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Grèves : où va le conflit ? Les clés pour se laisser aller à faire de petites prédictions
©La Dépêche // Capture d'écran

Vers quelle direction ?

La semaine passée a permis au gouvernement et aux syndicats d'estimer leurs forces et leurs faiblesses. Dans la bataille de l'opinion, les cartes sont déjà distribuées : la manière dont elles seront jouées décidera de l'avenir du mouvement.

Bruno Cautrès

Bruno Cautrès est chercheur CNRS et a rejoint le CEVIPOF en janvier 2006. Ses recherches portent sur l’analyse des comportements et des attitudes politiques. Au cours des années récentes, il a participé à différentes recherches françaises ou européennes portant sur la participation politique, le vote et les élections. Il a développé d’autres directions de recherche mettant en évidence les clivages sociaux et politiques liés à l’Europe et à l’intégration européenne dans les électorats et les opinions publiques. Il est notamment l'auteur de Les européens aiment-ils (toujours) l'Europe ? (éditions de La Documentation Française, 2014) et Histoire d’une révolution électorale (2015-2018) avec Anne Muxel (Classiques Garnier, 2019).

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Christophe de Voogd

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd est historien, spécialiste des Pays-Bas, président du Conseil scientifique et d'évaluation de la Fondation pour l'innovation politique. 

Il est l'auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, chez Fayard. Il est aussi l'un des auteurs de l'ouvrage collectif, 50 matinales pour réveiller la France.
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Atlantico : Compte tenu des différents sondages, quelles sont aujourd'hui les forces du gouvernement dans ce conflit ? Comment peut-jouer en particulier l'impression majoritaire qu'il ira au bout du conflit, malgré ce qu'il s'est passé pendant la séquence des gilets jaunes ?

Christophe de Voogd : Les sondages sont aussi nombreux que fluides et apparemment contradictoires. J’en retire deux idées centrales : le renversement de l’opinion, désormais hostile aux 3/4 à la fameuse « réforme systémique », dont on ne sait toujours pas grand-chose. Mais on note aussi la conviction majoritaire qu’une réforme des retraites est bel et bien nécessaire. D’où l’idée - ou le secret espoir ? - que le gouvernement ira jusqu’au bout. En d’autres termes, tout se passe comme si les Français renvoyaient au Président son fameux « en même temps » : « on sait bien qu’il faut faire quelque chose mais « en même temps » votre projet nous effraie ! » Et inversement…bref, la pièce roule sur la tranche et bien malin qui peut dire de quel côté elle va tomber : syndicats -qui jouent ici leur va-tout - ou gouvernement...  A moins qu’elle ne reste longtemps sur cette tranche, et que nous entrions dans une longue période de tensions et de « vraies-fausses » réformes ; c’est ma thèse.

Bruno Cautrès : Les sondages d’opinion nous montrent deux phénomènes différents et complémentaires : une majorité de Français interrogés disent soutenir la réforme des retraites tout en soutenant, parfois de manière encore plus forte, le mouvement de contestation. A la veille de la mobilisation du 5 décembre, l’institut Elabe montrait que près de 6 français sur 10 soutenaient cette  mobilisation contre la réforme des retraites, un soutien en progression de 5 points en une semaine. En matière d’opinion publique, lorsqu’une approbation ou un soutien est à un niveau élevé ou relativement élevé, cela signifie que l’on retrouve ce soutien ou cette approbation dans de nombreux segments ou couches de la population, ce qui est ici le cas, même si le soutien est plus prononcé chez les actifs et surtout chez les ouvriers (67% d’entre eux approuvent la mobilisation). Il faut aussi noter que l’approbation de la mobilisation du 5 décembre était majoritaire chez les salariés du public aussi bien que du  privé (même s’il était nettement plus fort chez les premiers). Au plan politique, toutes les enquêtes d’opinion disponibles montrent qu’une forte polarisation s’exprime entre les électeurs de gauche et du RN d’une part et ceux d’Emmanuel Macron ou du centre-droit. On voit donc que l’exécutif ne dispose pas tant que cela de « réserves de soutien » dans l’opinion, d’autant que la popularité d’Emmanuel Macron a recommencé à chuter.

