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Islam et modernité : ce contre-argument qui pourrait mettre à mal l’idée d’un choc des civilisations
©Reuters

Petit rappel historique

De l'expédition de Bonaparte en Egypte jusqu'à la Première Guerre mondiale, l'islam s'est accommodé, sans rejet majeur, de la modernité introduite dans les pays arabo-musulmans par les Occidentaux. Par la suite, le comportement et la politique menée par ces derniers au Moyen-Orient ont participé à la dangereuse dégradation de cette relation telle qu'on la connaît actuellement.

Malik Bezouh

Malik Bezouh

Malik Bezouh est président de l'association Mémoire et Renaissance, qui travaille à une meilleure connaissance de l'histoire de France à des fins intégrationnistes. Il est l'auteur des livres Crise de la conscience arabo-musulmane, pour la Fondation pour l'innovation politique (Fondapol),  France-Islam le choc des préjugés (éditions Plon) et Je vais dire à tout le monde que tu es juif (Jourdan éditions, 2021). Physicien de formation, Malik Bezouh est un spécialiste de la question de l'islam de France, de ses représentations sociales dans la société française et des processus historiques à l’origine de l’émergence de l’islamisme.

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Atlantico : Dans son dernier ouvrage The Islamic Enlightment, le journaliste et historien britannique Christopher de Bellaigue développe l'idée, à travers un certain nombre de figures historiques (le sultan ottoman Mahmud II, le cheikh égyptien Abdulrahman al-Jabarti, le prince iranien Abbas Mirza, etc.), selon laquelle la rencontre entre islam et modernité au cours du XIXème siècle n'a pas ébranlé les fondements de la foi musulmane, comme certains peuvent le croire. Dans quelle mesure cette thèse peut-elle mettre à mal l'idée d'un "choc des civilisations" largement alimentée depuis plusieurs années, aussi bien en Occident que dans les pays arabo-musulmans ? 

Malik BezouhIl est vrai que la rencontre, au XIXe siècle, entre la modernité occidentale et l’Orient musulman, dans ses dimensions arabes et perses, n’a pas provoqué un "ébranlement" du dogme musulman dans ses fondements essentiels. En revanche, un processus naturel d’interactions et d’échanges, sur les plans économiques et culturels, a conduit le monde musulman à s’interroger sur ses propres lacunes et retards tant scientifiques que technologiques. A ce titre, on peut citer l’exemple emblématique du grand penseur musulman Jamal al-Din al-Afghani répondant savamment à certaines critiques émises par le philosophe Ernest Renan qui, en mars 1883, tint une conférence, au ton pour le moins critique, sur les "sciences et l’islam" et "les rapports entre les sciences et la religion musulmane". Il est bien d’autres exemples qu’il serait par trop fastidieux d’énumérer. Al Afghani et bien d’autres penseurs musulmans, prenant acte du retard accusé par l’Orient musulman, décidèrent d’enrayer ce processus de décadence civilisationnelle en proposant une théologie du réformisme et du renouveau dans l’espoir de sauver le monde musulman arrivé à un degré de consomption des plus inquiétant.

Quant au prétendu "choc des civilisations", il révèle plutôt une inquiétude propre à l’Occident qui, il faut bien le reconnaitre, a donné naissance à ce concept fondé sur la peur de l’altérité musulmane. Une peur ancienne qui a refait surface récemment à la faveur des attentats terroristes perpétrés par l'Etat islamique, un groupe éminemment takfiriste et, partant, hostile aux masses musulmanes qui, rappelons-le, sont les premières victimes de cette atroce organisation aussi terroriste que jusqu’au-boutiste.

De façon plus générale, les rapports entre l’Occident, jadis chrétien, et l’Orient musulman ont toujours été denses. La rivalité religieuse, exacerbée au Moyen-âge, n’a nullement empêché Charlemagne d’entretenir des relations avec le Calife Haroun al-Rachid. Le "choc des civilisations", s’il a existé, a eu lieu durant les Croisades. Depuis, la sécularisation a fait son œuvre, y compris en Orient mais sous des formes bien différentes et non encore abouties. C’est en cours si l’on peut dire. 

Réformes administratives et militaires, amélioration des réseaux de transport et des voies de communication, avancées médicales, etc. : quels ont été les apports positifs résultant de cette rencontre entre islam et modernité au XIXème siècle, et que l'on peut encore constater aujourd'hui ? 

