L’école républicaine et les universités en danger face à la culture woke<!-- --> | Atlantico.fr
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Un amphithéâtre dans une université en France.
Un amphithéâtre dans une université en France.
©DAMIEN MEYER / AFP

Bonnes feuilles

Pierre Jourde publie "La Tyrannie vertueuse" aux éditions du Cherche Midi. Les citoyens eux-mêmes, dans les sociétés démocratiques, organisent leur asservissement. Nul besoin de Big Brother : il y a Facebook, où les individus se dévoilent et se surveillent. Bienvenue dans un monde à l'envers où la culture de la surveillance universelle se substitue à la culture tout court. Extrait 2/2.

Pierre Jourde

Pierre Jourde

Écrivain, universitaire et critique, Pierre Jourde est connu pour ses pamphlets littéraires, notamment La Littérature sans estomac (2002). Il a également signé plusieurs romans et récits aux éditions Gallimard, comme Le Maréchal absolu (2012), La Première Pierre (2013) et Le Voyage du canapé-lit (2019).

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De nombreux témoignages rapportent l’ambiance délétère qui s’installe progressivement dans les universités, où tout étudiant qui ne se soumet pas à la tyrannie identitaire est accusé de tous les maux et qualifié de tous les mots en -phobe. Diverses enquêtes montrent que les professeurs, en Angleterre, en France, admettent qu’ils s’autocensurent. Deux cents universitaires britanniques ont publié dans le Sunday Times, en octobre 2021, une tribune où ils dénoncent la « culture de peur » qui s’est installée dans les universités.

Le professeur de philosophie Peter Boghossian, qui a démissionné de l’université de Portland State, résume bien, dans une interview au Figaro, ce qui se passe dans les universités américaines:

L’université de Portland State m’a recruté afin de développer la pensée critique de ses étudiants et leur enseigner la discipline philosophique de l’éthique. Mais la culture woke qui y règne a rendu cela impossible. L’université, certains de mes collègues et étudiants adeptes de cette idéologie, ont tout fait pour me discréditer. C’est devenu insoutenable. J’ai été témoin de choses sidérantes: des étudiants qui refusent de discuter avec des personnes qui ne partagent pas leurs valeurs; des professeurs à qui l’on a reproché l’étude de philosophes parce que ces derniers étaient blancs et européens. […] Dans les toilettes situées près du département de philosophie où j’enseignais, j’ai trouvé une inscription : «Peter Boghossian is a secret nazi. » Et l’université n’a rien fait.

À l’université, les étudiants n’apprennent plus à penser. Le président de l’université Portland State a publiquement affirmé que le sujet prioritaire pour l’université était celui de la « justice raciale ». […] Tous les séminaires, toute la production scientifique, toutes les formations devaient porter sur la diversité, l’égalité et l’inclusion. […] l’université n’est plus le lieu où la curiosité intellectuelle prospère, c’est désormais le lieu où elle meurt. […] L’université est de nos jours une usine idéologique. Je me suis entretenu avec le doyen de Portland State pour lui dire mon inquiétude : cet établissement figurait dans le classement 2020 des pires universités s’agissant de la liberté d’expression. Il m’a répondu que c’était une bonne chose de figurer dans ce classement. Cela m’a sidéré. J’ai compris que c’était là non pas un bug de l’idéologie mais un trait: le but de ses adeptes est d’empêcher l’esprit critique et d’endoctriner. Nous sommes en train de voir apparaître une culture dans laquelle les gens ont peur de parler ouvertement et honnêtement. L’université ne cherche qu’à opposer des réponses morales aux questions posées. […] L’idéologie woke détruit tout ce qu’elle touche et une fois qu’elle pénètre une institution, elle la déchire. Ce, de plusieurs manières: en menaçant ses contradicteurs d’une enquête ou en les taxant de « racistes », de « nazis », de « sexistes », d’« homophobes » ou de « misogynes ». C’est là une de leurs armes pour empêcher les gens de questionner, de défier une opinion.

Quant aux professeurs, ils sont sommés de se soumettre au même système de pensée. L’Unef est allée jusqu’à proposer que l’on délivre une formation antiraciste aux professeurs et au personnel des universités! Comme si le racisme était courant dans cette profession. On peut se demander si Ronald Fonkoua, d’origine africaine et qui fut doyen de la faculté des lettres de Paris-IV, y aurait été soumis aussi. Donc, des étudiants souvent à moitié incultes vont jusqu’à exiger des rééducations idéologiques pour des savants, un peu dans l’esprit des gardes rouges de Mao. Ce n’est d’ailleurs pas, on le verra, la seule ressemblance entre ces sympathiques jeunes gens et les militants de l’Unef.

L’affaire des Suppliantes est à cet égard significative. La pièce d’Eschyle raconte l’accueil de ce qu’on peut appeller des «migrantes », fuyant l’Égypte où on veut les marier de force, et accueillies en Grèce. En modernisant le propos, on peut y voir une pièce féministe et une pièce sur l’hospitalité accordée aux étrangers. En maquillant de noir ses comédiennes, le metteur en scène ne faisait que souligner ce type de message : les suppliantes sont des Africaines demandant l’asile en Grèce.

