Génération Erdogan : portraits d’une jeunesse turque <!-- --> | Atlantico.fr
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Des étudiants turcs agitent des drapeaux nationaux lors d'une cérémonie au mausolée de Mustafa Kemal Atatürk, à Ankara, le 19 mai 2020.
Des étudiants turcs agitent des drapeaux nationaux lors d'une cérémonie au mausolée de Mustafa Kemal Atatürk, à Ankara, le 19 mai 2020.
©ADEM ALTAN / AFP

Bonnes feuilles

Anne Andlauer publie « La Turquie d’Erdogan aux éditions du Rocher. Rarement un pays a autant focalisé les attentions et déchaîné les passions. La Turquie, pourtant, reste méconnue, souvent résumée à sa religion majoritaire (l'islam), à des interprétations historiques (l'héritage de l'Empire ottoman) et à un homme, son dirigeant depuis 2003 : Recep Tayyip Erdogan. Extrait 1/2.

Anne Andlauer

Anne Andlauer

Anne Andlauer est correspondante pour de nombreux médias tels que Radio France, RFI, RTS, RTBF, Le Figaro, Le Temps, Le Soir.

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Iraz, 20 ans, songe avec amusement au calme anodin de Bozüyük, la petite ville de l’ouest de l’Anatolie où la ramène le moindre de ses souvenirs d’enfance jusqu’au jour du départ pour l’université, les études de philosophie, Istanbul, immense, l’indépendance.

Uğur, timide, examine ses mains déjà sèches et rougies par le ponçage et la peinture alors qu’elles n’ont que 18 ans, posées devant un verre à thé dans l’atelier de carrosserie où l’apprenti termine ses études et où un jour, « inşallah », il sera son propre patron, si possible ici, à Beykoz, l’arrondissement qui l’a vu naître et où vit sa famille, arrivée cinquante ans plus tôt des rives de la mer Noire.

Abdullah, 20 ans, penché sur le scooter prêté par l’entreprise qui l’emploie à mi-temps comme livreur de colis, parle avec nonchalance de ses projets d’avenir (« pas d’enfants! »), demandant des conseils pour devenir journaliste sportif ou tout autre métier « dans le sport, mais sans en faire », à condition, bien sûr, de finir l’université privée – la deuxième en deux ans – que finance son père, barbier à Istanbul.

Osman, 17 ans, agriculteur comme son grand-père et le grand-père de son grand-père, se lève chaque jour à l’aube sans se poser toutes ces questions puisque le blé, l’orge et les betteraves n’en demandent pas tant et que la vie à Akşehir, au centre de l’Anatolie, aussi rude soit-elle parfois, semble toujours plus douce que la vie dans les grandes villes que montrent les séries télé qu’on regarde le soir en famille.

À Diyarbakır, dans le sud-est, Mahsun, à peine majeur et sans diplôme, attend un coup de fil de son frère, ouvrier dans le bâtiment, qui a promis de lui trouver un job sur un chantier, non déclaré et sous-payé mais payé tout de même, ce qui lui permettra de tenir jusqu’au mois prochain et d’aborder plus sereinement, si la chance l’abandonne, le chômage du mois suivant.

Qu’ont en commun ces jeunes adultes nés au début des années 2000 quelque part en Turquie? Ils ont sensiblement le même âge, ce qui les place a priori au sein d’une même génération. La plupart vivent en ville. Ils sont ou seront bientôt plus diplômés que leurs parents. Enfants, ils ont découvert Internet. Adolescents, le téléphone portable, dont ils ne se séparent plus, sur le scooter comme sur le tracteur, car s’y jouent l’essentiel de leurs amitiés, leurs relations au monde, ce qu’ils savent du monde, leurs intérêts et leurs souvenirs qui sont, pour partie, numériques. Les grands médias traditionnels, presque tous contrôlés par les autorités, n’ont que très peu d’écho chez eux. S’ils n’ont pas tous ce qu’on appellerait une « conscience politique », ils ont tous ou presque le droit de vote et une expérience de la politique similaire au moins sur un point : la Turquie qu’ils connaissent a toujours été dirigée par un parti et par un homme, l’AKP (Parti de la justice et du développement) de Recep Tayyip Erdoğan.

