"Gris, une théorie politique des couleurs" de Peter Sloterdijk : "Tant qu'on a pas pensé le gris, on n'est pas philosophe !". L’essai-roman d’un intellectuel brillantissime mais dont certaines pages sont des pièces d’anthologie absconses<!-- --> | Atlantico.fr
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"Gris, une théorie politique des couleurs" de Peter Sloterdijk est à découvrir aux éditions Payot.
"Gris, une théorie politique des couleurs" de Peter Sloterdijk est à découvrir aux éditions Payot.
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Le livre "Gris, une théorie politique des couleurs" de Peter Sloterdijk est publié aux éditions Payot.

Jean-Pierre Chamoux pour Culture-Tops

Jean-Pierre Chamoux pour Culture-Tops

Jean-Pierre Chamoux est chroniqueur pour Culture-Tops.

Culture-Tops est un site de chroniques couvrant l'ensemble de l'activité culturelle (théâtre, One Man Shows, opéras, ballets, spectacles divers, cinéma, expos, livres, etc.).  Culture-Tops a été créé en novembre 2013 par Jacques Paugam , journaliste et écrivain, et son fils, Gabriel Lecarpentier-Paugam, 23 ans, en Master d'école de commerce, et grand amateur de One Man Shows.
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Gris, une théorie politique des couleurs

De Peter Sloterdijk

Payot

Traduit de l'allemand par Olivier Mannoni

Parution le 22 mars 2023

336 pages

26 €

Notre recommandation : 3/5

THÈME

Cézanne aurait déclaré : « on n'est pas peintre tant qu'on a pas peint un gris » ! Au carrefour des mots, des actes et de l'esthétique, Sloterdijk se lance un défi analogue : « tant qu'on a pas pensé le gris, on n'est pas philosophe ! « tant qu'on a pas pensé le gris, on n'est pas philosophe !» . Il y répond avec ce récit!

Pari d'un intellectuel cultivé, plein de ressources et d'esprit, entraîné à la rhétorique de l'art et de la langue, jonglant avec images et concepts, cet ouvrage pourrait n'être qu'une énorme figure de mots, un exercice de style digne des symbolistes ou d'un moderne concours général de philosophie ! 

Enfermées dans la limite d'un exercice formel, certaines pages de cet essai-roman (écrit l'auteur p. 197) sont effectivement des pièces d'anthologie absconses. Heureusement, ce livre recèle de vraies découvertes, aux frontières de la littérature, de la poésie et, bien entendu, de la philosophieet de l'esthétique, point focal des préoccupations de l'auteur: à propos des couleurs d'Yves Klein (p.23), de la mélancolie, analysée par Aristote (p.64), de romans des russes Pouchkine et Sorokine ou des allemand Stifter et Thomas Mann (p. 214-225). ainsi que, de la première à la dernière page, plusieurs évocations de Goethe à propos de son teint cireux à la veille de sa mort (p.12), de son Faust, à diverses reprises (pp. 52, 77, 326 ) et de son Traité des couleurs (pp. 156, 198 ) etc…

Cela confirme, en définitive, l'exceptionnelle ouverture d'esprit de l'auteur et son habileté à proposer une synthèse imprévue à partir de faits, de textes ou d'éléments épars, synthèse qui contribue au climat très particulier qui caractérise la pensée de ce personnage original !

POINTS FORTS

Trois éléments, très certainement liés à la personnalité de l'auteur, contribuent à la couleur subtile du récit de Sloterdijk : sa très large culture, variée mais parfaitement digérée, à la fois très germanique et très occidentale ; son aptitude à se dégager de sa spécialité, à quelque titre que ce soit ; et sa curiosité, couvrant un spectre très large qui lui permet d'éviter la faille dans laquelle s'enferment tant de cuistres qui croient détenir un savoirdéfinitif. Il est sans doute un savant ; mais avec l'élégance de ne pas s'en draper !