Mais ce qui doit encore plus inquiéter le gouvernement, c’est que les enquêtes d’opinion montrent que derrière la mobilisation contre la réforme des retraites, d’autres enjeux apparaissent pour les syndicats et pour les salariés : une majorité de Français indiquent que c’est une mobilisation plus globale contre la politique menée par Emmanuel Macron qui se passe. Cette donnée est essentielle : en effet, si la situation ne se débloque pas, notamment par des concessions de l’exécutif sur la date de mise en œuvre de la réforme et sur « l’âge pivot », la bataille d’opinion lui sera difficile à gagner. Un an après les Gilets jaunes, l’exécutif ne peut se permettre une seconde grande crise sociale.

Est-ce que le gouvernement peut aussi bénéficier de l'absence d'alternative crédible dans l'opinion sur la question des retraites ? 

Christophe de Voogd : Sans doute : c’est pourquoi il y a une sorte de résignation majoritaire à une réforme. Les Français, malgré leur habitus protestataire, ont du bon sens, et savent que l’on ne peut pas revenir à la retraite à 60 ans et que « l’alignement par le haut » de toutes les retraites sur les régimes spéciaux est une vaste plaisanterie. A cet égard, le débat médiatique ne reflète pas du tout le pays. Mais, encore une fois, quelle réforme ? L’incertitude entretenue par le Pouvoir sur la sienne a provoqué ce que l’ancien ambassadeur Gérard Araud a nommé le « syndrome de Thermidor » ; ce moment où, en juillet 1794, Robespierre a menacé ses ennemis à la Convention sans les nommer précisément : d’où la coalition de tous contre lui, car tous se sont mis à craindre la guillotine ! Certains prêtent à Emmanuel Macron des arrière-pensées plus ou moins machiavéliques, comme la volonté de mesurer le rapport de forces avant de lancer l’offensive ; ou de faire monter la pression pour se poser en défenseur de l’ordre auprès de l’électorat de droite : ce qui a l’air de bien fonctionner au vu des derniers sondages.

Je pense pourtant que le pouvoir est surtout tétanisé par le précédent des Gilets jaunes (et notamment l’épisode traumatisant de la visite présidentielle au Puy-en-Velay), le vrai tournant du quinquennat : il procrastine donc au maximum. Et cela sur tous les sujets : fiscalité, réforme de l’Etat, économies budgétaires, et, plus encore, laïcité.  Emmanuel Macron me semble aujourd’hui pris en tenaille entre son désir saint-simonien de rénover le pays en profondeur et le cauchemar de dérapages incontrôlables.  

Bruno Cautrès : Il est vrai que l’exécutif dispose toujours d’un contexte politique où les forces d’opposition ne sont pas encore remises de 2017. A gauche et à droite on doit annoncer des plans alternatifs pour les retraites et tant le PS que LR sont en train de plancher sur la question. Mais leurs propositions ne sont pas connues pour le moment. Lorsqu’elles le seront, nous pourrons les examiner et les comparer avec le projet du gouvernement. On ne peut dire pour le moment si les propositions des oppositions en matière de retraite seront ou non « crédibles ».Sur les retraites, c’est un peu la même problématique qu’au plan politique et électoral : les oppositions sont en train de se reconstruire mais ont du mal à s’opposer frontalement à Emmanuel Macron. On doit néanmoins noter que le PS a soutenu la mobilisation du 5/12. Les projets du gouvernement comportent également leurs zones d’ombre, par exemple la question du coût de l’incorporation des primes des fonctionnaires dans le calcul de leurs retraites ou encore le coût des revalorisations salariales dans la fonction publique.

Du côté des syndicats, la principale force ne vient-elle pas de la défiance très majoritaire envers toute autorité politique ? Peut-elle jouer aussi en leur défaveur ? 

