Haïfa-Jénine : rencontre entre les familles, celle du responsable de l'attentat-suicide et celle de la victime<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Haïfa-Jénine : rencontre entre les familles, celle du responsable de l'attentat-suicide et celle de la victime
©

Bonnes feuilles

Le témoignage exceptionnel de la rencontre de deux femmes : l’Israélienne qui a perdu son mari dans un attentat-suicide et la Palestinienne qui, elle, a perdu son fils responsable du même attentat. Yaël Armanet, par-delà la souffrance, raconte à son compagnon disparu sa lente reconstruction personnelle et évoque avec lui les étapes qui en ont fait un témoin engagé de sa génération. Extraits de "Haïfa-Jénine, après le silence", de Yaël Armanet aux éditions Le Passeur 2/2

Yaël  Armanet

Yaël Armanet

Yaël Armanet est franco-israélienne et vit à Haïfa, en Israël, depuis 1976. Elle a grandi en Allemagne, puis fait des études de lettres modernes à l’Université de Strasbourg. Elle a, par la suite, dirigé une bibliothèque de recherche au Technion, l’institut israélien de technologie, à Haïfa.

Voir la bio »

La porte coulissante donnant sur le couloir s’ouvrit et Bluma et Nadja, la mère – que l’on appelle plutôt Oum Amjad –, s’étreignirent, avec des sanglots dans la voix. Moi, non. On ne pleure jamais de force. Sur le chemin du retour, Bluma m’expliqua que ses larmes lui étaient venues d’instinct, car elle voyait l’absurdité de ta mort et savait que c’était déjà assez difficile comme ça de savoir qu’on meurt tous. J’embrassai Oum Amjad en l’appelant Ima, qui signifie mère en hébreu. Je voulais dire que pour moi, elle était cela avant tout. On me le reprocha beaucoup par la suite. Chez moi aussi, cela m’était venu d’instinct  : à mes yeux, elle avait élevé ses huit enfants et continuait à gérer au mieux sa descendance. Je refusais de généraliser. C’est Shadi qui a tué, pas elle, pas eux. Steffi et Jule vivaient, elles aussi, un grand jour : elles tenaient enfin le bon bout de leur film. Marcus les avait félicitées quand elles lui avaient montré un choix de premières scènes tournées en Israël. Il avait été ému de voir celle où je parle de Bluma sur ma terrasse : « Tu t’abandonnes à la caméra, sans masque. » Il ne savait pas quels complexes physiques et quelles émotions je m’efforçais de surmonter. Quand j’avais raconté à maman avoir eu les jambes bien lourdes pendant le tournage, elle s’était exclamée : « Oui, ça se voit ! En alsacien, on dit que tu marches comme une cigogne dans la salade ! »

Nous entrâmes dans le salon des femmes et Jule me fit signe de m’asseoir par terre, à côté d’elle, face à Oum Amjad. Je me dis aussitôt : « Non ! Je n’ai pas fait toute cette route pour m’asseoir si loin. » Puis j’ai eu une seconde d’affolement : « Comment vais- je me pencher si bas, avec mes problèmes de dos et de surpoids, et m’asseoir sur ces matelas ? Comment vais- je me relever ? On n’est quand même pas dans une shiva ! » Mais je devais m’adapter au terrain  : il n’y avait pas une seule chaise à cinq lieues à la ronde. Alors, sans réflé- chir davantage, je suis allée m’asseoir sur le matelas, à la droite d’Oum Amjad. Et je lui ai pris aussitôt la main. Elle me raconta en hébreu que son fils n’avait dit à personne qu’il allait au restaurant Matza se faire exploser, que le remords la rongeait, qu’elle ne l’aurait pas laissé partir, si elle avait su. Je l’ai crue. Son mari et ses autres fils travaillaient à Haïfa et avaient perdu, après l’attentat, leurs droits d’entrer en Israël. Puis, on avait découvert chez elle une leucémie : elle avait été opérée en Jordanie. Elle aurait bien voulu que ce soit à l’hôpital Rambam à Haïfa, mais on avait repris à toute la famille leurs cartes d’identité israéliennes et celles de sécurité sociale. « Peut- être peux- tu aider à ce qu’on nous les rende ? » demanda- t-elle doucement. Elle me montra sa grande cicatrice à la jambe. « Tu as des enfants ? » « Non, lui répondis- je, mais mon mari était veuf et j’ai hérité d’une belle famille, trois enfants, huit petits- enfants, sans faire d’efforts. Tu as travaillé dur pour élever ta nombreuse famille, n’est- ce pas ? » J’écoutais la mère de Shadi, qui ne cessait de regarder deux petites photos de son fils accrochées au mur, à côté de la porte. J’ai très peu parlé de moi et je n’ai pas lâché un seul instant la main d’Oum Amjad. Elle ne la retira à aucun moment de la demi- heure passée dans le salon des femmes, sans caméra.