QUELQUES RÉSERVES

J'ai dit ailleurs pourquoi je partage profondément le jugement de Michel Onfray qui oppose le sabir des philosophes allemands (celui de Heidegger, de Kant, de Hegel ou de Marx, tous largement évoqués dans les pages de Gris ) à la ligne claire des essais philosophiques français qu'il associe à la bande dessinée belge immortalisée par Hergé. 

Il est vrai qu'un sabir germanique encombre (et pollue, parfois!) cette traduction de Sloterdijk, alors que d'autres longs passages sont d'une vivacité et d'un brio remarquables ! 

Bien que imprégné du romantisme allemand (par osmose familiale au cours de mes jeunes années) je ne peux pas décider s'il faut (ou non) imputer les travers langagiers de la version française de Gris à l'auteur, à son traducteur ou aux deux!

Car, révérence gardée, certaines pages évoquent la mystification des physiciens Sokal et Bricmont qui tournèrent en dérision la logomachie des suiveurs de Deleuze, Derrida, Lacan et consorts, tous germanopratins imbibés d'un sabir prétentieux et vide de sens, au grand dam des intellectuels euro-américains en vogue, il y a 25 ans. Cette affaire des « impostures intellectuelles » agita l'intelligentsia en automne 2017. Fort heureusement, le talent polysémique de Sloterdijk compense, dans Gris, ses quelques dérives langagières, grâce à plusieurs morceaux d'anthologie littéraire dont je donne ci-après quelques exemples !

ENCORE UN MOT...

Si l'auteur, aujourd'hui septantenaire, était plus jeune, on aurait pas hésité à considérer son Griscomme un canular de potache ; mais Sloterdijk est un professeur respecté, un conférencier encensé, presque un auteur à succès ; on se gardera donc de juger de son jeu mental au premier degré!

Les citations qui suivent illustrent le kaléidoscope, brillant mais parfois irritant, de cet ouvrage : d'une page à l'autre, d'un chapitre au suivant, un pompeux verbalisme côtoie la finesse, l'ellipse, le raisonnement rationnel ou une réelle sensibilité poétique ; parfaitement maîtrisée, la culture encyclopédique de l'auteur lui permet d'encenser, de critiquer, d'admirer ou de contredire, sans les trahir, ses sources polyglottes, contradictoires, mais toutes respectables !

UNE PHRASE

Quelques pépites… 

[après un commentaire filandreux de la doctrine émergente du jeune Martin Heidegger ] : « Le sur-trouver de l'être-jeté-là-bas dans la première terreur de l'arrivée est plutôt marqué par l'effroi traumatique que par l'heureuse surprise... ». [ satire acide, délire onirique ou philosophie transcendantale ?] p.53

[pour illustrer «les traits gris staliniens du pays d'Ulbricht & de Honecker »] : « le socialisme, dans un demi-pays (sic), ne pouvait devenir que quelque chose de singulier ».[tout un programme, désespérant !]. p. 117-118

[évaluant une page de l'historien Jules Michelet, publiée en 1859 ]: « d'obédience gauloise, héraut de la contemplation bourgeoise et panthéiste de la nature, mais avant tout le barde d'une conception républicaine de l'histoire ».[un assasinat bien senti ! ] p.204

[boutade acidulée sur Potsdam, triste résidence de la Maison de Prusse ]: « cette ville de garnison dont Voltaire avait noté qu'elle abritait plus de baïonnettes que de livres ! » p. 227

[chute de ce roman-essai d'une veine vraiment atypique ]: « L'art de vivre n'est-il … qu'un mot vite dit pour désigner … la science des zones grises ? » p.326

L'AUTEUR

Peter Sloterdijk est un philosophe allemand, d'ascendance mi-néerlandaise, mi-allemande, assez apprécié en France. Rédigés en allemand, ses ouvrages sont régulièrement traduits en français. Polygraphe prolixe et curieux, Sloterdijk a aussi animé et dirigé la Hochschule für Gestaltung [Grande Ecole de design] de Karlsruhe. Olivier Mannoni a traduit une douzaine de ses essais philosophiques depuis 2002.

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