Inscription de l’IVG dans la Constitution : les illusions (démocratiquement) dangereuses <!-- --> | Atlantico.fr
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Gabriel Attal prononce un discour lors de la convocation d'un congrès des deux chambres du Parlement à Versailles pour inscrire le droit à l'avortement dans la Constitution.
Gabriel Attal prononce un discour lors de la convocation d'un congrès des deux chambres du Parlement à Versailles pour inscrire le droit à l'avortement dans la Constitution.
©EMMANUEL DUNAND / AFP

Pensée magique

L'inscription de la "liberté garantie" de recourir à l'IVG dans la Constitution protège l'avortement mais des législateurs pourraient toujours restreindre les conditions d'accès à ce droit à l'avenir. Imaginer que l’inscription dans la Constitution pourrait rendre quoi que ce soit irréversible n'est-il pas une illusion qui relève d’une forme de pensée magique ?

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Atlantico : Les 925 députés et sénateurs se sont réunis en Congrès lundi pour inscrire "la liberté" de recourir à l'IVG dans la Constitution. À quel point imaginer que l’inscription dans la Constitution pourrait rendre quoi que ce soit d’irréversible est une illusion ?  

Eric Deschavanne : Cet épisode déconcertant de notre vie démocratique est quadruplement paradoxal. Il est étonnant de voir ainsi l’opinion publique et les forces politiques politique du pays communier dans l’idée que le droit à l’avortement est aujourd’hui menacé en France. Un minimum de distance critique suffit pourtant à prendre la mesure du ridicule d’un vote qui, par son caractère consensuel, dément la principale raison avancée pour le justifier. 

Deuxième paradoxe : les « progressistes » (macronistes compris) ont uni leurs forces non pour « avancer » mais pour « conserver », puisque la conservation de l’acquis, dans la rhétorique de justification de la réforme, est la fonction qui fut assignée à la Constitution. Le troisième paradoxe n’est pas le moins surprenant : on a assisté à une campagne démagogique alertant sur les dangers de la démocratie, à une union des forces populistes destinée à promouvoir la défiance à l’égard du peuple. A entendre les défenseurs de cette révision constitutionnelle, en effet, la vie démocratique ordinaire, débattre et voter, serait dangereuse pour les libertés.

Dernier paradoxe, le texte de la révision constitutionnelle se borne à dire ce qui est : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à l’interruption volontaire de grossesse. ». Autrement dit, contrairement à ce qu’on lit ou entend dans certains commentaires, ce n’est pas le droit à l’avortement ni le droit des femmes à disposer de leur corps qui a été constitutionnalisé, mais la liberté du législateur d’encadrer la liberté d’accès à l’avortement. Du fait de l’intervention du sénateur Philippe Bas, à l’origine de ce texte, tous les arguments avancés pour justifier cette révision tombent à l’eau : s’il se trouvait à l’avenir une majorité « réactionnaire » pour voter des conditions d’accès plus restrictives à la liberté d’avorter, la démarche serait parfaitement constitutionnelle.

Bertrand Vergely : Dans l’existence, aucun acquis positif n’est irréversible. On peut le regretter, mais c’est ainsi. C’est la raison pour laquelle on recommande aux élèves doués de ne pas se reposer sur leurs acquis, l’expérience montrant que tout relâchement se paie immédiatement par une régression souvent plus spectaculaire que les progrès réalisés.

Afin de rappeler que rien n’est éternel Michel Foucault a fait remarquer qu’il n’y a pas d’idée éternelle. Les idées naissent et meurent. L’idée qu’il y a des idées éternelles est née. Aves la fin de la métaphysique, elle est morte. Ce constat  a largement nourri le caractère post-métaphysique de la postmodernité. La culture religieuse puis humaniste a aimé penser qu’il y a des idées éternelles. L’histoire montre que les idées que l’on pensait indéboulonnables ont toutes été balayées. On se souvient de Sartre expliquant que le marxisme est « l’horizon indépassable de notre époque ». Le communisme que l’on pensait inamovible a été balayé au point qu’aujourd’hui plus personne ne lit Marx et encore moins Lénine.