Au début, seule une de ses belles- filles fut présente avec Bluma et Jule. Puis Sarah, la petite sœur de Shadi, la jolie benjamine de 16  ans, et la deuxième bru se rapprochèrent de nous. Un des fils entra et nous donna des mouchoirs pour qu’on puisse pleurer. Il nous tendit une boîte de Kleenex. Sans hésiter, je l’ai éloignée de nous tous, en disant : « Non ! Aujourd’hui, on ne veut plus pleurer ! On a assez pleuré ! » Et Oum Amjad d’acquiescer : « Exact ! Tu as raison ! » J’ai souri : « Et on n’est pas chez le psychologue ! On pense à demain et on veut la paix, pas vrai ? » Ce dialogue a été repris dans la dernière scène du film. Aussitôt, l’ambiance devint plus détendue : les jeunes femmes apportèrent un appareil photo de poche, mais les piles étaient un peu faibles et le flash marchait un coup sur deux. On rigolait toutes ensemble. De temps en temps, un des fils entrouvrait la porte, pour voir si tout allait bien et allait sans doute rendre compte discrètement au père de ses impressions furtives. Steffi et Jule m’avaient dit que la mère enlevait son foulard sans problème quand elles venaient sans caméra et qu’elle les invitait à manger, à dormir, à passer de bons moments de convivialité en toute confiance. Jule prenait aussi des photos et nous étions bien, entre femmes, même sans traduction de l’arabe, quand Oum Amjad parlait à ses brus, qui ne savaient pas l’hébreu. On se comprenait aussi sans les mots. On évoqua chacune cette période terrible de 2002, mais sans s’éterniser sur nos émotions. On parla des victimes des deux côtés. En fait, on comptait nos morts inutiles. On essayait de créer un lien, de construire un pont.

Bien plus tard, fin juin  2011, à la veille de la première mondiale de notre film au festival de Munich, Bluma écrivit une belle lettre à Marcus, comme seuls en écrivent les poètes. Je me dois de te la transcrire :

Je vous écris quelques mots d’amitié. Le film de Yaël est parti et je lui souhaite bonne chance, il le mérite, les filles le méritent et toi aussi, Marcus. Je ne le dis pas par politesse, je ne suis pas très polie d’habitude, je le dis parce que je considère, de mon point de vue, en tant qu’Israélienne, que vous vous êtes impliqués dans une histoire qui paraît n’avoir aucune solution. Mais votre volonté de faire quelque chose et pas seulement de critiquer, comme font les autres, est une action qui mérite des remerciements. Alors je vous dis merci ! Le film aura sa propre vie, comme un poème et comme un roman. Sa vie sera bonne ou mauvaise en fonction du public. Il faut toujours avoir du courage lorsqu’on est arrivé au point de ne plus avoir de solutions valables. Israël est au point mort, en ce moment. […] Le film de Yaël montrera, j’espère, l’autre face d’Israël qui existe et qui fait tout pour qu’une paix advienne. Bien sûr, on peut trouver des idiots partout. […] Comme je disais à Yaël ce soir au cimetière quand on a changé les fleurs sur la tombe de Dov : si Dov était en vie, il aurait tout fait pour qu’Israël ne prenne pas les cartes d’identité israéliennes aux Tobassi, il aurait parlé à Ehud Barak et écrit à Netanyahou pour qu’on leur rende leurs papiers et qu’on permette à Oum Amjad d’être soignée dans un hôpital de Haïfa. […] Je vous souhaite un été fructueux et des prix pour les deux filles. Amitiés. Bluma.

Extraits de "Haïfa-Jénine, après le silence", de Yaël Armanet aux éditions Le Passeur, 2015

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !