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Gilles Kepel : "Les djihadistes ne pourront pas atteindre leurs objectifs en France mais d'autres acteurs islamistes s'efforcent de tirer les marrons du feu de la situation"
©Reuters

Qui va à la chasse...

Gilles Kepel publiait ce 4 novembre un ouvrage intitulé "La Fracture", dans lequel il revient sur la scission de la société française et sur le terrorisme islamiste. Un an après les attentats du 13 novembre, il s'exprime chez Atlantico sur les objectifs nourris par les djihadistes et sur le risque de division au sein de notre pays.

Gilles Kepel

Gilles Kepel

Gilles Kepel est politologue, spécialiste de l'islam et du monde arabe contemporain. Il est professeur à l'Institut d'études politiques de Paris et membre de l'Institut universitaire de France.

Il est l'auteur de Passion arabe : Journal 2011-2013, qui a reçu le Prix Pétrarque du meilleur essai de l'année, décerné par France Culture et le journal Le Monde. Plus récemment, Gilles Kepel a publié Terreur dans l'hexagone : Genèse du djihad français aux éditions Gallimard. Celui-ci vient d'être récompensé du prix de la Revue des Deux Mondes.

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Atlantico : Votre nouveau livre, paru la semaine dernière chez Gallimard, s'intitule La Fracture. Quelle est la nature de celle qui divise la société française actuellement, dans ce contexte de menaces et d'attaques terroristes ? Dans quelle mesure les attentats du 13 novembre, et plus généralement ceux survenus depuis le début de l'année 2015, ont-ils contribué à aggraver cette fracture ?

Gilles Kepel : Les attentats du 13 novembre s'inscrivent dans la suite de l'attaque et du massacre à Charlie Hebdo comme à l'épicerie Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Ils annoncent le massacre de Nice du 14 juillet 2016 et les assassinats de policiers à Magnanville le 13 juin ainsi que celui du père Jacques Hamel à Saint-Etienne du Rouvray le 26 juillet. Tous ces phénomènes ont pour objet, dans la vision du monde de ces djihadistes de troisième génération qui visent prioritairement l'Europe, à fracturer profondément la société française par la multiplication des provocations meurtrières. Elles sont destinées à susciter des actions violentes antimusulmanes et plus généralement à faire monter le vote de l'extrême droite à cette même fin.

Même si les djihadistes, par l'horreur qu'ils suscitent dans l'immense majorité de nos compatriotes musulmans, n'ont guère de chances de les ranger sous leur bannière – contrairement à leur espoir – il existe d'autres acteurs islamistes qui s'efforcent de tirer les marrons du feu de cette situation. Ils  cherchent à faire croire à nos compatriotes musulmans que la France serait islamophobe et qu'il faut qu'ils se mobilisent autour de la lutte contre "l'islamophobie" pour constituer un lobby communautaire qui sanctionnerait dans les urnes, aux législatives 2017, les candidats en fonction du degré d'"islamophobie" qui leur serait attribué. 

La fracture en question oppose d'un côté ceux qui ont une conception identitaire, ethno-raciale de la France, et qui excluent, qui montrent au doigt nos concitoyens musulmans ; et de l'autre les communautaristes qui voudraient figer ceux-ci autour d'une conception fermée d'une religion rigoriste qui interdirait leur fusion dans la société française.

Quelles sont les stratégies mises en place par les djihadistes pour parvenir à monter les musulmans de France contre le reste de la société française ? Comment lutter contre elles en vue d'éviter cet embrigadement meurtrier ? 

Leur objectif c'est que les gens se vengent sur des individus musulmans, des lieux de cultes, et cætera, à la suite des attentats sanglants et qu'il y ait une sorte d'enchaînement du cycle de provocation-réaction-solidarité. 

