L’esprit de sacrifice, une valeur refuge au sein de la démocratie face à la crise de l’éducation et de la transmission dans l’ère de la postmodernité<!-- --> | Atlantico.fr
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Un portrait du lieutenant-colonel Arnaud Beltrame lors d'une minute de silence, le 28 mars 2018 au ministère de l'Intérieur à Paris.
Un portrait du lieutenant-colonel Arnaud Beltrame lors d'une minute de silence, le 28 mars 2018 au ministère de l'Intérieur à Paris.
©BERTRAND GUAY / AFP

Bonnes feuilles

Aurélien Marq publie « Refuser l'arbitraire Qu'avons-nous encore à défendre ? Et sommes-nous prêts à ce que nos enfants livrent bataille pour le défendre ? » chez FYP éditions. Des idéologies, sous le masque du progrès ou au nom d'injonctions théocratiques, s'emploient à éroder les fondements de notre civilisation millénaire. Extrait 2/2.

Aurélien Marq

Aurélien Marq

Aurélien Marq est haut fonctionnaire, auteur de "Refuser l'arbitraire" (Editions FYP, 2023).

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Légitimité du sacrifice

Nous avons dans notre histoire de nombreux exemples de révoltes justes, et d’autres qui ne furent que soif de pouvoir, ressentiment haineux ou déchaînement de sauvagerie. L’exigence d’une authentique justice, la tension entre loi et loyauté ainsi qu’entre liberté et loyauté, les conflits de loyautés et de devoirs, la légitimité du pouvoir légal et la légitimité de la révolte, voire de l’insurrection, l’articulation entre la conscience individuelle, l’adhésion à la morale d’un groupe et le respect des règles…, ces frictions ont toujours été présentes dans l’histoire des civilisations.

[…]

Qu’est-ce qui distingue le jeune résistant du jeune terroriste ? Est-ce seulement une question sémantique ou y a-t-il entre les deux une différence de fond ontologique ?

Les uns désirent tuer, les autres y consentent — et bien qu’ils désirent participer aux combats, et malgré l’ivresse du feu, les authentiques résistants savent qu’ils ne doivent pas se laisser dominer par la violence, même s’ils y ont recours. Ici il est question d’éthique, d’autodiscipline, d’éducation (transmises par d’autres ou qu’on s’impose). Il semble que pour les uns, les fanatiques, la cause servie efface l’individu — il devient le simple outil de cette cause —, alors que pour les autres la cause servie sublime et amplifie ce qu’il y a de plus noble dans l’unicité de l’individu. En outre, pour les uns, la cause justifie tout, alors que les autres ne cessent jamais de s’interroger sur les limites à ne pas franchir. « Dans tout rapport humain, il y a deux écueils à éviter : rechercher tout conflit, rejeter tout conflit. Cela s’applique à la guerre, qui est un rapport humain comme les autres. Il y a ceux qui, par souci de se désennuyer, veulent à tout prix qu’une guerre éclate. Il y a ceux qui, par souci de s’ennuyer, condamnent toute guerre en absolu. Les premiers sont indifférents aux souffrances humaines, les seconds sont indifférents aux complexités du réel. Si en pleine conscience on désire le bien, on tâchera de comprendre ces deux écueils, afin de ne pas tomber dedans. Sinon on désire le mal, et le pire peut advenir.[1] » Les uns voient comme l’incarnation d’un mal à détruire quiconque doute de leur action, les autres savent respecter un ennemi honorable et valeureux. Les uns absolutisent et prétendent que leur victoire fera advenir je ne sais quel achèvement eschatologique absolu, Grand Soir, Reich de Mille Ans, Sentier lumineux, Royaume de Dieu sur Terre, et autres titres pompeux gorgés de majuscules, enivrés de concepts pour fuir le réel, les autres veulent humblement préserver l’espace de liberté dans lequel l’homme peut exprimer la noblesse de son humanité.

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Il y a un monde entre un chevalier ou un samouraï et une brute, et un énorme fossé entre une armée et une horde. En outre, il n’y a pas de recette infaillible pour déterminer s’il faut préserver l’ordre, même imparfait, afin d’éviter le chaos, ou réformer cet ordre de l’intérieur en respectant ses règles, et pour définir à quel moment la révolte devient légitime et parfois même un devoir. Nous ne sommes que des mortels. Nous n’avons pas la balance de Zeus, et aucune idéologie ne peut s’y substituer, si séduisantes soient ses théories, aussi nobles soient les objectifs qu’elle affiche. Nous ne pouvons que tâcher de faire usage de notre discernement, assumer que notre liberté est autant un devoir qu’un droit, et choisir.