Christophe de Voogd : Les syndicats jouent sans doute leur dernière grande carte historique : le secteur public, coeur de leur audience et lieu des principaux et des plus coûteux régimes spéciaux se mobilise très fortement. A ceci s’ajoute l’inquiétude des enseignants, qui, en fait, traduit une cristallisation de toutes leurs frustrations. Mais dans tous les cas, le mouvement vient clairement de la base, et les syndicats tentent de surfer sur la vague. Ils sont encore moins crédibles que le gouvernement et la multiplication des fake news sur les effets de la réforme, à travers leurs fameux « simulateurs », ainsi que leurs « contre-projets » infinançables, se retourneront vite contre eux. Mais leur perte de crédit n’a rien de rassurant, car l’issue du conflit actuel ne garantira pas le retour à la paix sociale. Encore une fois, nous sommes entrés dans « l’hiver du mécontentement ». Sans doute pas de la convergence des luttes », mais de la multiplication des revendications catégorielles, sans cesse relancée par les concessions que le gouvernement a faites et fera aux uns et aux autres : policiers, pompiers et bientôt enseignants. 

Bruno Cautrès : Ce qui me frappe, c’est de voir les syndicats retrouver leur rôle de leaders dans l’expression du mécontentement social. Il y a presque une correspondance entre la fin du mouvement des Gilets jaunes et le retour des syndicats sur le devant de la scène. Mais vous avez raison, il continue d’exister dans le pays une formidable défiance politique : les hommes et femmes politiques, les partis politiques, les institutions politiques, continuent d’être perçus par les Français comme vivant dans un monde à part, comme non-empathiques et comme pas assez à l’écoute. Les différents débats (« Grand débat national », Convention citoyenne sur le climat) ont pourtant été des avancées réelles de plus de délibération entre élus et citoyens, mais pour le moment cela n’a pas encore d’effet.

L'argument de la justice mis en avant par le gouvernement peut-il jouer dans l'opinion ? Le gouvernement n'a-t-il pas perdu toute crédibilité sur ce point ? 

Christophe de Voogd : Ce que l’on appelle « la règle de justice » est en effet un principe fondamental de la rhétorique politique : les citoyens réagissent toujours fortement à ce qu’il perçoit (ou ce qu’on lui présente) comme une iniquité. A cet égard, il aurait été habile, en s’appuyant sur les chiffres (ils sont impressionnants !) et les experts, d’isoler les régimes spéciaux de la grande masse des Français ; ce que le gouvernement n’a justement pas voulu faire, sauf un court moment. Il a, de toutes façons, sapé cet argument en entretenant le flou sur l’ensemble de son projet. Et « quand il y a du flou », etc. Aujourd’hui, d’ailleurs, le mot d’ordre gouvernemental est au « pas de stigmatisation ! ». 

Il est donc assez clair à mes yeux que le Premier ministre a le choix entre une réforme très modeste qui entérinera la longue survie des régimes spéciaux, et une autre, très coûteuse, qui assurera la compensation des avantages perdus Dans les deux cas, « la clause du grand-père » sur les régimes spéciaux sera en fait appliquée sous une forme ou une autre (étalement très long, indemnisation compensatrice ou hausse des salaires), sans être évidemment mentionnée comme telle. On rejouera en somme la vraie-fausse réforme du statut des cheminots en 2007. Et les économies - pardon les « ajustements paramétriques » - seront reportées à l’après 2022 dans le but de rallier aujourd’hui la CFDT au grand projet « systémique » de la retraite par points.

Bruno Cautrès : L’argument de la « justice » est le pivot de l’argumentaire de l’exécutif. C’est cet argument qui est sans doute celui le plus partagé dans l’opinion. Mais une fois que l’on a dit « justice », on n’a toujours pas dit grand-chose : chacun voit « justice » a sa fenêtre et a toujours l’impression que c’est le voisin qui dispose de plus et de mieux. Cet argument peut payer pour le gouvernement, mais alors il ouvre la boîte de Pandore : qu’est-ce qui est « juste » ? N’oublions pas que la plus grande crise sociale et démocratique jamais vue depuis 1958, la crise des Gilets jaunes, portait sur les questions de justice sociale, fiscale et territoriale. Derrière la contestation de la réforme des retraites se cache un sentiment plus diffus d'inquiétudes sociales, le sentiment que l'on demande des efforts toujours aux mêmes et que la fameuse "réforme" de la France consiste toujours à expliquer que nous vivons au-dessus de nos moyens, que si des injustices perdurent c'est parce que nous aurions trop profité. Es-ce cela la "justice" sociale ? 

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