Mais la société française s'est montrée d'une résilience extraordinaire en presque deux ans pendant lesquels il y a eu, rappelons-le, 239 morts. En revanche une partie des politiciens qui sollicitent nos suffrages pour 2017 activent cette fracture de manière à récolter des voix d'un électorat inquiet – et, bien sûr, l'élection de Donald Trump leur donne des ailes – ce qui ne les empêche pas parfois de faire des deal au niveau local avec salafistes ou frères musulmans pour gérer la paix sociale dans des quartiers difficiles.

Par ailleurs, la querelle indécente – à tous les sens du terme – sur le burkini cet été a permis au CCIF de construire une mobilisation communautaire avec de larges soutiens parmi les "défenseurs des droits de l'Homme". Elle a aussi permis de retourner curieusement le stigmate, faisant passer la France d'un jour à l'autre de victime des attentats à bourreau des musulmanes. C'était une occasion pour occulter complètement le phénomène djihadiste, ne pas le penser en particulier dans sa relation ambigue avec le salafisme.

Pour quelles raisons, selon vous, les services de renseignements, mais également la classe politique dans son ensemble, ont-ils été incapables de comprendre ce que vous appelez la "révolution culturelle du djihadisme de troisième génération" qui consiste à "s'en remettre à des exécutants de base pour passer à l'acte terroriste dans leur environnement immédiat" ? A quel moment cette révolution a-t-elle eu lieu ? 

En 2005, une année charnière, ou paraît à la fois le texte d'Abou Moussab Al-Souri – un ingénieur Syrien formé en France – intitulé Appel à la résistance islamique mondiale qui cible spécifiquement l'Europe, ventre mou de l'Occident, et promeut une stratégie de djihadisme en réseau, par opposition au djihadisme pyramidal de Ben Laden le 11 septembre 2001 qui a échoué à mobiliser les masses musulmanes. 

Cette même année 2005, on assiste à la création de Youtube en Californie, qui donne à ce fonctionnement en réseau ses conditions de possibilité. Youtube sera suivi par Twitter, Facebook et désormais Telegram, qui a été en 2016 le vecteur indispensable pour que le Roannais Rachid Kacem incite des meurtriers à passer à l'action, meurtriers qu'il avait pour la plupart mis en contact par ce biais.

Enfin, 2005 c'est aussi l'année des grandes émeutes dans les banlieues. Celles-ci n'ont pas un caractère djihadiste mais elles créent les possibilités d'une violence d'enclaves que le djihad de troisième génération veut réactiver. Si les pouvoirs publics et le renseignement ont raté cette évolution, qui ne passera dans les faits qu'en 2012 avec Merah après des années d'incubation dans les prisons où les djihadistes incarcérés la transmettront aux jeunes délinquants de droit commun, c'est parce que notre haute fonction publique cultive un mépris complet pour le travail des universitaires. Ces derniers avaient pourtant identifié ce phénomène au moment de la publication de ces écrits et qui avaient analysés les émeutes.

L'un des principaux discours tenus par les djihadistes dans cette optique de fédérer les musulmans de France contre le reste de la population réside dans l'islamophobie présumée de la société française. Peut-on vraiment caractériser la France d'islamophobe ? Quels sont les fondements de cette rhétorique djihadiste ? 

L'islamophobie a pour objectif de créer une victimisation sur le modèle de l'antisémitisme dont les mouvements sionistes se sont servis pour tenter d'interdire toute critique de la politique israélienne.

Les islamistes se sont efforcés de singer cette ressource politique à cette différence près que l'antisémitisme, qui constitue un délit en ce qu'il cible des individus du fait de leur appartenance – réelle ou supposée – à la judaïté, ne concerne pas la critique des textes doctrinaux de la foi mosaïque qui reste libre. Alors que la lutte contre l'islamophobie, elle, vise à interdire toute distance critique envers les écritures saintes de l'islam, prises dans leur dimension la plus rigoriste. 

En ce sens, sous prétexte de défendre la communauté, il s'agit aussi d'un coup de force des islamistes pour s'efforcer de prendre celle-ci en otage.