Le poids électoral des jeunes a tendance à baisser – car la Turquie vieillit –, mais il reste important. En 2019, les Turcs de 15 à 24 ans, qui pourront tous aller aux urnes aux prochaines élections législatives et présidentielle, représentaient 15,6 % de la population. Leurs voix compteront d’autant plus qu’ils seront mobilisés, que le scrutin sera serré, que les candidats (présidentielle) et les partis (législatives) seront nombreux à se présenter. Elles pèseront d’autant plus que depuis 2018, le chef de l’exécutif turc n’est plus un Premier ministre issu d’une majorité parlementaire, mais le président et lui seul, élu au suffrage universel, contraint de conquérir plus de 50 % des votes pour l’emporter au premier tour. À mesure que des millions de Turcs quittent l’adolescence et reçoivent leur carte d’électeur, Recep Tayyip Erdoğan s’inquiète. « Il a raison, opine Murat Gezici, directeur de l’institut de sondage du même nom. Au scrutin de 2018, les trois quarts des primo-votants n’ont pas donné leur voix à l’Alliance du peuple (Cumhur İttifakı) de monsieur Erdoğan. » En 2023, ajoute-t-il, sept millions d’électeurs voteront pour la première fois.

Pour convaincre ces jeunes, encore faut-il les comprendre et leur faire sentir qu’on s’intéresse à eux. Sur ce point, le président et sa formation ont eu le réveil tardif et approximatif. Ils savent à peu près où les trouver (sur les réseaux sociaux), mais tâtonnent et trébuchent sur le contenu du message. Quand, en octobre 2020, la branche jeunesse de l’AKP diffuse un film d’animation intitulé Qui es-tu ? (Sen kimsin ?) leur proposant de s’identifier à une longue lignée de héros (de Musab ben Umayr, compagnon du prophète, à Recep Tayyip Erdoğan, en passant par les sultans ottomans, les martyrs des Dardanelles ou du coup d’État manqué de 2016), le marketing tourne au bad buzz. « Moi, je suis… », rétorquent par milliers de jeunes internautes, y associant le nom d’une femme assassinée, d’un père que la pauvreté a poussé au suicide, d’un manifestant mort sous les coups de la police, d’un ouvrier victime d’un accident de chantier, où il travaillait faute de mieux, malgré un diplôme d’enseignant. Quand, en juin 2020, à la veille d’un grand examen dont la plupart des lycéens avaient souhaité le report en raison de la pandémie de Covid-19, le chef de l’État organise avec eux un « échange » sur YouTube, la vidéo est assaillie de clics « je n’aime pas » et de commentaires énervés et rapidement désactivés. « Pas de vote [pour vous] » (Oy moy yok), « Rendez-vous dans les urnes » (Sandıkta görüşürüz), le défient les participants. Ces slogans deviennent des mots-dièse sur les réseaux sociaux.

« Le pouvoir – et cela vaut également pour une bonne partie de l’opposition – aurait besoin d’une équipe qui cerne bien la jeune génération et sache inventer non seulement de nouvelles formes de communication, mais aussi de nouvelles politiques. Il devrait lui offrir des espoirs et des rêves, plutôt que de mettre en avant un discours sécuritaire et de promettre le passé, observe Murat Gezici. Au lieu de cela, Recep Tayyip Erdoğan dirige l’AKP comme une entreprise familiale, entouré des mêmes personnes, en espérant que la caravane s’alignera en cours de route, comme on dit en turc. C’est comme ça qu’il fait des erreurs et répète les mêmes erreurs. »

Iraz, l’étudiante en philosophie qui n’a jamais voté à des élections générales, n’est en effet pas emballée par les clips publicitaires et les musiques rap que lui prépare l’AKP. « Pour moi, ce ne sont que des mots, hausse-t-elle les épaules. Tous les partis répètent qu’il faut résoudre les problèmes des jeunes, mais au Parlement, par exemple, personne ne débat de nos préoccupations. Le pouvoir pense qu’il touche les jeunes en nous parlant de nouvelles technologies, en diffusant des vidéos que nous sommes nombreux à trouver condescendantes, voire infantilisantes. Il se trompe complètement. Notre principal problème, ce n’est pas la vitesse de notre connexion Internet. »