Le Congrès a été convoqué, non pas pour légaliser l’avortement, mais pour rendre cette légalisation irréversible. La nuance et importante. Elle signifie que le Congrès n’a pas été convoqué pour se prononcer sur l’avortement mais sur la nature même de la loi à l’occasion d’une loi. Il s’est agi en l’occurrence de vouloir  faire d’un droit et par là même d’une loi  un principe intangible. Une telle volonté relève du rêve.

On aimerait tous que certains droits et certaines lois soient intangibles. Cela n’a jamais existé et cela n’existe pas. La République s’est fondée entre autres sur le droit du sol, considéré comme un principe intangible. À Mayotte, vu les problèmes que soulève l’immigration, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a demandé que ce principe soit aboli. La communauté internationale est fondée sur le principe de non agression des pays entre eux.  En envahissant l’Ukraine, Valdimir Poutine a envoyé promener ce principe de non agression. Le référendum de Maastricht a été organisé pour « graver dans le marbre » l’inscription des nations européennes en Europe. Avec le Brexit, le Royaume Uni a montré qu’il était possible de remettre en cause cette appartenance. Aujourd’hui, elle est contestée  par la montée des partis d’ultra-droite dans toutes les démocraties européennes.  

Ce qui s’est passé avec le Congrès réuni à Versailles a été présenté comme une avancée unique du droit dans l’histoire, la France étant la première à opérer cette avancée. En annonçant qu’elle allait inventer l’irréversibilité d’une loi et d’un droit, elle s’est avancée au-delà de ce qui est permis aux êtres humains. Il faut faire des lois et ce n’est pas parce que rien n’est irréversible qu’il ne faut rien faire. Mais, il ne faut jamais perdre de vue que nous ne sommes que des hommes. Nul ne sait ce que va être l’avenir. Attention à ne pas parler à sa place . ne fais pas de promesses, était il écrit à Delphes à côté de la fameuse formule « Connais toi toi-même ». « Souviens toi que tu n’es qu’un homme » disait un esclave dans l’oreille des généraux lorsque ceux-ci étaient portés en triomphe dans Romme. Le progressisme n’a pas cessé depuis son apparition de vouloir non pas la révolution, le droit, le sociétal, mais que l’on aime la révolution, le droit et le sociétal. C’est la raison pour laquelle il a voulu l’irréversibilité d’une loi.

 Ce qui s’est passé à Versailles avec le Congrès est pathétique. Quelque chose a été manqué dans la démocratie et notamment dans la relation entre les hommes et les femmes. La démocratie aurait dû être capable de les réconcilier. Elle a échoué. Au lieu de le reconnaître et d’essayer de faire ce qui aurait dû être fait et qui ne l’a pas été, d’une façon nostalgique, on  cherche à rejouer les grandes fêtes passées du droit et de la libération de l’humanité. Il est des nostalgies qui sont belles. Il y a dans celle-ci quelque chose de triste parce qu’elle sent le désespoir. On aimerait croire qu’il va être possible de rêver le droit. Mais le cœur n’y est plus. Comme le dit Simone Signoret, la nostalgie n’est plus ce qu’elle était.

En parlant de fin de l’histoire, Fukuyama disait que le modèle de démocratie libérale était le meilleur pour l’organisation du genre humain. Il soulignait aussi à quel point c’était un modèle fragile tant les passions humaines peuvent inciter à vouloir manipuler ou remettre en cause la démocratie. Dès lors, n’y a-t-il pas d’autres choix que de se battre toujours pour préserver les grands équilibres démocratiques ? L’IVG pourrait-elle ainsi être menacée dans le futur ?