Vous réfutez l'idée selon laquelle les attentats de janvier 2015 seraient "un acte isolé", de même que Mohamed Merah serait un "loup solitaire" comme on a pu souvent le présenter. Quels processus ont été mis en œuvre pour parvenir à la manifestation du djihadisme en France telle que nous la subissons depuis presque deux ans maintenant ?

Il suffit de lire les textes en arabes, et si on ne connait pas cette langue les traductions françaises, pour se rendre compte que Merah et consort ont mis en œuvre le programme de Souri et de ses divers avatars.

Un peu de recherche sérieuse permet de comprendre comment un Merah a fréquenté longuement la communauté salafiste d'Artigat dans l'Ariège, pépinière du djihad français. Ces recherches permettent également de comprendre comment, aussi bien Kouachi que Coulibaly, ont été à Fleury-Mérogis. Puis, après leurs sorties respectives, comment ils ont été en contact avec Djamed Beghal, le principal activiste français d'Al-Qaeda. 

On réalise alors qu'il ne s'agit en rien de "loups  solitaires" mais d'individus qui, même s'ils prennent eux-mêmes les initiatives, se sont nourris d'une doctrine qui leur est commune. En fait ceux qui parlent de "loups solitaires" sont les mêmes que ceux qui expliquent qu'il ne sert à rien de connaître l'arabe pour travailler sur l'islamisme dans les banlieues françaises : cela leur permet de justifier leur ignorance crasse et de se poser en experts pour abuser le public.

Saint-Quentin-Fallavier (Isère), Nice, Saint-Etienne-du-Rouvray : pour chacun de ces trois attentats, les "failles" de personnalités des auteurs ont été mises en avant pour expliquer en partie leur geste. Comment les organisations djihadistes les exploitent-elles ? Quel lien existe-t-il entre "psychose et djihad" ?

Ce n'est pas seulement la psychose. Dans le cadre des trois cas que vous avez évoqués, des troubles psychotiques avaient en effet été diagnostiqués. 

Mais plus largement, dans les familles de jeunes partis en Syrie, que mes étudiants et moi avons rencontrés l'an dernier car désormais il n'en part plus du fait de la fermeture de la frontière syro-turque, ce qui été très frappant c'était la très grande rareté des pères. Ceux-ci avaient fréquemment disparu. Certains étaient partis au bled en laissant les enfants avec une femme débordée en France. D'autres, parents de convertis s'étaient livrés au vagabondisme sexuel et avaient pareillement abandonné les femmes, conduisant celles-ci à vivre dans des quartiers populaires où les enfants laissés à eux-mêmes ont été pris en mains par des paires qui remplaçaient les pères.

Ces derniers n'étant plus là pour transmettre la loi de la République et de l'Etat à la société comme à la famille, ils ont été remplacés par ces pairs influencés par le salafisme. Ils ont énoncé, en substitution, une loi beaucoup plus contraignante et mieux adaptée à l'esprit de groupe, à sa cohésion et à la lutte contre l'anomie d'une société qui, dans les quartiers populaires avec 40% de chômeurs, fait l'objet au moins d'un rejet.

Par ailleurs certains recruteurs à Molenbeek, par exemple, ont été identifiés pour déceler spécifiquement les individus ayant des failles psychologiques ou des faiblesses psychiques de manière à les activer. Un des cas les plus frappant est aussi le plus récent : il s'agit du commando féminin qui avait tenté un attentat à la voiture piégée le 4 septembre dernier à Paris. On sait maintenant par les écoutes téléphoniques que plusieurs des membres du commando avait fait l'objet d'un lavage de cerveau à travers les messageries spécialisées.

Vous rappelez dans La Fracture que les auteurs des attentats du 13 novembre, et tout particulièrement ceux commis au Stade de France, n'ont pas du tout suscité le soutien dont ont bénéficié, notamment sur les réseaux sociaux, Mohamed Merah, les frères Kouachi ou bien encore Coulibaly après leurs attaques. Comment s'explique cette différence ? 