Dans Les Sentinelles d’humanité, Robert Redeker écrit : « Une sidération, accompagnée d’un émerveillement, nous prit au su et au vu de l’action du lieutenant-colonel de gendarmerie Arnaud Beltrame. Cet homme échangea sa vie contre celle des otages. Sidération devant l’héroïsme, sidération devant le héros. Sidération — une vertu que nous ne cessions de refouler, de dénigrer ressuscitait tout à coup d’entre les vertus mortes, du cimetière des vertus : l’héroïsme. Sidération — un type humain que nous accablions de tous les soupçons, lui préférant son antithèse, l’antihéros, voire le passant ordinaire, ressortait de son tombeau : le héros. […] Un ange est un messager qui, la plupart du temps, rappelle ses visités à eux-mêmes, à leurs devoirs et à leurs destins, à leur être. Il les incite à ne pas se laisser aller, à ne pas s’abandonner. L’agonie — l’on est frôlé de dire : la passion — de Beltrame est une pareille incitation. Les attentats étaient attendus. Beltrame ne l’était pas. »

La vie d’Arnaud Beltrame, vécue jusqu’au paroxysme, jusqu’à donner sa vie par amour de la vie, comme la vie de Socrate, comme celles de Léonidas, de Jeanne d’Arc, de Marc Bloch, de Yue Fei, de Nicolas de Salm, de Lei Haiqing, apporte un démenti cinglant à Calliclès. Nous ne pouvons peut-être pas le prouver, mais nous savons, par ce qu’il y a en nous-mêmes de plus authentique et de plus authentiquement vivant, que leurs vies sont la vérité de l’homme.

Dans l’Odyssée, quand après bien des tribulations et des épreuves, Ulysse parvient enfin à regagner Ithaque, il rencontre Athéna, celle qui l’assista dans chacune de ses épreuves. Le héros et la déesse, deux vieux amis unis par une longue complicité et un profond respect mutuel, se parlent, plaisantent, se taquinent même. Athéna le met en garde contre ses ennemis qui ont pris possession de son palais, pillent ses greniers, voudraient s’imposer à sa femme Pénélope, et l’avertit qu’il va devoir se battre. Ensemble, ils élaborent un plan de bataille, le plus rusé des mortels et la plus habile des immortels. « Nous sommes toi et moi des astucieux ! » s’exclame Athéna avec un plaisir manifeste — car, comme son père, elle est de ces divinités qui ne jalousent pas les talents ni la grandeur des humains, mais les encouragent. À un seul moment, un bref instant, leur relation se tend, quand la Déesse raconte à Ulysse les aventures que son fils Télémaque a vécues en son absence, les souffrances qui furent les siennes, les dangers qu’il a affrontés. Ulysse a accepté son sort, son périple tourmenté, mais cette fois il s’agit de son fils : « Pourquoi ne l’as-tu pas prévenu, toi qui sais tout ? Tu voulais, n’est-ce pas, qu’il souffre à son tour, qu’il erre sur des mers stériles, et que d’autres mangent son bien ! » Le reproche qu’il adresse à la déesse ne pourrait pas être plus cinglant. Athéna lui répond : « C’est moi qui l’ai conduit. Il fallait qu’en ce voyage il acquît la gloire qui lui revient. » La réponse d’Athéna est la meilleure que l’on puisse apporter à la question qui, tôt ou tard, nous taraude tous : pourquoi les Dieux, ou Dieu, n’épargnent-ils pas à nos enfants les épreuves et les douleurs de la vie ?

En réalité, il n’est pas seulement question de gloire ou de renom. Ce que dit Athéna — et c’est bien ainsi qu’un Grec de ce temps-là le comprenait —, c’est qu’elle a toujours été aux côtés de Télémaque pour le guider et le conseiller. Ulysse l’ignore, mais nous savons qu’elle a agi sous l’apparence de Mentor (personnage dont nous vient le nom commun « mentor »), un vieil ami du roi d’Ithaque en qui son fils avait toute confiance. Et que ce n’est qu’en se confrontant à ces épreuves que Télémaque pouvait devenir celui qu’il était appelé à être. Le voyage de Télémaque est une sorte d’initiation à la vie de héros. Athéna le prépare à assumer les responsabilités propres à son rang et à son nom[2]. La déesse elle-même l’a dit à Télémaque : « Tu le sais, il ne s’agit plus de te montrer enfant : l’âge en est désormais passé. » Vingt ans plus tôt, avant de quitter Ithaque, Ulysse confia son fils à la garde de la fille de Zeus. Seulement, il ne le lui a pas confié pour qu’il reste un enfant, mais pour qu’il devienne un homme dont il puisse être fier. Ainsi fut fait.

