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Immigration : voilà à quoi pourrait ressembler la nouvelle carte des flux migratoires en Europe si l’Italie se montre extrêmement ferme dans le blocage de ses côtes
©Angelos Tzortzinis / AFP

Migrants

Alors que les ministres européens chargés de la question migratoire - à l'exception notable de Matteo Salvini - se sont réunis ce mardi 5 juin à Luxembourg, le statu quo est de mise sur un dossier ou les divergences entre les différents protagonistes semblent difficilement conciliables.

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont est géographe, économiste et démographe, professeur à l'université à Paris IV-Sorbonne, président de la revue Population & Avenir, auteur notamment de Populations et Territoires de France en 2030 (L’Harmattan), et de Géopolitique de l’Europe (Armand Colin).

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Atlantico : Alors que les ministres européens chargés de la question migratoire - à l'exception notable de Matteo Salvini - se sont réunis ce mardi 5 juin à Luxembourg, le statu quo est de mise sur un dossier ou les divergences entre les différents protagonistes semblent difficilement conciliables. Dans un contexte ou l'Italie souhaite bloquer les flux au maximum, comment imaginer ce que pourrait provoquer une telle décision sur ces flux ? Quels seraient alors les lieux de passage et de destination qui n'iraient plus vers l'Italie ?

Gérard-François Dumont : Effectivement, nous sommes dans une situation héritée de la méthode de fonctionnement de facto de l'espace Schengen qui ne correspond pas à la réglementation de jure qui avait été arrêtée. Lors de sa créa-tion, il avait bien été prévu que les frontières extérieures communes étaient des frontières où l'on contrôlait les en-trées de façon systématique, en appliquant le « code frontières Schengen », c’est-à-dire le règlement  établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières extérieures de l’UE par des personnes. Rap-pelons que le code frontières Schengen précise que les frontières extérieures ne peuvent être franchies qu’aux points de passage frontaliers et durant les heures d’ouverture fixées. Les ressortissants des pays ne faisant pas partie de l’UE doivent être soumis à une vérification approfondie qui comporte la vérification des conditions d’entrée, notamment une vérification dans le système d’information sur les visas (VIS), le cas échéant.
Pour un séjour n’excédant pas 90 jours sur une période de 180 jours, un ressortissant d’un pays ne faisant pas partie de l’UE doit : être en possession d’un document de voyage; être en possession d’un visa si celui-ci est requis ; justifier l’objet du séjour envisagé et disposer des moyens de subsistance suffisants ; ne pas être signalé aux fins de non-admission dans le système d’information Schengen (SIS) ; ne pas être considéré comme constituant une menace pour l’ordre public, la sécurité intérieure, la santé publique et les relations internationales des pays de l’UE. Aux frontières extérieures de l’espace Schengen, est demandée une apposition systématique d’un cachet sur le document de voyage des ressortissants de pays ne faisant pas partie de l’UE à l’entrée (et à la sortie) qui permet de savoir par quelle fron-tière la personne est entrée.
Or, force est de constater que des pays entrés dans l’espace Schengen n'étaient pas en mesure de contrôler les fron-tières extérieures, soit étaient dans un contexte où ils n'avaient pas la volonté de le faire. En conséquence, l'UE a créé, non dès l'ouverture de l'espace Schengen en 1995, mais seulement en 2004, Frontex, avec des missions relativement limitées. Or, surtout depuis 2011, des centaines de milliers d'entrées irrégulières ont été constatées dans les pays de l'UE. C’est la cause fondamentale de la divergence au sein de l'UE. Faute de respect du code frontière Schengen, diffé-rents pays ont considéré que l'espace Schengen ne fonctionnait plus normalement et ont réintroduit des contrôles aux frontières intérieures.