Aussi bien le stade de France que l'attentat de Nice, par exemple, parce qu'ils ont visé des rassemblements populaires auraient pu (dans le cas du stade de France) et ont (dans le cas de Nice) tué en grand nombre des musulmans. A Nice, 30 morts sur 86 étaient de confession musulmane. 

Ce sont ces mêmes musulmans que les terroristes voudraient mobiliser. Ils ont beau dire que les musulmans qui tombent dans ces attentats comme victimes collatérales sont des martyrs qui contribuent au djihad, et ainsi sont récompensés par le paradis, ces derniers et leurs familles sont rétifs à ces fadaises. 

Quant au stade de France des prisonniers, notamment musulmans, avec qui j'en ai parlé n'ont pas hésité à qualifier de "barjots" ceux qui voulaient se faire exploser lors d'un match qui, comme c'est le cas pour ce grand stade situé en Seine-Saint-Denis, attire un public local ou les jeunes musulmans sont nombreux. A tel point que les sites conspirationnistes n'ont pas eu de mal à présenter les auteurs attentats comme des agents du Mossad qui auraient eu pour objectif de commencer la "solution finale" pour les musulmans de France, ressortant opportunément l'"islamophobie" à cette fin.

Quel impact peuvent avoir les attaques terroristes survenues en France depuis janvier 2015 sur les prochaines élections à venir, et tout particulièrement la présidentielle de 2017 ?

On a vu déjà en décembre 2015, juste après le 13 novembre, l'impact de ceux-ci et de la crise migratoire et de son traitement médiatique sur les élections régionales. Le Front est arrivé en tête dès le premier tour.

L'élection de Donald Trump aux États-Unis, qui a largement capitalisé les inquiétudes de déclassement d'une classe moyenne et des ouvriers "blancs", mais qui a été complètement sous-estimée par les médias liés à l'establishment politique doit nous servir d'avertissement.

En ce sens, et là encore, nos élites infatuées d'elles-mêmes et méprisant l'université seraient bien inspirés de regarder la sociologie sérieuse au lieu de passer leur temps à s'auto congratuler : Marine Le Pen, a peine connue l'élection de Trump, s'est efforcée de se réclamer de celui-ci. Ce n'est pas uniquement une fanfaronnade. Tous les sondages la donnaient déjà en tête au premier tour, ce qui est une marque assez cinglante de désaveu pour les grands partis. En se plaçant sous l'aile protectrice du 45è président des Etats-Unis, elle crédibilise dans l'opinion la possibilité qu'elle soit en tête également au deuxième tour. Nous n'y sommes, bien sûr, pas mais la possibilité est en train de se construire.

Pensez-vous que les djihadistes sont aujourd'hui parvenus, un an après les attentats du 13 novembre, à favoriser le développement d'une "guerre civile larvée" entre les musulmans de France et le reste de la population ? Jusqu'où la fracture pourrait-elle aller compte tenu du contexte actuel et de l'évolution de la situation ?

C'est toujours leur objectif, mais je ne suis pas convaincu qu'ils en aient les moyens. A l'heure où nous parlons Mossoul et Raqqa ont été investies par des coalitions militaires hostiles au califat. L'utopie mobilisatrice de celui-ci va donc avoir beaucoup de mal à fonctionner. 

Bien sûr, ses sympathisants rêvent d'attentats spectaculaires à la hauteur de la menace. D'autant plus que les attentats de 2016 tous justifiés au prétexte de la vengeance contre les bombardements de la coalition "croisée".

Mais, sans vouloir préjuger de l'avenir, la dernière tentative de Rachid Kacem a consisté à mobiliser des femmes totalement incapables de mener à bien les attentats. La faiblesse de ce djihadisme de troisième génération c'est que ses exécutants peuvent avoir de la chance, parfois. Ils n'ont pas la sophistication politique ni l'entrainement de l'époque de Ben Laden.

Propos recueillis par Vincent Nahan

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