Les parents de Léonidas et des 300 Spartiates qui l’ont accompagné aux Thermopyles ont-ils eu tort de leur donner l’éducation qui a fait d’eux ce qu’ils étaient ? Auraient-ils mieux fait de les encourager à ne pas se mettre en danger, à se protéger avant tout, à s’agenouiller devant les émissaires du Roi des Rois, et à livrer la Grèce à la Perse ? Sans eux, sans les rameurs athéniens anonymes de la bataille de Salamine, le berceau de l’Europe serait devenu une satrapie comme les autres, et notre civilisation n’existerait pas. Tout ce qu’elle a apporté à l’Humanité, de la démocratie à la science en passant par la philosophie, n’existerait pas.

Si les parents d’Arnaud Beltrame lui avaient enseigné la lâcheté, peut-être serait-il encore en vie. Mais à quel prix ? Bien avant de mourir, il n’aurait pas vécu ce qu’il a vécu, il n’aurait pas été celui qu’il a été. À quoi bon renoncer à l’intensité de la vie et à la dignité d’une vie pleinement vécue pour prolonger une vie sans droiture, sans noblesse, sans grandeur ? Faut-il, pour survivre plus longtemps, renoncer à vivre ? Dans la littérature arthurienne, la mère de Perceval a tenté d’éloigner son fils de la chevalerie, parce qu’elle craignait qu’il suive le même chemin que son père et meure, bien trop jeune, laissant derrière lui une veuve et un orphelin. Mais il est parti, a revêtu une armure, connu la veillée d’armes, l’adoubement, la quête, la défaite et la victoire, la faute et la rédemption, et il a trouvé le Graal. Arnaud Beltrame n’a pas été une victime. Il pratiquait les arts martiaux avec conviction. Il était animé par une foi intense. Il s’est battu jusqu’au dernier instant pour maîtriser le terroriste islamiste. Il a ordonné l’assaut alors même qu’il se battait, il est tombé au combat. Blessé par trois tirs — un doigt arraché, une balle dans le bras gauche et une autre dans la jambe gauche —, il s’est battu près de dix minutes avant de prendre un coup de couteau dans la gorge. Le lieutenant-colonel Beltrame a choisi de risquer sa vie pour sauver celle d’une otage, parce qu’il savait qu’il avait plus de chances qu’elle de l’emporter, parce qu’il y voyait son devoir. Il s’est battu, et il l’a sauvée. Il est mort, et il est devenu immortel. Et durant quelques heures, quelques jours même, la France a découvert un héros. Elle a découvert que l’héroïsme est encore possible. Elle a senti qu’elle avait besoin de héros pour se souvenir de ce que cela signifie d’être humain, et d’être vivant. Cela nous dit quelque chose de la nature humaine, quelque chose qui dément toutes les théories de Calliclès et donne raison à Socrate.

Éduquer pour être libre

Mais l’esprit de sacrifice ne suffit pas à définir ce qui est juste. De nombreux terroristes islamistes acceptent de donner leur vie pour ce en quoi ils croient. Peut-on pour autant tenter un rapprochement avec le sacrifice d’Arnaud Beltrame ? Non ! Le père Jean-Baptiste, chanoine régulier de l’abbaye de Lagrasse qui a accompagné le cheminement spirituel du lieutenant-colonel Beltrame, les deux dernières années de sa vie, devait célébrer son mariage. Lors de ses funérailles, il a déclaré dans son prêche : « Il a risqué sa vie pour que s’arrête la mort. La croyance du djihadiste lui ordonnait de tuer. La foi chrétienne d’Arnaud l’invitait à sauver, en offrant sa vie s’il le fallait[3]. » On se doit de respecter le courage de ses ennemis, leur esprit de sacrifice, leur intelligence. Mais des vertus mises au service du mal ne sauraient être mises sur le même plan que ces mêmes vertus mises au service du bien.

