ne faut pas tomber dans l’excès lorsque l’on parle de défiance vis-à-vis des médias, car la plupart des gens identifient très bien ce qui relève de l’information et ce qui est de l’ordre de la rumeur. Les attentes et les comportements ne sont pas les mêmes. Dans le premier cas, on sait que l’on parle d’un monde qui a trait à la vie de tous les jours. Dans le second cas, on a le sentiment d’une sorte de monde lointain, quasi imaginaire, où des histoires aussi étranges pourraient arriver.

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