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Hunger Games ou la révolution pour les jeunes par procuration : cette génération qui a perdu le goût de changer le monde dans le réel
©REUTERS/Mario Anzuoni

Aux armes !

Le film "Hunger Games" évoque une révolution dont la figure de proue une adolescente. Une fiction qui semble éloignée des préoccupations des jeune d'aujourd'hui, déjà résignés à ne pas changer le monde.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : Le film Hunger Games sort sur les écrans le 27 novembre. Il raconte l'histoire de jeunes gens s'affrontant à mort dans un jeu télévisé dans une société futuriste. L'une d'elle, une adolescente, devient le symbole de la lutte contre l'oppression et l'opposition au régime. Le film est un succès annoncé. Pourtant, dans notre monde, les jeunes semblent bien loin de ces préoccupations. Est-ce la réalité ?


Vincent Tournier : Il est toujours difficile d’analyser les ressorts d’un film, de comprendre les raisons de son succès. Lorsqu’un film marche, ce n’est pas forcément parce qu’il reflète la réalité, mais plutôt parce qu’il « fait sens » pour son public, parce qu’il touche une corde sensible, répond à des attentes ou à des inquiétudes. C’est encore plus vrai pour les films de science-fiction, où la trame narrative est moins limitée pour explorer les phobies contemporaines. Les films à succès disent donc certainement quelque chose sur les préoccupations d’une époque ; ils expriment des valeurs, ils projettent un univers mental. On l’a vu avec le film Avatar, grand succès de l’année 2009, qui nous parlait manifestement d’une crainte à l’égard de l’hégémonie occidentale sur le monde, doublée d’une fascination pour les cultures primitives et d’un plaidoyer très postmoderne en faveur d’un patchwork de valeurs mystico-écologiques. Avant lui, la série des Mad Max, commencée en 1979, explorait les angoisses face à la crise pétrolière et au risque de retour à l’anarchie dans un monde ensauvagé.
Ce qui est intéressant avec Hunger Games, c’est que le film nous plonge dans un univers à la fois très américain et très contemporain. Il est très américain d’abord parce qu’il traduit une crainte face aux dérives du pouvoir, la crainte que celui-ci devienne despotique et inhumain. C’est un thème très peu présent dans le cinéma français parce qu’il renvoie à un système de pensée plutôt libéral, où l’Etat est vu comme une menace face à des individus purs (les enfants) chargés d’assurer le triomphe des valeurs fondamentales.
C’est aussi un film très contemporain parce qu’il pousse à son paroxysme la logique de la télé-réalité. A ce titre, Hunger Games est un film-miroir : il nous renvoie à nos propres interrogations sur l’évolution de nos attentes et de nos loisirs, sur le plaisir que l’on prend à voir les autres s’affronter dans des situations réelles, plus ou moins difficiles, plus ou moins risquées. C’est un aspect qui mériterait d’être questionné davantage : alors que les sports contemporains, inventés essentiellement au XIXème siècle, visaient justement à organiser une mise en scène ritualisée et pacifiée des affrontements collectifs, bien loin donc des combats de gladiateurs d’antan, n’est-on pas en train de passer à autre chose, comme le montre le relatif succès d’activités hautement risquées comme le Mixed Martial Arts ou le Wingsuit ?

Les jeunes d'aujourd'hui ont-il perdu goût à la révolution et si oui pourquoi ? Cette tendance est-elle récente ?

Il ne faut pas caricaturer le passé. Les pulsions révolutionnaires d’autrefois ne doivent pas être surestimées. Les événements de Mai-68 donnent une vision déformée de la société de l’époque. On oublie par exemple que, d’après les sondages réalisés par l’IFOP pendant les événements, 37% seulement des 20-34 ans approuvaient les manifestations, alors que 38% y étaient hostiles et que les autres n’avaient pas d’opinion. Parmi ces 37%, tous n’ont pas pris part aux manifestations, et seule une petite minorité est allée lancer des pavés. Les manifestants eux-mêmes étaient-ils révolutionnaires ? Pour une partie, certainement. Mais pour la grande majorité, la révolution relevait plutôt d’une certaine mystique romantique, nourrie par l’imaginaire de 1789 ou de la Commune. Ils aspiraient surtout à des évolutions dans le domaine des mœurs, comme l’a très bien montré Robert Merle, lui-même prof de lettres à Nanterre dans les années 1960, dans son beau roman Derrière la vitre.
Aujourd’hui, l’idée de révolution est-elle morte ? Là aussi, il faut rester prudent. Certes, l’adhésion à un projet révolutionnaire reste l’affaire d’une minorité de la population, mais cette minorité a eu tendance à augmenter significativement. C’est ce que l’on observe dans les enquêtes sur les Valeurs des Français, qui sont réalisées à intervalles réguliers depuis une trentaine d’années. En 1981, 8% des Français disaient qu’ils souhaitaient un changement radical de la société par une action révolutionnaire (68% voulaient un changement progressif par des réformes et 18% déclaraient vouloir défendre la situation présente). En 2008, la part de ces « révolutionnaires » atteint 16%, voire 20-22% chez les jeunes. Il s’agit certes toujours d’une minorité, mais qui n’est pas négligeable, d’autant que l’enquête a été réalisée avant la crise économique, et que l’on ne sait pas comment les choses ont évolué depuis.