En particulier, compte tenu de leur situation géographique et des crises géopolitiques en Afrique septentrionale et au Moyen-Orient et du fait que l’Espagne a entrepris, dans les années 2000, de mieux contrôler ses frontières (terrestres à Ceuta et Melilla et maritimes notamment au détroit de Gibraltar), deux autres pays auxquels l’espace Schengen s’était élargi , soit l'Italie au 26 octobre 1997 et la Grèce au 26 mars 2000, se sont trouvée effectivement en première ligne, voyant arriver des centaines de milliers de migrants soit irréguliers, soit envisageant de déposer une demande d’asile. Et, notamment depuis 2011, on constate une sorte de jeu de ping-pong, par exemple aux frontières franco-italiennes. Ce ping-pong entre les différents pays de l'UE est particulièrement illustré par des événements, peu relatés, qui se sont déroulés début mai 2018. Le 8 mai, des passeurs envoient des côtes libyennes en Méditerranée un bateau chargé de migrants qu'ils ont préalablement rançonnés. Compte tenu des accords entre la Libye et l'Italie pour essayer de limiter les départs à partir de la Libye, les garde-côtes libyens, pour lesquelles l’Italie assume des financements, doivent assumer la coordination de l’opération, c’est-à-dire leur trouver un port libyen pour les débarquer. Mais, bizarrement, les gardes-frontières libyens ne répondent pas à la radio et sont introuvables. Un bateau chargé de 105 migrants dérive donc en Méditerranée. L’ONG espagnole Proactiva Open Arms qui navigue sur un bateau britannique, l’Astral, décide de les embarquer, non pour les ramener en Libye ou en Espagne où se trouve pourtant leur base officielle, mais afin de les débarquer en Italie. De leur côté, n'ayant pas officiellement coordonné le secours de ces migrants, les autorités italiennes refusent d’abord de prendre en charge leur débarquement, estimant qu'il était du ressort de Londres dans la mesure où l'Astral bat pavillon britannique. En l'absence de réponse de Londres - les gardes-côtes britanniques ont expliqué à l'AFP que l'incident n'était "pas sous coordination britannique" -, Rome a ordonné le transfert des migrants vers un navire humanitaire plus gros, puis l'a autorisé à mettre le cap sur Catane.
Cet exemple témoigne d’un vaste ping-pong avec une multiplicité d'acteurs qui ballottent les migrants : passeurs, des garde-côtes libyens, ONG espagnole, Royaume-Uni et Italie.
Si, effectivement, le nouveau gouvernement italien, qui a obtenu un vote de confiance du Sénat le 5 juin 2018, décide de contrôler ses frontières, y compris maritimes comme n’a annoncé le ministre de l’intérieur Matteo Salvini, et mène des actions contre celles des ONG qui apparaissent comme jouant un rôle de relais de l’action des passeurs vers les côtes italiennes, il est probable que, comme d’habitude, les passeurs vont chercher d'autres routes maritimes. D'ail-leurs, les arrivées via la Méditerranée vers l’Espagne se sont accrues depuis 2017, alors que pratiquement il n'y avait plus guère de passages par cette voie en 2014 et 2015. Donc, on peut imaginer que cela réactive d'autres routes mari-times vers la Grèce par exemple. Si rien n’est fait, de nouvelles routes maritimes pourraient déboucher jusqu'aux côtes méditerranéennes françaises, c’est-à-dire par exemple jusqu'en Corse, voire sur la Côte d'Azur. Tout est possible si l'on n'agit pas résolument contre les réseaux de passeurs qui s'enrichissent. Il faut en effet rappeler que chaque année, le chiffre d'affaires des passeurs représente des milliards d'euros ; leur appât du gain n’est pas de nature à ce qu’ils cessent volontairement leurs "œuvres".