Eric Deschavanne : Le pire dans cette comédie est que personne ne semble s’être soucié d’analyser sérieusement la réalité de la menace dont tout le monde parle. Le vote du Parlement s’apparente à un exercice d’autocongratulation de la société française, laquelle approuve massivement le libéralisme de la législation sur l’avortement. Cela tient au fait qu’anciennement catholique, la société française est aujourd’hui sécularisée. Il n’y a dans le rapport aux valeurs plus guère de différences entre les Français qui se disent catholiques, lesquels sont à plus de 80% favorables au droit à l’avortement, et ceux qui ne le sont pas. Depuis un demi-siècle, l’évolution est à l’évidence favorable au libéralisme. Il faut donc se demander d’où pourraient venir aujourd’hui les forces « réactionnaires » susceptibles d’inverser le cours de l’histoire.

Le partage sur la question du droit à l'avortement, dans l'opinion et dans le monde, est religieux. La carte de la sécularisation et celle de la liberté d’accès à l’avortement se recouvrent largement : c’est en Amérique du Sud, en Afrique et dans l’ensemble du monde musulman que le droit à l’avortement est nié ou restreint. En France, ce sont les jeunes qui se montrent les moins favorables au droit à l’avortement (près de 35% des moins de 35 ans y sont hostiles). L’hostilité à l’avortement gagne du terrain par les nouvelles générations, du fait de l’influence grandissante de l’islam et du christianisme évangélique. 30% seulement des musulmans se déclarent favorables au droit à l’avortement. Si donc on estime absolument nécessaire d’agir en vue de pérenniser ce droit, il faut en priorité se soucier de la maîtrise des flux migratoires. Ou bien on juge la menace est réelle, ou bien on juge qu’elle ne l’est pas. Si on prend celle-ci au sérieux, force est d’admettre que la constitutionnalisation n’est qu’un bouclier de papier.

Bertrand Vergely : La vertu d n’existe pas, a dit Aristote. Il n’existe que des hommes vertueux. La science n’existe pas, a dit Descartes, Il n’existe que des hommes qui cherchent à penser avec méthode. La démocratie n’existe pas. il n’existe que des hommes s’efforçant de faire vivre la liberté, l’intelligence, le respect et la justice. On rêve de lois irréversibles alors que c’est impossible. On rêve de la morale, de la science et de la démocratique en oubliant qu’il faut qu’il y ait des hommes vertueux pour qu’il y ait la morale. Il faut qu’il y ait des hommes qui pensent avec méthode pour qu’il y ait science. Il faut qu’il y ait des démocrates pour qu’il y ait démocratie. La morale existe parce qu’on la vie, non parce qu’il y a la morale. La science existe parce qu’on la vit, non parce qu’il y a la science. La démocratie existe parce qu’on la vit, non parce que la démocratie existe. Rien n’est acquis. Rien n’est irréversible.  Il faut se battre toujours et sans cesse. On trouve cela triste. On geint. On se plaint. On pleurniche. C’est infantile. C’est l’enfant qui a peur de vivre qui pleurniche ainsi. Si nous vivons la démocratie en vivant la liberté, l’intelligence, l’écoute, le respect et la justice, la démocratie vivra. Sinon, elle sera balayée.

D’après vous, quels bénéfices à voir cette inscription de l’IVG dans la Constitution ?

Eric Deschavanne : Cette réforme est « symbolique », comme n’ont cessé de le répéter ses partisans. La société française rappelle ainsi son attachement à une liberté acquise aux dépens des interdits religieux. La laïcité et la liberté des femmes tendent à devenir des marqueurs de l’identité française, ce qui est sans doute une bonne chose. Sur le plan politique, il est permis de se réjouir du fait que LFI, qui revendique bruyamment une victoire idéologique, se mettre ainsi en porte-à-faux avec son nouvel électorat musulman.