On peut se demander quel rapport il peut y avoir avec le blackface, qui fut pratiqué aux États-Unis par des Blancs pour singer les Noirs. En se maquillant en noir, les actrices des Suppliantes redonnent au contraire place à la négritude dans le théâtre antique. Confondre un hommage et une moquerie demande une solide dose de bêtise ou de mauvaise foi. C’est pourtant en parlant de blackface que des étudiants de la Sorbonne et des militants racialistes ont empêché la représentation. Ce n’est pas seulement un contresens total: cela procède de la volonté forcenée de trouver partout du racisme, y compris lorsqu’il s’agit très précisément du contraire.

Cela dit, on ne peut pas non plus négliger, dans ce genre d’action, la bêtise et l’inculture crasse qui empêchent de comprendre le contexte, le sens d’une démarche, le message transmis. Mais inculture et bêtise dogmatiques, donneuses de leçon, violentes. Car c’est par la violence et les insultes que la représentation a été empêchée à la Sorbonne, traumatisant certaines comédiennes. Les responsables de cet acte d’obscurantisme et de barbarie ont été le Conseil représentatif des associations noires de France, la Brigade anti-négrophobie et l’Unef. Si c’est cela l’antiracisme en acte, alors l’antiracisme se déconsidère totalement. Il agit pour favoriser ce qu’il prétend combattre. Mais ni Michel Wieviorka ni Pap Ndiaye, membres du conseil scientifique du Cran, ne se sont fait entendre à cette occasion.

Rappelons aux militants « antiracistes » de l’Unef que la Révolution culturelle a débuté en Chine par des attaques contre une pièce de théâtre, La Destitution de Hai Rui, jugée trop à droite. Bien entendu, l’auteur fit son autocritique, comme cela se pratique aujourd’hui. Il est néanmoins arrêté par les Gardes rouges, composés de lycéens ou étudiants. Ceux-ci se déchaînent partout dans le pays. Artistes, écrivains, intellectuels, universitaires sont destitués, molestés, humiliés. Le tout avec les meilleures intentions, et dans le but de créer un monde meilleur et plus juste. La «classe bourgeoise» était coupable par essence aux yeux des Gardes rouges.

Aujourd’hui, c’est la même idée, mais transposée en termes de race : le «Blanc » est coupable par essence. Ou, comme le dit Maboula Soumahoro, un Blanc ne peut jamais avoir raison contre un Arabe ou un Noir (je prétends, pour ma part, avoir parfois raison contre mon fils aîné, si cela ne la dérange pas). Mais les activistes de l’Unef manquent du minimum de culture politique qui leur permettrait de réfléchir au sens de leur action. Le radicalisme est toujours séduisant.

L’argument que les militants identitaires opposent lorsqu’on argue que le message n’est en rien raciste, au contraire, c’est qu’au lieu de grimer des acteurs blancs en Noirs, il faut que les Noirs tiennent les rôles de Noirs. Il y a eu une époque, il faut le reconnaître, où même les rôles d’Indiens étaient interprétés par des Blancs dans certains westerns. Il n’est pas mauvais qu’on ait fait quelques progrès en la matière. Cela n’empêche pas que, dans l’histoire du cinéma, il y ait d’extraordinaires réussites. Orson Welles ou Laurence Olivier faisaient-il du blackface en se grimant pour interpréter somptueusement Othello? En tout cas, le grand compositeur sino-américain Bright Sheng a dû s’excuser, puis a démissionné, après avoir montré celui de Laurence Olivier à ses étudiants. Ceux-ci se plaignaient d’être agressés par ce film jusque dans un « endroit sûr ».

Si chaque minorité se met à exiger que les rôles soient systématiquement interprétés par une personne de la même ethnie que le personnage, les distributions vont devenir compliquées. À supposer même que ce soit toujours faisable, l’essence même du théâtre, c’est qu’un acteur interprète quelqu’un qu’il n’est pas. La couleur de peau, sur laquelle on se focalise, n’est qu’un des aspects de l’infinie variété de caractéristiques humaines qu’un acteur doit endosser. Une très vieille tradition théâtrale attribuait les rôles de femmes à des hommes, et inversement les rôles d’hommes à des femmes. Sarah Bernhardt a joué Hamlet, et l’année suivante le duc de Reichstadt, deux jeunes gens, alors qu’elle avait 55 ans. Un acteur doit pouvoir être un infirme, un sadique, un fou, un génie, un guerrier nordique, un vieux Chinois. Ce serait absurde d’exiger qu’on ne joue que ce qu’on est dans la vie. C’est tout le sens du théâtre : tout homme peut se mettre à la place d’un autre. Ce qui implique qu’il apprenne à le comprendre. En quoi le fait que Laurence Olivier se grime en Noir serait-il une offense? Et pourquoi pas un hommage?