Lors de sa tournée européenne, Benjamin Netanyahou a pu mettre en garde Angela Merkel en déclarant que l'Iran pourrait provoquer une guerre des religions en Syrie et que les conséquences seraient "plus de réfugiés, et vous savez exactement où ils viendront". La probabilité d'une nouvelle crise migratoire, du type de 2015 -est-elle sérieuse ? Dans un tel scénario, quels seraient les parcours et destinations dans le cas d'un blocage italien ? 

G.-F.D. : Les pays européens ont une part de responsabilité dans les crises au Moyen-Orient et leur continuation, no-tamment dans le conflit Syrien  comme dans la déstabilisation de la Libye. C'est la raison pour laquelle le retour de Syriens dans les zones de la Syrie où le conflit s’est considérablement réduit est limité. Les Européens ne facilitent guère le retour au pays de ceux qui l’ont quitté aux périodes les plus violentes. Ce comportement inadéquat des Euro-péens peut être illustré par Aylan Kurdi, cet enfant qui a péri dans le naufrage de son embarcation et a été retrouvé sur une plage de Turquie en septembre 2015, ce qui a ému à juste titre toute la communauté internationale. La famille d'Aylan Kurdi avait décidé de s'installer à Kobané après la libération de la ville par des forces essentiellement kurdes contre l'État Islamique. Or, l'Europe est restée aux abonnés absents, c’est-à-dire qu'elle n'a absolument pas apporté une aide quelconque à la reconstruction de Kobané alors que, par exemple lorsqu’il y a un séisme n’importe où dans le monde, l'Europe est à l'écoute des populations en difficulté et dégage des moyens pour aider les personnes qui souffrent. Faute d’aide apportée à la reconstruction de Kobané, la famille d'Aylan Kurdi s'est trouvée en situation de désespérance et a décidé de tenter sa chance en quittant le Moyen-Orient, ce qui, malheureusement, s’est traduit par le drame de la mort de leur enfant. Clairement, les pays européens n'ont pas pris conscience que la stabilisation du Moyen-Orient suppose d'aider ces territoires à retrouver une vie normale ; ce qui induit un accompagnement en termes de moyens.
Quant au risque de nouveaux réfugiés issus du Moyen-Orient, deux scénarios peuvent être envisagés. Le premier est une confirmation et une extension de l’accalmie progressive commencée en Syrie dans les mois qui ont suivi le début de l’intervention russe de septembre 2015, puis la fin de la bataille d’Alep en décembre 2016, même si les conditions géopolitiques de cette accalmie ne font pas l’unanimité. Dans ce cas, si les Syriens considèrent que la reconstruction du pays est en marche, il n'y a pas de raison particulière que ceux qui vivent encore en Syrie émigrent. Un second scénario, celui évoqué par le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, est celui de conflits qui se prolonge-raient, voire s’aggraveraient, en Syrie et au Moyen-Orient, opposant notamment des sunnites à des chiites. Benjamin Netanyahou considère que l'Iran attise un conflit régional violent susceptible de s’étendre. Dans ce cas, comme tou-jours dans une situation semblable, des personnes chercheront à fuir les violences. Mais on peut se demander si le risque le plus important pour l’Europe ne vient pas de la Turquie d'Erdogan qui a utilisé à des fins géopolitiques les Syriens et autres migrants ayant quitté leur pays et qui est susceptible à tout moment de laisser faire les mafias pas-seuses d’émigrants comme dans des années 2014 et 2015 où les réseaux de passeurs fonctionnaient en entente avec le gouvernement turc. Ces réseaux de passeurs avaient pignon sur rue dans les villes turques pour organiser les dé-parts de migrants vers l'Europe, Erdogan les utilisant pour exercer une pression géopolitique sur l'Union européenne.

Au regard de ces différentes situations, comment imaginer la solution la plus acceptable par les différents protago-nistes européens ? 

G.-F.D. : Aujourd'hui, l'espace Schengen tel qu’il devait fonctionner n’existe plus parce que sa réglementation n'a pas été respectée. Une première solution consisterait à décider fermement que tous les pays membres de l'espace Schen-gen doivent en respecter les règles ou, dans le cas contraire, en être mis à l’écart.
Un deuxième scénario consisterait à repenser Schengen, puisque, au moins depuis 2011, il ne fonctionne plus de fa-çon normale. D'ailleurs, même le Parlement européen, dans une résolution votée le 30 mai 2018, a reconnu que, avec la multiplication des contrôles aux frontières intérieures, l’espace Schengen ne marche plus.
Enfin, un troisième scénario est la poursuite de la re-nationalisation des frontières intérieures telle qu'on l'a constatée surtout depuis 2015. Il s’agirait, bien qu’on n’ose pas le dire ainsi, de la poursuite du démantèlement de l'espace Schengen, chaque pays conduisant sa propre politique. Par exemple, le ministre de l'Intérieur français ne souhaite pas qu’une éventuelle fermeture des frontières de l'Italie se traduise par des milliers d'arrivées supplémentaires en France.

Et laquelle des trois solutions vous semble la plus probable ?

G.-F.D. : La troisième semble la plus probable. D’ailleurs, ces dernières années, les responsables de l'Union euro-péenne faisaient des reproches à des pays qui cherchaient à respecter les règles de l'espace Schengen comme ceux, dont l’Autriche et la Hongrie, qui ont décidé, en mars 2016, de contrôler la route des Balkans. La deuxième solution, c'est-à-dire le fait de repenser une nouvelle mise en œuvre de l’espace Schengen, aurait dû être menée depuis déjà plusieurs années. Pourtant, la résolution du 30 mai 2018 du Parlement européen demande la remise en marche de l’espace Schengen tel qu'il existait au début des années 2010, en précisant toutefois leur souhait d’une réforme du système d’information Schengen (SIS), d’un renforcement des ressources financières et humaines à sa disposition et « l’adhésion immédiate de la Bulgarie et de la Roumanie à l’espace Schengen, et à celle de la Croatie dès qu’elle rem-plira les critères d’adhésion ». On se demande si ce Parlement est conscient que les géopolitiques européenne et mondiale ont profondément changé depuis la signature des accords de Schengen de 1985.

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