Avec l'évolution des modes de communication, les jeunes n'ont jamais eu autant de pouvoir. N'ont-ils aucune raison de se rebeller ?

Je ne sais pas si les technologies actuelles donnent plus de pouvoir, mais elles donnent certainement plus de facilités pour s’organiser, pour échanger. Cela dit, la technologie ne fait pas tout. On peut même se demander si elle n’a pas des effets pervers. Si les jeunes sont constamment connectés entre eux, parlent-ils davantage de politique qu’autrefois ? Ce n’est pas sûr.
De plus, on peut se demander si les nouvelles technologies ne transforment pas la manière de communiquer. Avec ces technologies, on discute moins en face à face, on échange moins de vive voix. Je prendrai un exemple : la question du blocage des facs, que l’on a vu apparaître ces dernières années, notamment lors des grèves contre la loi sur l’autonomie des universités. Le principe est simple : quelques étudiants bloquent les issues, empêchant ainsi leurs camarades d’entrer dans les locaux. Or, cette pratique est en rupture complète avec les anciennes pratiques estudiantines, qui consistaient au contraire à réunir les étudiants dans un amphi (les fameuses Assemblées générales) pour voter la grève. Ce n’était évidemment pas l’idéal sur le plan démocratique, mais cela avait au moins le mérite de respecter un certain formalisme, d’organiser un débat et un vote. Pourquoi ce recours au blocage ? Une première explication est que cela permet aux minorités d’avoir plus de poids (quelques personnes suffisent pour tout bloquer). Mais ce n’est pas si simple. Avec le recul, on peut aussi se demander s’il ne s’agit pas d’une conséquence des pratiques de communication : les étudiants ne veulent tout simplement pas se retrouver pour discuter en face à face, ils n’en voient pas l’intérêt.
Par ailleurs, un autre effet des nouvelles technologies est que les échanges négatifs prennent plus d’ampleur. Sous le couvert de l’anonymat, il est plus facile de se lâcher, de démolir, de se moquer, de dénigrer. Mais cela crée une atmosphère difficile. Certes, la politique a toujours été une activité où on prend des coups, mais cela devient plus systématique aujourd’hui. Dès que vous prenez la parole sur un site ou sur un réseau social, vous savez que vous allez recevoir des bordées d’injures. C’est un élément qui peut décourager certains de s’engager. S’ajoute à cela le fait que les technologies de communication invitent à être court, à ne pas s’étendre, ce qui n’est guère propice aux analyses complexes sur la société.

On fait la révolution parce qu'on imagine qu'un autre monde est possible ? Les jeunes ont-ils perdu toute illusion ? Ont-ils trop à perdre pour vouloir réellement faire la révolution ?

Il est clair que l’idée révolutionnaire ne peut plus bénéficier de la même valorisation qu’elle a pu connaître dans les années soixante ou soixante-dix. Certes, la figure de Che Guevara fait toujours partie d’un imaginaire romantique toujours actif, mais elle ne suffit pas à faire oublier la dimension tragique et criminelle des expériences communistes du XXème siècle. D’une certaine façon, l’histoire a donné raison à Francis Fukuyama. Lorsque celui-ci a parlé de la « fin de l’histoire », dans les années 1990, tout le monde s’est moqué de lui en disant que l’histoire n’allait pas s’arrêter. Mais Fukuyama ne parlait pas de l’histoire événementielle ; il parlait de l’histoire politique. Il voulait dire que, avec la fin du communisme, disparaissait l’idée selon laquelle il était possible de dépasser la démocratie libérale, de trouver un meilleur système politique, un système encore plus démocratique. Dans ce sens, la fin de l’histoire est réelle, et c’est bien le drame de notre époque : on ne parvient pas à penser autre chose. Tout le monde voit bien que le système capitaliste génère des tensions et des inégalités considérables, qu’il menace de plonger le monde dans un profond désastre, mais personne ne sait pas quoi le remplacer. De plus, il est clair que les effets négatifs de la crise ne sont pas encore assez forts. La perspective d’une transformation radicale de la société se heurte au constat que les bienfaits du système actuel sont très élevés. Chacun préfère rester dans un petit confort qui est toujours préférable à un saut dans l’inconnu où l’on risque de tout perdre.