Dans sa chanson bouleversante, Né en 17 à Leidenstadt[4], Jean-Jacques Goldman, d’origine juive polonaise, puise quelque part, en lui-même, en la miséricorde de son Dieu, en un profond mystère, pour écrire : « aurais-je été meilleur ou pire que ces gens si j’avais été allemand ? » Mais rien, dans tout ceci, ne peut ni ne doit conduire à excuser l’horreur. Les hommes qui se mettent au service du Mal, parfois parce qu’ils le considèrent comme étant le Bien, ne doivent pas être réduits au Mal qu’ils servent. Mais le Mal, lui, reste le Mal. Mohamed Merah, qui a exécuté des enfants dans la cour de leur école pour les offrir en sacrifices humains à Allah, et qui est mort pour le dieu qu’il s’était choisi, ne doit jamais être mis sur le même plan qu’Arnaud Beltrame. « J’aime la mort comme vous vous aimez la vie », a déclaré Merah aux négociateurs de la police, reprenant à son compte une phrase de Khalid ibn al-Walid, chef des armées musulmanes au viie siècle, surnommé par le prophète de l’islam en personne Sayf Allah al-Maslûl, le « Sabre dégainé d’Allah ». « Vous avez le choix entre la conversion, la soumission et la mort, car j’arrive avec des hommes qui aiment la mort comme vous vous aimez la vie. » Tel est le message que ce dernier envoya au chef de l’armée sassanide avant la bataille des Chaînes, en 633.Arnaud Beltrame, lui, n’est pas mort en glorifiant la mort, mais en glorifiant la vie, pour glorifier la vie, par amour pour la vie qu’il a glorifiée, pour la vie qu’il a sauvée.

Le psychanalyste Carl Gustav Jung tentera, après la guerre, de comprendre ce qui avait pu permettre le nazisme, et son analyse le conduira notamment à faire référence à Faust : « chez lui, nous voyons, nés des contradictions et des déchirements intérieurs, cette nostalgie qu’éprouvent les assoiffés d’infini, cet amour des lointains, cette attente eschatologique du suprême accomplissement ; chez lui, nous rencontrons l’envol le plus sublime de l’esprit et aussi l’écroulement dans les ténèbres et les turpitudes. » La soif d’absolu est un poison quand elle ne s’accompagne pas d’indulgence, et même de tendresse, pour le monde qui est contingent, imparfait, faillible, tragique, et néanmoins capable de bonté, de beauté, de noblesse, de grandeur.

[…]

« La vie pour le Grec antique est un contrat de mariage avec le monde », écrit Sylvain Tesson[5]. « Nous étions en guerre, mais rien ne pouvait troubler la beauté de ce jour-là », se souvient Hélie de Saint Marc. « Lorsque l’illustre Boiteux eut achevé toutes les armes, il les posa devant la mère immortelle d’Achille. Elle quitta, d’un vol de faucon, l’Olympe et ses neiges, emportant de chez Héphaïstos les armes luisantes[6]. » Achille a eu le choix. Lorsqu’il a été appelé pour combattre contre Troie, Thétis lui a annoncé que s’il partait il aurait une renommée éclatante, mais sa vie serait brève. S’il restait loin des combats, sa vie serait longue et paisible, mais il n’accomplirait rien qui méritât de rester dans la mémoire des hommes.

Que conseillerions-nous à nos enfants s’ils étaient confrontés à ce choix ? On pourrait leur répondre qu’ils sont libres et doivent décider eux-mêmes ? Mais décliner toute responsabilité et refuser toute intervention est une échappatoire trop facile. L’éducation qu’on leur donne influe nécessairement sur leur capacité à faire des choix. Plus exactement, elle les prépare à choisir librement, ou à ne pas le faire. Elle leur fournit tous les ingrédients qui leur permettent de faire des choix avec la plus grande lucidité possible, ou elle les en prive. L’éducation peut conditionner les comportements, mais sans éducation l’homme n’est pas libre, car il n’est pas son propre maître, mais son propre esclave. « Un homme, ça s’empêche. Voilà ce que c’est un homme[7] », et s’empêcher n’est pas inné.

