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Gaël Brustier : "Nuit Debout est un mouvement de réarmement du camp progressiste par rapport au pôle sécuritaire-identitaire de la vie politique"
©Reuters

Force de frappe

Auteur de "#NuitDebout", un ouvrage centré sur ce mouvement social né place de la République à Paris à la toute fin du mois de mars 2016, Gaël Brustier évoque les caractéristiques et les défis à venir de Nuit Debout.

Gaël Brustier

Gaël Brustier

Gaël Brustier est chercheur en sciences humaines (sociologie, science politique, histoire).

Avec son camarade Jean-Philippe Huelin, il s’emploie à saisir et à décrire les transformations politiques actuelles. Tous deux développent depuis plusieurs années des outils conceptuels (gramsciens) qui leur permettent d’analyser le phénomène de droitisation, aujourd’hui majeur en Europe et en France.

Ils sont les auteurs de Recherche le peuple désespérément (Bourrin, 2010) et ont publié Voyage au bout de la droite (Mille et une nuits, 2011).

Gaël Brustier vient de publier Le désordre idéologique, aux Editions du Cerf (2017).

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Atlantico : Dans votre ouvrage, vous affirmez que "80 ans après le Front populaire, bientôt 50 ans après mai 68, 35 ans après la victoire de François Mitterrand, la gauche telle qu'elle fut n'existe plus". Selon vous, le mouvement Nuit Debout est-il susceptible de contribuer à réinventer cette gauche qui se meurt ? Le mouvement peut-il transformer l'essai et s'inscrire sur la scène politique ?

Gaël Brustier : Nuit Debout a été organisé dès le 31 mars par des gens qui ont pleinement conscience de l'avalanche de défaites culturelles, idéologiques, politiques et électorales de la gauche sur la dernière période. Cette pleine conscience des choses amène à entreprendre une opération militante bien menée et à susciter ainsi ce mouvement. Nuit Debout est à la fois, par l’acte de sursaut qui est à son origine, l'enfant des défaites de la gauche et d'une volonté plus diffuse de participation au débat public, de remise en cause du mauvais fonctionnement de notre démocratie et d'un système économique productiviste qui n'est plus légitime à leurs yeux.

C'est un mouvement qui part de la contestation d'une loi, et qui aboutit à un mouvement voulant agir sur le sens commun, qui vise à imposer ses questions et ses évidences au cœur du débat public. De ce point de vue, force est de constater qu'ils ont réussi à attirer l'attention de tout le monde pendant 4-5 semaines.

Auparavant, les syndicats pouvaient jouer le rôle d'encadrement, voire d'organisation, des mouvements sociaux. Nuit Debout n'est-il pas une nouvelle illustration du déclin de l'influence des syndicats dans la société française ?

Le taux de syndicalisation est effectivement relativement faible, aux alentours de 7-8%. Cependant, le syndicalisme est en bien meilleure santé que les partis politiques et joue parfois localement un rôle majeur...

Nuit Debout est néanmoins l'un des révélateurs du fait que les conflits et les antagonismes dans la société ne sont pas uniquement liés à la question pourtant fondamentale du monde du travail. Nombre de préoccupations de nos concitoyens ne sont pas réductibles à la classe sociale. Il y a d'autres combats et d'autres aspects de préoccupation qui se retrouvent dans Nuit Debout (environnementalisme, féminisme, etc.) et d’autres qui concernent davantage les solutions imaginées pour inventer de nouvelles solidarités (monnaies locales, revenu de base). Le syndicalisme n'a jamais eu vocation à embrasser ces luttes-là, il défend les salariés.

Certains syndicalistes sont là en tant que syndicalistes et apportent leur expérience à ce mouvement, certes, mais il ne faut pas oublier les autres volets qui ne relèvent pas du combat syndical. Revenu de base, reconnaissance du vote blanc, monnaies locales, économie du partage, récupérateurs… : vous avez à Nuit Debout pléthore de choses comme ça… Puis vous avez ensuite des thèses économiques très sophistiquées qui sont expliquées et débattues place de la République ou ailleurs.

La multiplicité des profils des participants à Nuit Debout (altermondialistes, écologistes, gauche de la gauche…) peut s'avérer favorable à la richesse des débats, mais n'est-elle pas un obstacle à la clarté du message politique du mouvement ?

La difficulté ici, c'est que depuis les mouvements de type Occupy Wall Street s'est développée l'idée que les 99% de la population ne supportent plus les agissements des 1% de "l'oligarchie". C'est grosso modo la vision développée avec Occupy. Le but ici est d'avoir un discours qui unifie les 99%, qui par essence sont très divers et auxquels il faut donner une unité. La grande question, c'est la définition du "nous". C'est un mouvement très riche d'idées, un mouvement de réarmement du camp "progressiste" par rapport au pôle "sécuritaire-identitaire" de la vie politique. Il se heurte à des limites liées à la géographie sociale, mais également au fait qu'il est très difficile d'élaborer un discours unificateur pour toutes ces demandes sociales.

Au-delà du projet de société, l'un des défis à venir pour Nuit Debout n'est-il pas son cadrage et son organisation ? Emmanuel Todd a souligné le fait que ce mouvement refuse toute organisation, mais celle-ci n'est-elle pas nécessaire pour qu'un mouvement se traduise politiquement ?

Nuit Debout, c'est des agoras avec des ateliers, qui fonctionnent sur le principe de l'horizontalité. C'est un mouvement social ou "citoyen", pas un parti politique. A un moment, une réponse politique à ce type de questionnements viendra peut-être, il faudra alors se poser la question de l'articulation de la verticalité et de l'horizontalité et établir une dialectique entre ce qu’on appelait hier "le mouvement d'en haut" et "le mouvement d'en bas". L'horizontal, c'est la société, les liens de sociabilité, le partage, etc. La verticalité, c'est la politique et la question du pouvoir et des institutions. Nous ne sommes pas encore dans le temps politique. Nous sommes encore dans le temps du mouvement social et civique, même si les deux sont liés.

Vous évoquez dans ce livre l'aspect centralisé et parisien de Nuit Debout, dans ce pays à forte tradition jacobine qu'est la France. Si des tentatives d'exportation du mouvement ont pu avoir lieu, Nuit Debout a toutefois du mal à faire tache d'huile, ou au moins à avoir un écho médiatique ailleurs que place de la République. Quels sont les mécanismes qui l'expliquent selon vous ?

Nuit Debout est un mouvement qui est né sociologiquement au cœur de Paris, au cœur de ce que mes collègues Fabien Escalona et Mathieu Vieira appellent des "idéopôles". La difficulté réside dans la fragmentation de la demande sociale et la mutation de la géographie sociale. Il est difficile d'étendre un mouvement à toute la France. Unifier et mobiliser à la fois un intello précaire du 20e arrondissement, un mec qui bosse dans les services et qui vit dans un quartier d'habitat social du 93 ou du 95, un retraité du sud-ouest et une mère de famille commerçante, c'est très compliqué. Il y a cette question de la fragmentation de notre pays et de la mutation de sa géographie sociale, avec ces centres-villes qui concentrent les diplômés – n'oublions pas ici la question du péage urbain – et les zones industrielles et rurales. Les participants à Nuit Debout ont tout de suite eu conscience des limites de leur propre mouvement, c'est ce qui fait son originalité d'ailleurs… et est paradoxalement gage d’avenir pour ses thématiques…

Propos recueillis par Benjamin Jeanjean

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