Le mouvement d'Occupy Wall Street n'aurait-il été qu'un épiphénomène ou a-t-il illustré un vrai mécontentement ?

Les gens qui ont manifesté devant la bourse de New York et dans d’autres villes américaines, sans parler des mobilisations sur les réseaux sociaux, étaient certainement très en colère. Mais il ne faut pas se tromper : ce mouvement est resté dérisoire, que ce soit sur le plan des effectifs (quelques milliers de personnes au maximum) ou sur le plan de l’influence politique puisque le mouvement a été bien en peine de faire des propositions concrètes et de les pousser jusqu’au Congrès. Par comparaison, le Tea Party a été bien plus important et bien plus efficace : c’est lui, paradoxalement, le véritable vainqueur de la crise, la véritable révélation. A la limite, le mouvement Occupy Wall Street a eu plus de succès en Europe qu’aux Etats-Unis où il est pourtant né.
Cet échec est assez étonnant, surtout lorsqu’on se rappelle que les Etats-Unis constituent l’épicentre de la crise. Cela montre bien qu’il faut relativiser l’impact des nouvelles technologies sur les mouvements sociaux : contrairement à une vision simpliste, ce n’est pas la technique qui explique la politique.
Plusieurs facteurs expliquent l’échec d’Occupy Wall Street. D’abord un facteur conjoncturel, lié au fait que c’est la gauche (au sens américain) qui est au pouvoir pendant la crise économique puisque Obama a été élu en novembre 2008 et qu’il a habilement su se présenter comme le porte-parole des victimes de la crise. Ensuite un facteur culturel, car les mouvements contestataires de masse visant à demander une intervention de l’Etat ne font pas partie de la culture américaine (déjà, dans les années 1930, on n’a pas vu de mobilisations de rue pour forcer l’Etat à l’intervenir). C’est au fond la même raison qui explique l’absence de socialisme aux Etats-Unis, absence qui reste un sujet d’énigme et d’interrogation pour les sociologues.

Sans parler de révolution, par quels moyens les jeunes d'aujourd'hui tentent-il de s'opposer – et donc de s'affirmer ?

En général, on suppose qu’un groupe se mobilise lorsqu’il a l’intention de peser sur le cours des choses, lorsqu’il veut défendre son intérêt. Je soutiendrai plutôt l’hypothèse inverse : la mobilisation d’un groupe dépend précisément de sa capacité à peser sur le cours des choses. Autrement dit, si vous savez que vous avez des chances raisonnables de l’emporter ou d’obtenir quelque chose, vous acceptez de vous impliquer, sinon le jeu n’en vaut pas la chandelle et vous restez chez vous. C’est un peu ce qui se passe aujourd’hui pour les jeunes. En effet, force est de constater que leur situation politique est moins favorable qu’autrefois. D’une certaine façon, l’âge d’or des jeunes est terminé, et ce pour plusieurs raisons. Il y a d’abord une raison démographique : nous ne sommes plus dans la période du baby-boom, où l’arrivée massive des jeunes générations (dans les écoles et les universités, sur le marché du travail) instaurait un rapport de force favorable et obligeait à mettre en œuvre des politiques publiques. Il y a ensuite une raison d’ordre sociétal : l’enjeu générationnel est désormais éclipsé par d’autres enjeux en raison de la montée en force des minorités (les femmes, les handicapés, les minorités ethniques et religieuses, etc.) lesquelles portent leurs propres revendications.
Cette situation pèse sur l’engagement des jeunes à tous les niveaux. Ils n’ont certes jamais été très présents dans les associations ou les partis politiques, mais cela se vérifie encore plus aujourd’hui. De même, leur participation électorale ne cesse de décliner, même si elle est partiellement masquée par leur forte mobilisation lors de l’élection présidentielle.
Certaines collectivités locales ont tenté de combler ce vide en créant des conseils de jeunes. Mais ces institutions sont confrontées à des problèmes importants : sur quelle base assurer leur représentativité, comment recruter les jeunes ? Surtout, la question du rôle de ces instances est posée : peut-on aller au-delà d’un simple rôle consultatif ? Peut-on leur donner de véritables compétences décisionnelles ? Il est délicat d’aller jusque-là car cela serait problématique pour la démocratie. De toute façon, les élus n’en veulent pas. C’est pourquoi, au final, ces conseils de jeunes servent surtout à des opérations de communication ou de promotion politique ; éventuellement, ils permettent de repérer et de recruter de futurs collaborateurs, mais cela s’arrête là. La question de la participation des jeunes reste donc entière, mais je ne crois pas qu’il y ait une issue dans l’immédiat.

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