Nous n’arrivons pas au monde « autosuffisants ». Nous ne sommes pas des Dieux. Nous ne naissons pas de la tête de Zeus déjà armés et adultes, mais avec cet instinct en lequel Mencius reconnaît l’élan vers le Bien. Mais c’est loin d’être suffisant. Nous naissons avec l’instinct de survie, et pourtant nous sommes incapables de survivre seuls, lâchés en pleine nature, si personne ne nous a appris à reconnaître ce qui est comestible et ce qui ne l’est pas, à chasser, à pêcher, à construire un abri, à trouver de l’eau… Il en va de même de l’instinct moral. L’histoire nous enseigne que lorsqu’une société n’éduque pas ses enfants, ils ne deviennent pas des êtres de morale, mais des brutes. Il faut « inspirer à l’enfant l’amour des belles actions et la haine des laides », nous dit Plutarque. La formule n’est pas mauvaise : on ne saurait donner plus grand et plus bel objectif à l’éducation d’un homme libre[8].

Oui, on peut mal éduquer ses enfants et en faire des monstres, des pantins ou des automates reproduisant servilement ce qui leur a été inculqué. Mais si nous ne les éduquons pas, nos enfants ne pourront jamais être libres. Si nous ne leur enseignons pas un langage qui leur offre la possibilité de formuler leurs pensées, de les structurer, de les examiner, de soupeser leurs arguments et de les affiner, ils seront incapables de penser par eux-mêmes. Contrairement à ce qu’ont prétendu les chantres de la déconstruction, le langage n’est pas fasciste, le langage est la clé pour se libérer de l’emprise du fascisme et de toutes les idéologies totalitaires. Être libre suppose de pouvoir faire des choix. Faire des choix suppose de pouvoir confronter des idées. Pour ce faire, nous avons besoin de références, de connaissances et d’une culture. Faire des choix implique également de pouvoir renoncer à quelque chose, ce qui suppose d’être capable de supporter la frustration et d’avoir été éduqué à cela.

Celui qui enverrait son enfant au combat sans lui apprendre au préalable à se servir de ses armes et exiger la discipline nécessaire à cet apprentissage — ce qui suppose l’autorité et la contrainte — ne serait pas respectueux de la liberté de son enfant, mais irresponsable. Avant de pouvoir composer sa propre musique, il faut faire ses gammes. 

[…]

L’ère de la postmodernité connaît une crise de l’éducation, qui est avant tout une crise de la transmission — sans doute le plus terrible échec de la postmodernité, ou plutôt la plus criminelle de ses réussites. Car la postmodernité n’échoue pas à transmettre, elle refuse de transmettre. Elle s’oppose activement à la transmission — du moins à la transmission de la culture française, de la civilisation européenne et des méthodes qu’elles ont élaborées pour tendre vers le Juste, le Vrai, le Beau, le Bien. Aujourd’hui, on enseigne aux enfants qu’il est possible de changer de sexe, mais on les laisse croire qu’il serait impossible de changer de religion. On leur apprend le tri sélectif avant les tables de multiplication, la signification de chaque lettre de LGBTTQQIAAP2S+ plutôt que les règles de grammaire, des slogans militants plutôt que des poèmes…

Dans son premier livre[9], François-Xavier Bellamy, professeur agrégé de philosophie, et surtout philosophe lui-même, au sens le plus vrai de ce mot, nous a livré une parfaite synthèse de ce refus de transmission : « Il s’est produit, dans nos sociétés occidentales, un phénomène unique, une rupture inédite : une génération s’est refusée à transmettre à la suivante ce qu’elle avait à lui donner, l’ensemble du savoir, des repères, de l’expérience humaine immémoriale qui constituait son héritage. » […] Pour lui, la science illustre parfaitement l’action de la raison à partir d’un héritage plutôt qu’à partir de rien (nul ne gagnerait à ce que chaque mathématicien doive réinventer le théorème de Pythagore, chaque ingénieur réinventer la roue) ; le « bon sauvage » est une illusion romantique qui sous-estime l’importance de la transmission culturelle dans les sociétés dites « primitives » qu’elle idéalise, en même temps qu’elle néglige la part de brutalité prédatrice de l’Homme ; faire le choix de la médiocrité et l’inculture pour tous dans le but de répondre aux « inégalités » équivaut à vouloir que l’humanité meure de faim sous prétexte que tous les humains n’ont pas accès à la même part de nourriture. La culture, explique le philosophe, n’est pas un ajout à l’avoir, un objet que l’on détient, mais un ajout à l’être. Ce que l’un apprend n’ôte rien à l’autre, au contraire : plus elle est partagée, plus elle est transmise, plus la culture est un enrichissement collectif. Enfin, pour sortir du processus délétère qui conduit à rejeter la transmission, il propose de renoncer à l’arrogance qui nous conduit à vouloir contempler directement l’universel et accepter avec gratitude la médiation nécessaire du particulier qui nous est donné, transmis, confié. Accepter aussi qu’il faille des repères pour « s’émanciper de l’attraction primaire du désir impulsif et de l’indifférence inconséquente ».

