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Gilets jaunes : même colère, même absence de débouché
©ALAIN JOCARD / AFP

Saison 3

Plusieurs groupes se réclamant des Gilets jaunes ont manifesté ce samedi 12 septembre dans toute la France lors d'un "Acte 96". A Paris, la manifestation a été émaillée de violences.

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. Il a également publié en 2022 La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po. En 2024, il a publié Les racines sociales de la violence politique aux éditions de l'Aube.

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Atlantico : Après une pause cet été, les Gilets jaunes font leur grand retour avec l’Acte 96. De nombreux troubles violents sont intervenus dans la capitale en marge des cortèges qui ont fait réagir le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin qui en appelle à l’ordre républicain. Comment expliquer cet arrière-fond de violence permanente ? 

Luc Rouban : On remarque tout d’abord que le mouvement des Gilets jaunes reste extrêmement composite, tout comme leurs manifestations. Une fois de plus, samedi 12 septembre, on a pu observer deux cortèges, l’un « officiel » suivant le trajet indiqué à la préfecture de police et le second, « sauvage », porteur de violences et largement investi par des casseurs ou des radicalisés, qui cherchaient à rejoindre les Champs-Elysées. Une fois de plus, on a vu comment les professionnels de la violence ont su s’échapper à temps, laissant d’authentiques Gilets jaunes pris dans les mailles du filet policier. Quoi que l’on puisse en penser, le mouvement des Gilets jaunes reste associé depuis 2018 à l’idée de manifestations qui tournent parfois à l’émeute, au combat contre les force de l’ordre, voire à la destruction, comme au début du mouvement, de commerces ou de cafés. On est donc loin des manifestations organisées par les syndicats, lesquels avaient d’ailleurs dû exfiltrer le patron de la CGT lors de la manifestation du 1er mai 2019. On est donc toujours face à un mouvement ambivalent : d’un côté des salariés ou des indépendants modestes qui réclament plus de pouvoir d’achat, moins de charges fiscales, davantage de démocratie participative ou directe et, de l’autre, des groupuscules, black blocs ou autres, porteurs d’une contestation totale du système social et du pouvoir. Le problème vient que certains Gilets jaunes oscillent entre ces deux registres, invoquant les revendications légitimes de personnes qui subissent la pauvreté et se sentent abandonnées, de l’autre, exprimant une colère contre « le système » en dehors d’un véritable cadrage politique à la différence de ce qui s’est produit en mai 68. Ils ne sont ni trotskystes, ni maoïstes, ni staliniens, ni anarchistes et refusent toute assimilation ou tout rapprochement avec un mouvement politique. La permanence de la violence vient de cette position qui se veut résolument étrangère au champ politique. La contestation du macronisme vient alors s’inscrire dans une symétrie : au macronisme jugé « hors sol », loin des réalités quotidiennes des « gens qui en chient » comme le dit Jean-Marie Bigard, s’oppose alors une contestation « hors politique », comme expression d’une spontanéité et d’une authenticité populaire qui rejette toute représentation. On retrouve cependant alors ce que les philosophes politiques connaissent bien, c’est-à-dire l’état de nature décrit par Hobbes avant la signature (théorique) du contrat social : un état violent, imprévisible, instable. Mais cette violence n’est pas que le produit d’une culture de l’anti-politique qu’on peut qualifier de populiste, même si on est en face d’une forme renouvelée du populisme qui refuse tout leader et qui ne prône pas par ailleurs le parti unique. Elle constitue aussi l’expression d’une exaspération, celle de se sentir piégé dans un système socio-économique qui semble incontournable. C’est la violence du condamné à perpétuité en prison. Ce qui est en jeu ici, c’est le déclin social d’une petite-bourgeoisie qui redescend très vite l’échelle sociale et se retrouve prolétarisée mais sans le secours de la culture ouvrière et de l’encadrement politique ou syndical. C’est la fin d’un monde et de bien des espoirs. Du reste, on remarque que les Gilets jaunes s’en prennent à l’État, pas aux patrons, car l’État est l’institution qui, en France, classe et sélectionne les élites, qui reste garante de la mobilité sociale. Paradoxalement, on peut se demander si les Gilets jaunes n’aspirent pas à une société réellement libérale, à l’américaine, dans laquelle ils conserveraient leurs chances de réussite sociale, bien plus qu’à une société égalitariste.