Influencé par la modernité occidentale, le Califat ottoman a tenté, en effet, de moderniser son outil administratif désuet. D’autres avancées résultant des interactions entre la modernité occidentale et le monde musulman ont poussé le Califat ottoman à réformer le statut de ses sujets, en particulier celui des minorités religieuses dont la vie était régentée par le fameux statut de "Dhimmi". Influencées par la modernité occidentale qui a inventé le statut de citoyen, des voies musulmanes, au sein même du Califat ottoman, se sont élevées pour demander l’abrogation de ce statut.

Concernant les améliorations techniques et médicales, elles furent produites par l’intrusion brutale de l’espace européen dans l’univers musulman : c’est la phase de la colonisation qui sera consécutive à l’effondrement du Califat ottoman. Vermoulu, fatigué, celui-ci n’a pas pris la mesure des évolutions techniques et scientifiques qui ont jalonné l’histoire de l’Occident entre les XVIIe et XXe siècles. Incapable de se réformer, en dépit de quelques vaines tentatives, il ploya sous le poids de ses insuffisances, au grand bonheur des puissances européennes qui ne tardèrent pas à le dépecer. Dans l’Orient arabo-musulman, l’éclatement du califat, telle une explosion, a produit divers fragments géographiques, les futurs États arabes, dont les contours, informes, instables, seront dessinés par les puissances anglaise et française, un rien cyniques et intéressées, puis entérinés par les accords Sykes-Picot de 1916.

En résumé, il y a eu deux phases d’interaction entre la modernité occidentale et l’Orient musulman entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XXe siècle : l’une de nature culturelle et, partant, positive car incitant l’Islam en tant que civilisation à se réformer, et ce sur tous les plans ; l’autre, violente et intrusive, caractérisée par une pénétration coloniale de l’Orient par l’Occident. Une blessure encore vivace…

Comment peut-on expliquer le rejet qui s'est, malgré tout, développé ces dernières décennies dans la plupart des pays arabo-musulmans à l'égard de l'Occident ? Quelle influence a pu avoir, dans ce rejet, certains événements survenus au cours du XXème siècle, comme la transformation territoriale du Moyen-Orient à l'issue de la Première Guerre mondiale ?

Il faut éviter autant que possible les analyses naïves consistant à voir l’Orient musulman comme un bloc homogène. Une telle approche, simpliste, voire caricaturale, ne rend nullement compte de la complexité d’une réalité qu’il convient, à tout le moins, de nuancer. Cela étant dit, il existe au sein des populations arabo-musulmanes des sentiments, non uniformes, hétérogènes, diffus ou latents, allant de l’appréhension au ressentiment, voire à la colère, vis-à-vis de l’Occident. L’appréhension s’explique par une crainte de la modernité, fille d’un Occident, jadis chrétien, hier colonisateur, aujourd’hui sécularisé. En effet, le monde arabe, qui est cordialement invité à endosser l’uniforme de la modernité qu’il peine à porter, faute de modèle adapté à ses mesures particulières, se trouve dans une sorte de répulsion-attraction vis-à-vis de cette modernité exogène qu’il doit subir. S’en approcher de trop près, c’est prendre le risque de se brûler, tout du moins de se perdre d’un point de vue identitaire ; s’en éloigner, c’est une fuite en avant vers un traditionalisme dépassé, sans issue, faisant fi de toute réalité. Il reste que ce sentiment de peur de la modernité occidentale concerne surtout la frange conservatrice de l’Orient arabo-musulman. Quant à la colère, elle est le résultat d’une histoire coloniale traumatique. Que ce soit en Algérie, en Égypte ou ailleurs, il existe un sentiment d’injustice que certains leaders arabes, souvent autoritaires, voire tyranniques, n’ont pas hésité à instrumentaliser. A cela s’ajoute la création de l’État d’Israël dans un contexte marqué par l’émergence du nationalisme arabe postcolonial. Or, pour la majorité des populations arabes, l’Occident est perçu comme un allié indéfectible d’Israël.

Le monde arabo-musulman vit une crise de sa conscience. Une crise aigüe. Les échanges culturels, entre l’Orient musulman et l’Occident sécularisé, qui ont jalonné le XIXe siècle, auraient pu contribuer à aider cet Orient à se "porter" mieux. Hélas, l’Occident se dilatant dès le XIXe siècle vers l’Orient musulman de façon intrusive, va, sans s’en rendre compte, aggraver la "maladie" de cet Orient arabe. L’extrémisme religieux qui défraie tristement l’actualité n’en est qu’un funeste symptôme… 

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