Hélas, la République nous force aujourd’hui à confier nos enfants à une institution structurellement défaillante, complaisante envers l’horreur et moralement corrompue. Le témoignage bouleversant de Robert Redeker[10] et l’abandon de Samuel Paty par l’Éducation nationale n’en sont que deux illustrations parmi beaucoup d’autres. L’école républicaine fut l’une des plus belles réussites de la France, la gauche progressiste en a fait l’un des principaux artisans de l’effondrement du pays. Mais aux côtés de ces enseignants admirables, tels que Robert Redeker, Samuel Paty, Souâd Ayada, Jean-Paul Brighelli, Fatiha Boudjahlat ou François-Xavier Bellamy, combien sont capables de s’élever au-dessus de la mélasse idéologique du « prêt-à-penser » politiquement correct et d’affronter avec courage les commissaires politiques de la salle des profs, adeptes du « pas de vague » ?

[…] 

Déconstruire ou transmettre ?

Que donnons-nous à admirer à nos enfants ? Leur apprend-on à penser par eux-mêmes sans jamais leur faire croire qu’ils pourraient penser seuls ; à encourager leur esprit critique sans sombrer dans l’attitude systématiquement délétère de « ceux à qui on ne la fait pas » ; à valoriser la quête d’excellence sans pour autant mépriser l’humaine imperfection, ou préférons-nous les laisser se complaire dans la médiocrité ?

Essayons, avec nos mots, nos faiblesses, nos maladresses, de leur montrer que la vie ne se réduit pas à la survie ni le bonheur à la jouissance. Que le plaisir de résoudre les énigmes ne doit pas rendre aveugle aux mystres. Que la mesure d’une vie n’est pas d’avoir une Rolex à 50 ans, 500 000 likes sur un réseau social ou d’être milliardaire, mais de « quitter cette vie en créatures plus hautes que nous n’y étions entrés[11] ».

Il n’y a pas de recette miracle pour y parvenir. Mais il y a l’amour, la bienveillance alliée à l’exigence — car ce n’est pas aimer quelqu’un que de le laisser sans réagir être moins que lui-même — et la sincérité. Expliquons à nos enfants le refus du Mal et le rejet de la fausse tolérance face au Mal, encourageons-les à cultiver leur intelligence, leur discernement et leur conscience quitte à ce que cela les conduise un jour à s’opposer à nous. Nous sommes les témoins de ce qui peut nous émerveiller ici-bas et, tout en rappelant l’humilité de notre condition, leur parler de ce qui est plus grand que nous et nous aide à grandir. Sans oublier l’exigence permanente du vrai, de l’ancrage de la pensée dans le réel. La langue française nous offre deux polysémies merveilleuses : « sens », qui veut dire simultanément perception de quelque chose, signification et direction ; « juste », qui évoque aussi bien la justice que la justesse. Décider suppose de donner préalablement du sens à ce pour quoi on décide : le percevoir, le comprendre, l’orienter. Et une décision ne peut être juste que si cette aspiration à la justice s’appuie d’abord sur une exigence de justesse, c’est-à-dire d’une vision aussi exacte que possible. Une exigence de vérité.

[…] 