Bertrand Vergely : La loi afin de constitutionnaliser l’avortement a été faite pour rassurer les féministes qui ont peur de voir ce droit remis en question comme c’est le cas en Pologne ou bien encore au Texas. Elle a été faite aussi pour permettre à  Emmanuel Macron et à son gouvernement d’apparaître comme étant progressiste au moment où ceux-ci sont accusés d’être à droite. Elle a été faite enfin, pour introduire de la grandeur et de la solennité dans le deuxième quinquennat d’Emmanuel Macron, un président de la République se devant de marquer son passage par quelque réforme grandiose.

Il existe un piège plus spécifique dans lequel est tombée la droite de peur de paraître réactionnaire. La demande de l’inscription n’est pas venue de la population mais bien de néo-féministes et de la gauche radicale. L’enjeu est-il aussi de rendre toute parole conservatrice soupçonnable sur certaines questions ?

Eric Deschavanne : L’initiative vient de la gauche radicale, mais le texte voté ne va pas dans son sens. Les féministes souhaitaient consacrer le droit à l’avortement comme droit fondamental, comme droit de la femme de disposer de son corps. Il n’existe pas de droit de disposer de son corps, fort heureusement, ni pour l’homme, ni pour la femme, sinon il faudrait légaliser le commerce des organes. La révision constitutionnelle ne consacre pas un tel droit, elle se borne à présenter la législation sur l’avortement comme un cas d’application du principe de liberté à la condition féminine.

Sur le plan politique, le point le plus notable, lui aussi paradoxal, est que le consensus gauche/droite obtenu procède de l’exténuation des forces morales en présence. Cette réforme est le chant du cygne de la gauche « boomer », une gauche qui a utilement contribué depuis les années 70 à rendre la société française plus libérale, mais qui est aujourd’hui en bout de course. La constitutionnalisation du droit à l’avortement doit en effet être interprétée comme une mesure conservatrice de préservation de l’acquis, non comme une « avancée » susceptible de faire progresser les libertés ou la condition des femmes. Il faut donc voir dans la démarche entreprise un symptôme du fait que la gauche « progressiste » a cessé d’être une force de proposition. Par ailleurs, le fait que la droite se soit ralliée bon gré mal gré à la réforme témoigne du déclin des valeurs catholiques traditionnelles. L’essor du FN/RN dans les classes populaires et celui du macronisme au sein de la bourgeoisie, l’un et l’autre aux dépens de la vieille droite, résultent pour une part de ce déclin. Le conservatisme moral catholique n’est plus une force politique significative.

Bertrand Vergely : La liberté de l’avortement est aujourd’hui un marqueur politique. Etre progressiste c’est être pour. Être contre, c’est « réac ». La droite redoute d’être traitée de réac comme elle redoute d’être traitée de droite. Pour cette raison, elle s’est gardée de remettre sur la table la question ultrasensible  de l’avortement. En renonçant à relancer le débat, le progressisme a gagné, comme il a gagné à propos de la constitutionnalisation de la liberté d’avorter. Les députés sont les législateurs de la société. Leur travail consiste à faire des lois. Leur rêve est que leurs lois durent. À ce titre, ils ne peuvent pas être contre l’irréversibilité de la loi. En l’imposant, le progressisme a là encore gagné En gagnant la bataille de la constitution le progressisme a réussi à imposer son jeu qui consiste à prendre un élément de la vie sociétale, à en faire un marqueur politique et à créer une guerre avec les bons, les progressistes  qui sont pour et les méchants, les réacs qui sont contre. Quand le progressisme assène le terme « réac », ce qu’il y a derrière est flou, pour ne pas dire inepte. Terrorisant en frappant d’infamie ceux qui sont catalogués comme tels, il est néanmoins ravageur. Il est vide ? Qu’importe ! Le mot a été lâché. C’est cela qui compte. Aujourd’hui, la division de la scène culturelle entre progressistes et réacs fait des merveilles. Elle est une aubaine politique. Le seul moyen pour en sortir réside dans le fait d’élever le débat, en ne cédant pas à la provocation et à l’invective.

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