Lors de certaines manifestations, des chauffeurs de VTC et des patrons de discothèque en colère se sont joints aux groupes. Le mouvement peut-il reprendre un second souffle avec les travailleurs fortement impactés par la crise sanitaire ? 

Il faut bien comprendre que la crise sanitaire a confirmé sinon amplifié la fracture sociale. L’utilisation du télétravail n’a pas été possible pour tous, on a bien vu comment des employés du privé ou du public, avec des salaires fort modestes, assuraient des fonctions essentielles en prenant des risques réels avec leur santé. D’une certaine manière, la crise a révélé l’importance des « invisibles », employés de commerce, aides-soignants, éboueurs, etc. qui ont permis aux confinés de vivre de manière correcte voire à certains d’écrire des romans sur leurs états d’âme. Il faut également rappeler que c’est bien en France que la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement a été la plus décriée par l’opinion alors même qu’une large majorité de Français soutenaient des mesures comme le chômage partiel. C’est ce que montre notamment la dernière vague du Baromètre de la confiance politique du Cevipof. Alors qu’Angela Merkel en Allemagne et Boris Johnson au Royaume-Uni ont largement profité d’une hausse spectaculaire de la confiance que leurs compatriotes plaçaient en eux, Emmanuel Macron n’a profité que d’une très légère hausse de la confiance des Français. La crise sanitaire n’a pas fait disparaître le malaise démocratique en France, c’est même tout le contraire. Car c’est également en France, que l’opinion est la plus sceptique à l’égard du degré de solidarité ou de civisme des citoyens eux-mêmes. Donc, la logique qui a poussé à l’émergence des Gilets jaunes est toujours à l’œuvre. Le fait que nombre de commerçants ou de petits indépendants soient confrontés désormais à la faillite, ou du moins à des moments très difficiles, ne peut qu’amplifier le sentiment d’une inégalité profonde entre divers types de travailleurs dont certains paient l’addition pour les autres. En ce sens, la crise sanitaire a ravivé le sentiment que la méritocratie n’existait pas en France malgré tous les grands discours chevrotants tenus à ce sujet. On reste dans un système où mieux vaut être protégé par des diplômes, des corporatismes, des ressources sociales que d’être confronté au risque. C’est ici que le macronisme a échoué sans doute le plus à convaincre car la société française ne permet guère la prise de risque.

Hué par des manifestants, l’humoriste Jean-Marie Bigard a dû être exfiltré dans un café, près de la place de la Bourse. Ce refus catégorique de toute représentation du mouvement est-il sa plus grande faiblesse ? 

Une fois de plus, Jean-Marie Bigard nous a bien fait rire. Alors même qu’il était déjà présenté comme un futur candidat à la présidentielle de 2022, auréolé de ses scores d’audience à la télévision et de son succès populaire, prêt sans doute à rejouer le rôle de Coluche avant 1981, les Gilets jaunes l’ont remercié de manière musclée. C’est ici que les Gilets jaunes se séparent du populisme historique : ils ne veulent pas de représentants ni même d’incarnation. Rétifs à toute récupération par qui que ce soit, fût-il ou fût-elle (rappelons-nous comment ils ont violemment écarté Ingrid Levavasseur lorsqu’elle voulut présenter une liste aux européennes de 2019) issus de leurs propres rangs, les Gilets jaunes restent fidèles à l’expression de leur diversité et de leur irrépressible individualisme romantique : solitaire mais solidaire. C’est évidemment sur ce point que commencent les problèmes car ils recherchent l’unité dans la fragmentation, l’originalité historique (qu’on peut leur accorder bien volontiers) dans la banalité du citoyen ordinaire. On est bien au-delà du fédéralisme révolutionnaire ou anarchiste. Mais comment exprimer l’unité sans représentant ni même de porte-parole ? Comment créer un moment historique, extraordinaire par définition, avec la seule expression de la normalité du quotidien ? L’histoire politique a besoin de personnages, non pour eux-mêmes ou leurs décisions, mais pour le visage qu’ils donnent à ce qui d’évènement devient un tournant, une rupture. À vouloir passer du statut d’invisibles à celui « d’hommes invisibles », les Gilets jaunes s’assurent sans doute une certaine permanence dans la révolte sans lendemain et peuvent revenir, comme ils l’ont fait, 96 fois. Mais ne font-ils pas alors qu’ajouter un peu plus au malaise démocratique à un moment où les Français aspirent à davantage d’autorité et rejettent de plus en plus la violence ? Leur « invisibilité » politique ne les dédouanera pas de leur responsabilité politique.

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