Le désarmement des peuples européens

Tentons une synthèse. La recherche incessante du Juste, du Vrai, du Beau et du Bien constitue l’épine dorsale de la civilisation européenne. Cet héritage précieux, qui nous vient de la Grèce antique, a été régulièrement revitalisé au gré de diverses renaissances qui ont jalonné notre histoire : la renaissance carolingienne, celle du xiie siècle, la renaissance du quattrocento, communément appelée « la Renaissance ». L’Europe se perd lorsqu’elle renonce à cette quête, que ce soit parce qu’elle la considère comme impossible, comme inutile, qu’elle n’y voit plus qu’une illusion brandie par des usurpateurs se prétendant dépositaires du Juste et du Vrai, ou parce qu’elle se voit elle-même comme indigne de poursuivre un tel idéal. Elle tente alors de fuir la réalité en se réfugiant dans l’ivresse, celle de l’arrivisme ou celle de la jouissance, ou elle se laisse dépérir comme un lion emprisonné dont le regard s’éteint et qui ne tourne même plus dans sa cage, mais s’allonge, résigné. Durant des millénaires, cet élan, cette tension créatrice vers ce qui est le plus noble, a permis aux peuples européens de se forger une conscience aiguë de la dignité ontologique de l’Homme, non sans difficultés, mais avec succès. Cela a donné naissance à deux concepts jumeaux : la capacité humaine à comprendre le monde, fondement de la démarche scientifique, et la notion de liberté. Les peuples européens y ont trouvé la force de se dresser contre les despotes et un socle sur lequel s’appuyer pour refuser l’arbitraire. En créant les États-nations, matérialisations politiques de la dignité et de la liberté des peuples, et non plus seulement des individus, ils ont réussi à s’extraire de la mécanique implacable décrite par Ibn Khaldoun qui repose sur le désarmement intellectuel, physique et moral des « producteurs », que les maîtres de « l’empire » veulent soumis à leurs collecteurs d’impôts. Ces États-nations, dont l’existence même repose sur la volonté et la capacité du peuple à se mobiliser pour les défendre, incarnent également l’engagement du peuple à se défendre lui-même, préservant ainsi sa liberté et sa dignité face à l’oppression des collecteurs d’impôts khaldouniens. Malheureusement, comme nous l’avons observé, pour diverses raisons et de diverses façons, les peuples européens ont été désarmés, notamment dans l’ancien bloc de l’Ouest. Et au cœur de ce désarmement, il y a le renoncement à l’élan vers le Juste, le Vrai, le Bien et le Beau. Son appel est trop profondément ancré dans notre être collectif pour que nous puissions totalement l’oublier, et par comparaison tout autre but nous apparaît vain, ne méritant ni notre combat, ni notre sacrifice, ni celui de nos enfants. Si ce but nous est refusé, nous baissons les bras, nous nous résignons. Des entités telles que la Cité, la Patrie, le Royaume, la République, l’Empire, la Révolution, le Parti, l’Église ne nous exaltent pas pour elles-mêmes, mais lorsqu’elles nous semblent être un cadre adapté pour donner collectivement une réalité concrète, incarnée, charnelle, à cet élan qui est un désir universel, mais dont l’Europe a fait le cœur de ce qu’elle est. Sans lui, tout est vidé de son sens, de sa sève, de sa vie.

C’est à la fois notre atout et notre talon d’Achille : nous aspirons non seulement à survivre, mais à vivre pleinement. Nous cherchons à embrasser l’universalité sans abandonner notre essence, et à préserver notre identité sans renoncer à l’universel. Tout en prenant garde à l’hubris, nous voulons aimer librement, poser toutes les questions, découvrir les harmonies qui sous-tendent le cosmos, résoudre les énigmes et contempler les mystères, débattre sans retenue, abattre les tyrans, suivre des héros, festoyer, exiger la beauté, bâtir des temples, des bibliothèques et des cathédrales, et nous envoler vers les étoiles. Il est temps de nous souvenir que nous sommes bien assez forts pour briser les barreaux de nos cages, y compris ceux que nous avons nous-mêmes construits.

Désigner nos vrais ennemis

À force de crier au loup, on devient inaudible. Une sensibilité politique, que pour simplifier (mais ce n’est qu’une simplification) on dira « de droite », a senti depuis longtemps que des forces sont à l’œuvre pour conduire au délitement de la civilisation européenne, et a sonné l’alarme. Malheureusement, cet avertissement légitime a trop souvent été instrumentalisé pour pointer du doigt des boucs émissaires, ce qui a provoqué des tragédies et finalement sapé la crédibilité de l’avertissement concernant la menace réelle. Il est probable que l’invocation d’un bouc émissaire ait découlé du double refus de reconnaître la nature multifactorielle des phénomènes en question et de « faire le ménage devant sa propre porte ». Cela ne nous empêche pas, bien entendu, de tenter d’identifier l’élément central, ou du moins un des éléments centraux, en jeu. Je tiens donc à rassurer mes lecteurs : en critiquant à la fois l’abandon collectif de l’Europe face à l’exigence morale socratique, l’islamisme, le suprémacisme noir, les magnats de la guerre économique et l’inquisition écolo-marxiste, nous devrions être à l’abri du piège du bouc émissaire ! De plus, je crois avoir démontré que ce que je critique a effectivement un impact négatif sur notre contexte actuel, et il serait pertinent de noter son influence néfaste sur d’autres sphères culturelles : la soif de conquête et de domination de l’islam(isme) est attestée par quatorze siècles d’histoire jusqu’en Asie, le suprémacisme noir s’attaque même à l’Égypte, les prédateurs financiers sévissent partout, et l’activisme écologiste affiche trop d’incohérences pour être autre chose qu’une escroquerie.