Le principal problème d’Iraz, et de beaucoup de Turcs de son âge, c’est la précarité qui guette ou qui les bride déjà. « Plus j’approche du diplôme, plus mes craintes grandissent, confie l’étudiante en deuxième année. Je sais que j’ai pris un grand risque en choisissant la philosophie. Il n’y a pas vraiment de débouchés et, en Turquie, ce n’est même pas une voie qui inspire le respect. Je ne sais pas ce que je pourrai faire après mon diplôme, ni si ce que j’aime faire me permettra de gagner ma vie. Ça me fait peur. »

Nul besoin de s’aventurer dans des études de philosophie pour redouter la précarité. Officiellement, plus d’un quart des 15-24 ans ne trouvent pas de travail, une proportion en hausse chaque année depuis 2013. « J’ai contacté presque toutes les entreprises du secteur et je n’ai reçu aucune réponse, même pas une réponse négative », se lamente Bedri, 23 ans, ingénieur électrique fraîchement diplômé. « Autrefois, ceux qui présentaient leur candidature recevaient au moins un message du genre “merci de votre intérêt”. Maintenant, on ne reçoit rien. C’est là qu’on se rend vraiment compte de l’état de l’économie. »

Parmi les jeunes chômeurs, ils sont de plus en plus nombreux à être passés, comme Bedri, par les bancs de la fac. « Dans ma promo, nous étions 60. Une vingtaine seulement ont trouvé un travail, dont la très grande majorité au sein de l’entreprise familiale », dénombre-t-il. Selon un sondage de la Fondation pour la démocratie sociale (SODEV) mené auprès de Turcs de 15 à 25 ans, huit sur dix estiment, comme Bedri, qu’un jeune pistonné a plus de chances d’être embauché qu’un jeune compétent. Même les deux tiers des jeunes qui déclarent soutenir l’AKP partagent ce constat pessimiste. Difficile pour le président de rejeter la faute sur les partis d’opposition ou d’obscures forces étrangères, comme il le fait habituellement.

L’ennui avec ces jeunes, semble penser Tayyip Erdoğan, c’est qu’ils ont la mémoire courte et qu’ils auraient tendance à se montrer ingrats. Quand il leur passe le film de « l’ancienne Turquie », quand il leur parle du taux de croissance depuis qu’il gère l’économie, des infrastructures innombrables dont il a doté le pays, cela n’évoque presque rien aux électeurs de moins de 25 ans. Cela les séduit d’autant moins que beaucoup ont le sentiment de ne pas profiter des fruits du miracle qui leur est conté. Combien sont-ils comme Uğur, le carrossier de 18 ans, reprenant mot pour mot le discours de son père, fidèle de Tayyip Erdoğan « à la vie, à la mort »? « Tant qu’il sera au pouvoir, je ne m’inquiète pas pour mon pays, répète Uğur. S’il n’avait pas été là, la Turquie ne se serait jamais autant développée. Vous avez vu ces hôpitaux, ces routes, ces ponts? Avant, les routes étaient usées, les poubelles s’amoncelaient. Erdoğan a tout changé. Je ne vois pas qui pourrait faire mieux. »

Osman, l’agriculteur, n’est pas aussi ébloui qu’Uğur. « Je ne m’intéresse pas à la politique », précise-t-il. Cela ne veut pas dire qu’il s’abstiendra de voter. « Dans ma famille, comme dans le village pour autant que je sache, on vote AKP ou İYİ. Comme je n’ai pas énormément de recul, je pense que je suivrai mon père et mes oncles, qui apprécient Recep Tayyip Erdoğan. »

Si tous les jeunes pensaient comme Uğur ou Osman, le dirigeant n’aurait rien à craindre. Mais ils sont nombreux à ne pas penser comme eux, et cela le désole.

Extrait du livre d’Anne Andlauer, « La Turquie d’Erdogan », publié aux éditions du Rocher.

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