C’est l’idée même de théâtre que nie l’Unef, une association étudiante qui devrait avoir à cœur de défendre la culture. Le militantisme aveugle aboutit à une authentique haine de la culture. On en a vu un autre exemple, particulièrement choquant, lorsque des militants identitaires s’en sont pris à Ariane Mnouchkine. Les acteurs de son théâtre, à Paris, dont des réfugiés venus de toutes les parties du monde, avaient répété la pièce Kanata, mise en scène par Robert Lepage, sur les oppressions subies par les Indiens du Canada. Lorsque le spectacle est arrivé au Canada, des Indiens ont protesté parce qu’il n’y avait pas d’acteurs autochtones dans la distribution. L’un des soutiens financiers du spectacle s’est aussitôt retiré.

«L’art de l’acteur, c’est justement de se faire l’autre », avait déclaré Ariane Mnouchkine à cette occasion. Et « les cultures ne sont les propriétés de personne ». Elle a rappelé que, sous les nazis, les acteurs juifs ne pouvaient jouer que pour un public juif. Aucun metteur en scène n’a autant travaillé qu’elle sur les autres cultures, et on garde en mémoire son Indiade, par exemple, ou son Dernier Caravansérail, sur l’Afghanistan. Comme d’habitude, on ne s’en prend pas à des artistes enfermés dans un univers étroit, dans des formes conservatrices, mais à des créateurs ouverts sur le monde et les autres, modernes, généreux. La censure identitaire prend les mêmes cibles que si elle était une institution réactionnaire, et ce n’est sans doute pas un hasard.

Mais revenons à l’atmosphère délétère qui s’installe dans les universités. Là encore, cela commence dans les pays anglo-saxons, et le supposé blackface dénoncé par l’Unef est une importation culturelle d’outre-Atlantique. Dans les universités américaines se reproduit, ad libitum, le même schéma: des activistes ou des étudiants montent en épingle un mot, une phrase d’un professeur. Ils se déclarent mis en danger, stressés. Réclament aussitôt des excuses, ou le renvoi du professeur en question. L’administration ne le défend pas. Le professeur quitte son emploi, ou est suspendu, ou fait des excuses. Et là encore, ce qui frappe, c’est que dans l’immense majorité des cas, ce ne sont pas des discours racistes qui sont visés, c’est même souvent le contraire: le professeur analyse les discours racistes, mais ses citations sont considérées comme offensantes. C’est ce qui est arrivé à Lawrence Rosen, professeur d’anthropologie, qui donnait à Princeton, en 2018, un cours sur les discours de haine. Le mot «nigger » en était un exemple. Il s’agissait donc de l’analyser comme exemple de ce type de discours. Mais certains étudiants ne l’ont pas supporté et ont quitté son cours, puis se sont plaints. Rosen a mis fin à son cours.

Tout récemment, le professeur Gordon Klein, de l’université de Californie à Los Angeles, a refusé d’accéder à la demande d’une étudiante d’adapter les notes pour ses étudiants noirs, en remarquant qu’il n’avait pas à les identifier par leur race, et qu’il ne voyait pas comment il pourrait faire pour les métis. Il a cité Martin Luther King, qu’on peut difficilement soupçonner de négrophobie, qui avait déclaré que les gens ne devaient pas être jugés selon leur couleur de peau. La suite est prévisible : pétition, appel au renvoi, etc. Et cours suspendu, bien sûr. Dans la même université, un professeur a fait l’objet d’une demande de renvoi pour avoir prononcé le mot « nigger »… En lisant une lettre de Martin Luther King !

En 2020, à l’université d’Ottawa, Verushka LieutenantDuval explique à ses étudiants les techniques de réappropriation des mots insultants par les militants homosexuels ou noirs, tels que « queer » dans le premier cas, « nigger » dans le second cas. Il s’agit donc clairement de montrer comment les insultes sont retournées en armes contre les discriminations. Mais certains étudiants s’offusquent du mot. Son adresse circule. La professeure est bombardée d’insultes sur les réseaux sociaux. Au lieu de la protéger, l’université la suspend. Le recteur de l’université estime en effet que « les membres des groupes dominants n’ont tout simplement pas la légitimité pour décider ce qui constitue une micro-agression ». Quant à Justin Trudeau, le premier ministre canadien, tout ce qu’il a trouvé à dire, c’est que « le racisme anti-Noir est à la fois odieux et illégal », comme s’il y avait eu racisme en l’occurrence, et sans un mot pour défendre la liberté d’enseignement. Et, comme c’est de plus en plus le cas, la professeure renvoyée pour avoir analysé l’usage antiraciste des mots juge nécessaire de s’excuser. Là encore, on songe aux procès de Moscou, où les accusés reconnaissaient les charges les plus absurdes.

Mais la palme du délire revient à cette réaction suscitée, à l’université de Californie du Sud, par un cours où le professeur a prononcé le mot chinois « ni-ge », qui ressemble à nigger. Devant le tollé de certains étudiants, le professeur a été remercié, la direction déclarant inacceptable d’utiliser des mots qui peuvent blesser. Même si c’est un autre mot, donc. Suite amusante : d’autres étudiants protestent contre l’offense faite à la minorité chinoise. Le woke nous promet bien des situations comiques.

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Extrait du livre de Pierre Jourde, "La Tyrannie vertueuse", publié aux éditions du Cherche Midi

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