[…]

L’argument utilisé par ceux qui avancent que les musulmans seraient « les nouveaux Juifs » est le suivant : « Dans le passé, vous avez faussement attribué tous les problèmes à la communauté juive, utilisant cela comme une excuse pour les désigner comme boucs émissaires et les persécuter. Aujourd’hui, vous tentez de reproduire ce schéma avec les musulmans, mais nous ne sommes pas dupes et nous voyons clair dans votre jeu. » L’argument est fallacieux, et la comparaison indigne. À aucun moment durant les périodes de persécutions qu’ils ont endurées, les Juifs n’ont commis ne serait-ce qu’une fraction des atrocités actuellement perpétrées au nom de l’islam. Jamais les Juifs n’ont envisagé d’établir une théocratie mondiale, alors que c’est explicitement, dans leurs statuts mêmes, le projet des Frères musulmans, et que l’islamisation de l’Europe est un objectif ouvertement revendiqué par beaucoup. Et j’attends toujours que ceux qui comparent la situation actuelle des musulmans en Europe à celle des Juifs des années 1930 m’indiquent quels auraient été les pays dans les années 1930 qui punissaient de mort l’homosexualité, le blasphème et l’apostasie au nom de Yahvé. J’attends qu’on me dise quelle adolescente française des années 1930, a subi des dizaines de milliers de menaces de viol et de mort au nom du judaïsme pour avoir blasphémé contre Yahvé. Je demande à ce qu’on me montre dans quel pays des rabbins ont orchestré l’emprisonnement, le viol et l’assassinat de jeunes femmes pour leur refus de porter un vêtement religieux juif. Et ainsi de suite. En outre, nous n’appelons pas aujourd’hui à la méfiance contre des passants dans la rue, mais contre des hordes de pillards déjà en train de dépouiller notre maison. Le danger n’est pas hypothétique et à venir, il est présent, palpable au quotidien, et ses effets sont indéniables, qu’il s’agisse de l’affaire Mila, des violences urbaines, de l’annulation de certaines célébrations du 14 juillet, de l’exploitation économique dissimulée derrière l’inflation, ou encore des initiatives de censure parfaitement officielles et revendiquées de l’extrême centre.

Nous nous demandions que faire. Voici la réponse : vivre tout ce à quoi nous donnons de l’importance, y compris le combat politique et culturel, comme un appel lancé à l’enthousiasme, une voie au sens que les arts martiaux donnent à ce terme, une quête chevaleresque.

Reste que nous devons veiller à désigner nos vrais ennemis, et non des boucs émissaires. Reste que nous devons accepter que sonner le tocsin ne soit pas suffisant pour convaincre nos contemporains de ce qui est pour nous une évidence. Il nous faut donc argumenter, illustrer, démontrer, en un mot : travailler.



[1] Léo Pérez, texte publié le 5 avril 2022, sur le site internet de Driss Ghali.

[2] Homère, Odyssée, note de Silvia Milanezi, Les Belles Lettres, coll. « Classiques en poche Bilingue », 2012.

[3] Revue La Nef, n° 317, septembre 2019.

[4]Né en 17 à Leidenstadt est une chanson écrite par Jean-Jacques Goldman, interprétée par Jean-Jacques Goldman, Michael Jones et Carole Fredericks, faisant partie de l’album Fredericks Goldman Jones paru en 1990.

[5] Sylvain Tesson, Un été avec Homère, éd. des Équateurs, 2018.

[6] Homère, Iliade, op. cit

[7] Albert Camus, Le premier homme, Gallimard, 1994.

[8] Plutarque, De la vertu éthique, introduction, texte, traduction et commentaire par Daniel Babut (Bibliothèque de la Faculté des Lettres de Lyon, XV), 1969.

[9] François-Xavier Bellamy, Les déshérités : Ou l’urgence de transmettre, Plon, 2014.

[10] Robert Redeker, Il faut tenter de vivre, éd. du Seuil, 2007.

[11] Alexandre Soljenitsyne, discours prononcé à Harvard le 8 juin 1978.

Extrait du livre d’Aurélien Marq, « Refuser l'arbitraire Qu'avons-nous encore à défendre ? Et sommes-nous prêts à ce que nos enfants livrent bataille pour le défendre ? », publié chez FYP Editions.

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